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Le Canada peut aider en Irak

par Bob Rae


Bob Rae, ancien premier ministre de l’Ontario, est partenaire du cabinet d’avocats Goodmans, et président du Forum des fédérations.


Traduction de l'article « Canada can help in Iraq », paru dans le Toronto Star [www.thestar.com] le 7 avril 2004.

J’étais assis dans le bureau du premier ministre de la province de Sulaymaniyah, dans le Kurdistan irakien, quand on m’a soudainement demandé : « Comment, à votre avis, notre fédéralisme devrait-il fonctionner? » J’avais voyagé pendant deux jours depuis Istanbul – en avion, en taxi, puis en SUV – pour rencontrer les dirigeants politiques de cette région austère, pour discuter de gouvernance, de constitution, de droits des minorités, d’ordre public et de fédéralisme.

Déjà la semaine précédente, des leaders de l’opposition et autres militants des droits de la personne m’avaient posé la même question au Soudan, où vingt ans de guerre civile entre le Nord et le Sud se sont transformés en conflit malveillant dans le Darfour, la région ouest du Soudan. De retour au Canada, j’ai appris qu’un des leaders rencontrés s’était fait arrêter pour avoir présumément tenté de renverser le régime.

En Somalie, où d’âpres négociations sont actuellement en cours, ce sont les mêmes questions qui se posent : « Comment, au sortir d’un conflit armé, des peuples d’allégeances tribales ou régionales distinctes peuvent-ils adhérer à une forme de gouvernement qui garantisse l’ordre et la pluralité?

En tant que Canadiens, nous savons pertinemment que le fédéralisme est affaire d’autonomie, mais également de partage des responsabilités.

Nous connaissons bien les disputes et les blâmes qu’entraîne cette forme d’exercice, mais nous ne devons pas sous-estimer le degré de civilité et de respect des différences auquel nous sommes parvenus au fil des ans. Et nous ne sommes pas les seuls : 40 pour cent de la population mondiale habite un pays fédéral.

Les récents conflits armés ont surtout eu lieu au sein de pays, non entre eux.  Ils portaient sur des questions « de sang et d’appartenance » pour reprendre l’expression de Michael Ignatieff.

Si le Canada a un rôle à jour dans ce monde de plus en plus divisé et dangereux, notre contribution doit reposer sur notre capacité d’établissement et de maintien de la paix.  Ce qui signifie un rôle accru, plutôt que restreint, pour nos forces armées, une aptitude à agir avec souplesse et détermination pour régler les conflits, et la cause de ces conflits.

Au terme de la Seconde Guerre mondiale, les Canadiens ont su d’instinct que le splendide isolationnisme qui avait caractérisé notre pensée pendant longtemps devait céder sa place à un engagement mondial sans équivoque.

Nous avons approuvé l’Alliance de l’Atlantique Nord et le Plan Marshall : nous avions compris qu’un monde sécuritaire devait passer par un engagement réel.  Les Européens sont retournés au travail au sein d’économies en expansion; c’était une condition essentielle au succès de la démocratie.

Le chômage généralisé, la pauvreté et la haine non contestée sont le terreau fertile du terrorisme. Des gens possédant un emploi, un foyer, une famille sont moins susceptibles de se tourner vers le fanatisme du kamikaze.

Je n’ai pas approuvé cette décision d’envahir l’Irak sans l’approbation des Nations Unies. Mais force est de reconnaître, aujourd’hui, qu’il serait préjudiciable pour le peuple irakien que les troupes américaines se retirent sans qu’une autorité compétente et respectée soit en poste.

Nous devons nous concentrer sur les tâches à accomplir. L’organisation d’élections est évidemment importante, de même que la protection des minorités et le maintien de l’ordre. Il serait tragique d’échanger une tyrannie contre une autre.

La mise en place de structures démocratiques qui respecteraient les droits des minorités – en fait, tous les droits de la personne – est un défi immense. On ne pourra relever ce défi que grâce à un engagement sérieux, coûteux et à long terme de la part de ceux qui croient en sa valeur et son mérite.

En fait, on voit mal comment le monde pourrait devenir sécuritaire sans un engagement ferme de notre part. La gouvernance est primordiale, que ce soit au pays ou ailleurs.

Neville Chamberlain avait laissé tomber la Tchécoslovaquie parce qu’il s’agissait d’un « pays éloigné au sujet duquel nous ne savons pas grand chose » – une expression qui continue de hanter le monde.  Mais les tragédies de New York et de Madrid sont la preuve qu’il n’existe plus de régions si éloignées que les conflits qui s’y déroulent ne puissent nous affecter.

Ce qui ne signifie pas que le Canada doive se lancer dans toutes les formes d’intervention. Il s’agit plutôt de nous concentrer sur ce qui fait une différence.

Certains conflits, parmi les plus âpres et les plus dangereux du monde, ne seront résolus que lorsque les belligérants reconnaîtront la légitimité des autres peuples; lorsque ces peuples de langues et de religions distinctes accepteront que leurs voisins ont eux aussi le droit d’exister; et lorsque ceux-là qui refusent d’accepter ce droit d’exister seront empêchés par la mise en application d’une loi forte de faire du tort à qui que ce soit.

Le mérite du fédéralisme est qu’il confronte ce que George Orwell appelait « les petites orthodoxies malodorantes » de notre siècle, et construit une vision différente des politiques.  S’il faut trouver un point central pour notre politique étrangère, nous pouvons le trouver dans « la paix, l’ordre et le bon gouvernement », qui sont à la base de notre propre vie en société.

Revenant à moi, j’ai fini par m’éclaircir la voix et je me suis mis à parler de fédéralisme avec le premier ministre du Sulaymaniyah, qui m’a fait part de son espoir d’un Kurdistan irakien prospère au sein d’une Irak unie et fédérale.