Anthony Germain, animateur de l’émission d’actualité politique nationale « The House » en ondes à la radio anglaise de Radio-Canada, s’entretient avec Bob Rae, président du Forum, le 29 mars 2003. L’émission « The House » est radiodiffusée le samedi matin à la chaîne CBC Radio One.

 

 

 

 

Q                     Et bien, l’un des buts avoués de l’opération de Libération du peuple irakien consiste à bâtir une nouvelle nation et à donner aux Irakiens les outils et les institutions dont ils ont besoin pour se gouverner eux-mêmes. Évidemment, ceci est plus facile à dire qu’à faire. En Afghanistan, on continue d’imposer la nouvelle notion de nation. Comment donc peut-on arriver à créer des institutions politiques permanentes dans des pays comme l’Afghanistan ou l’Irak?   Bob Rae a réfléchi à la question. Ancien premier ministre de l’Ontario, il est aujourd’hui président du conseil d’administration du Forum des fédérations, un réseau international sur le fédéralisme.  Monsieur Rae est mon invité ce matin.  Bonjour.

 

B. Rae              Bonjour.

 

Q                     Nous écoutons notre conversation ce matin et nous nous demandons quelles sont vos premières impressions quant à l’approche concrète à adopter pour traiter de cette grande question.

 

B. Rae              Je pense que Monsieur Manley a bien saisi où nous en sommes à l’heure actuelle. Je crois que dans le cas des États-Unis, la situation est très difficile. Mais il faut aussi tenir compte de l’opinion publique canadienne et voir comment nos grandes traditions internationales entrent en jeu dans un tel contexte. Nous sommes fermement engagés à combattre le terrorisme.  Je crois qu’aux quatre coins du pays, nous reconnaissons que le monde a changé depuis le 11 septembre, mais je crois aussi que le Canada a des opinions très précises sur la façon de composer avec la situation sur le plan international : l’importance des lois internationales, l’importance d’établir un plus large consensus. Je crois que les efforts que nous avons déployés au cours des derniers mois aux Nations Unies vont dans ce sens. 

                      

                       De toute évidence, nous vivons des moments difficiles car, d’une part, nous sommes nécessairement très impliqués, par nécessité, dans cette guerre au terrorisme, dans cette lutte contre le terrorisme. Mais en même temps,  nous sommes liés par des engagements internationaux fort importants, des engagements conclus il y a très longtemps.

 

Q                     Le dernier pays libéré, c’est l’Afghanistan.  Il est encore tôt, mais est-ce que la communauté internationale peut se targuer d’avoir réussi jusqu’ici…

 

B. Rae              Je crois que nous en sommes encore aux tout premiers jours.  Par cela, je veux dire qu’il faut reconnaître que dans bien des régions, le monde est un lieu indiscipliné alors que nous, de toute évidence, habitons un pays qui valorise énormément la démocratie.  Nous sommes une fédération, ce qui signifie que les gens de diverses régions, de diverses religions,  de diverses races et de diverses  langues doivent apprendre à vivre ensemble.  Et puis, il y a plein d’autres pays qui sont des fédérations ou qui aspirent à le devenir.  Mais il faut voir qu’il est extrêmement difficile d’établir des structures politiques démocratique dans des pays qui n’ont jamais connu de régime démocratique ou qui n’en n’ont plus depuis très longtemps. 

 

                       Et puis, vous savez, on peut jeter un regard en arrière, au moment de la reconstruction du Japon et de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. Dans le cas du Japon, c’est, de toute évidence, un pays fortement alphabétisé qu’on avait défait, qui acceptait sa défaite jusqu’à un certain point et qui décidait, des têtes dirigeantes jusqu’aux gens dans la rue, qu’il fallait de profonds changements. Ces changements se poursuivent encore.

 

Q                     Mais j’imagine que si l’on compare la vie, dans les années 40, dans des pays industrialisés comme l’Allemagne et le Japon,...les choses se passent différemment que lorsque des nations développées comme les États-Unis  ou le Canada se rendent dans des endroits comme l’Afghanistan ou l’Irak pour dire aux gens «  Heille là! »....

 

B. Rae              Absolument.

 

Q                     « … comment se fait-il que vous n’arriviez pas à saisir les mérites de la démocratie? »

 

B. Rae              C’est absolument vrai et c’est ce que j’essaie de dire.  Ce que je veux dire, en fait, c’est que ce n’est pas chose facile à faire. Tout comme la guerre s’avère difficile, comme le sont toutes les guerres, il n’y a pas de doute qu’il va être tout aussi difficile d’instaurer la paix en Irak. Je crois qu’en tant que pays, nous devons examiner de près la situation. Mon opinion, c’est qu’au lieu de regarder en arrière d’un oeil désapprobateur etc., ce que nous devons faire, c’est admettre que les États-Unis et la Grande-Bretagne vont gagner la partie d’une façon ou de l’autre. 

 

                       La question qui se pose donc, c’est qu’est-ce que les Nations Unies ont l’intention de faire et qu’est-ce que nous, Canadiens, allons faire.  Avons-nous un rôle à jouer pour aider à rebâtir l’Irak et devons-nous participer aux efforts en vue de créer des institutions démocratiques dans ce pays là?  Pour ma part, je crois qu’il s’agit d’une très importante discussion et qu’elle doit nécessairement avoir lieu... parce qu’il s’agit d’une conquête militaire et que l’armée américaine occupe le pays. C’est très différent de ce qui se passe quand il y a des efforts vraiment internationaux, quand des partenaires collaborent avec la société civile irakienne pour rebâtir le pays.  Ces deux scénarios sont très différents l’un de l’autre.

