Introduction

John Kincaid

La création en 1999 du Forum des fédérations et la publication de ce guide, de même que l’essor l’Association internationale des centres d’études sur le fédéralisme témoignent du redoublement de l’intérêt porté au fédéralisme pendant la dernière décennie.1 En 1968, Carl J. Friedrich, un éminent politologue de l’Université Harvard, suggéra que, dans l’ère moderne, loin d’être une anomalie comme maints observateurs le croyaient, le fédéralisme avançait plutôt vers la tête de la liste des modes de gouvernance nécessaires et souhaitables pour la deuxième moitié du vingtième siècle.2 L’observation était presciente, surtout à une époque où le fédéralisme semblait non en marche mais en retraite. Aux États-Unis, l’archétype du régime fédéral moderne, le fédéralisme était largement associé au racisme des États du Sud. Ailleurs, plusieurs pays formellement fédéraux