 

Q                     Si les envahisseurs, excusez-moi, les Américains et Britanniques, ou les libérateurs, selon la perspective que l’on veut adopter, si les États-Unis insistent pour jouer les leaders en vue de rebâtir l’Irak, quel impact cette décision aura-t-elle sur la reconstruction des édifices et des postes d’incendie, le rétablissement du système judiciaire et toutes les choses normales pour une société civile, ainsi qu’au niveau du grand tableau, c’est-à-dire, des grands enjeux comme la gouvernance?  Qu’est-ce qui se passerait si jamais les Américains disaient non, c’est nous qui contrôlons entièrement la situation?

 

B. Rae              Et bien, c’est une question cruciale à poser aux Américains.  Je pense qu’il faut leur demander ce qu’ils ont l’intention de faire, ce qui va arriver par la suite selon eux, dans quelle mesure ces institutions vont être stables, dans quelle mesure elles vont refléter ce qui se passe vraiment dans cette société, dans quelle mesure leurs efforts porteront fruit à long terme. 

 

                       Vous savez, ce n’est pas la première fois que nous avons des divergences d’opinion avec les Américains. Pendant la guerre du Vietnam, la position adoptée par le gouvernement canadien différait de celle prise par le gouvernement américain.  Nous entretenions des points de vue différents par rapport à certaines questions : comment faire les choses, les résultats visés, compte tenu de l’opinion américaine. Par conséquent, je crois que la discussion va s’avérer difficile parce que les Américains et les Britanniques perdent leurs troupes, parce qu’ils sont au front et qu’ils souffrent. C’est eux qui sont attaqués et par conséquent, c’est aussi eux qui causent des maux à la société irakienne et au régime d’Irak. Et je ne crois pas qu’ils vont simplement se retourner et dire OK, maintenant que nous avons accompli tout ceci, donnons les rênes du pouvoir à un groupe de gens dont les opinions nous sont étrangères. 

 

                       Les Américains vont vouloir demeurer très engagés, les Américains vont insister, de toute évidence, pour jouer un rôle de premier plan. Mais la vraie question qui se pose, c’est : quelle ampleur globale ces efforts auront-ils? Seront-ils couronnés de succès? Vous savez, Anthony, j’ai récemment participé aux événements qui se sont déroulés au Sri Lanka, la guerre civile, 65 000 personnes tuées, des réactions des deux côtés demandant des conseils pour voir comment les structures fédérales pourraient fonctionner.  Nous sommes là, à la demande des parties, afin de leur donner des conseils. 

 

                       C’est très différent que … de venir dans un pays à la demande du gouverneur militaire américain de Bagdad.  Il s’agit d’une situation complètement différente et qui suscitera probablement une réponse entièrement différente aussi.  Mais en même temps, s’il doit y avoir une administration civile dirigée par les Américains, je pense qu’en tant que pays, on ne peut se contenter de critiquer en coulisse.  Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un monde difficile et différent.  Si nous voulons jouer un rôle constructif, nous devons encourager un dialogue honnête et ouvert et engager une franche discussion, pas juste avec les Américains mais aussi avec les Britanniques et les autres. Je crois que les Britanniques sont très inquiets. De fait, dans ses commentaires publiques, Monsieur Blair a clairement indiqué que, selon lui,  les Nations Unis ont un rôle majeur à jouer.  Je pense que c’est à ce niveau que le Canada voudra aussi jouer un rôle quelconque, sous l’égide des Nations Unies.

 

 Q                    Compte tenu du fait que les Nations Unies n’ont pas réussi à prévenir cette guerre, dans quelle mesure l’avenir des Nations Unies pourrait-il dépendre des enjeux entourant la reconstruction de l’Irak?

 

B. Rae              Selon moi, les rapports prédisant la mort des Nations Unis sont très exagérés. Les Nations Unies vont perdurer. En réalité, elles reflètent simplement les dissensions qui ébranlent le monde à tout moment donné. La force de l’ONU réside dans la qualité de ses institutions et des personnes qu’elle réunit à la table et dans son rôle de forum de débat,  pas juste de débat.... mais aussi un lieu tourné vers l’action. Il est très clair que la plupart des membres du conseil de sécurité n’étaient pas prêts à appuyer une résolution autorisant une invasion immédiate de l’Irak.  

 

                       Mais je crois aussi que les Nations Unies se sentiront fortement obligées de participer non seulement à l’aide humanitaire mais aussi à la reconstruction de l’Irak. Vous savez,  la reconstruction de l’Afghanistan vient juste de commencer et ne se terminera pas de sitôt.  Ce n’est pas quelque chose qui se fera en une semaine. Ce n’est pas quelque chose qui se fera en un an.  Il faut beaucoup de temps pour mettre toutes ces choses en place et pour aider les sociétés à s’engager dans des voies plus constructives.

 

Q                     Bob Rae, merci beaucoup.

 

B. Rae              Merci.

 

Q                     Bob Rae est le président du conseil d’administration du Forum des fédérations.

 

 

FIN DE L’ENTREVUE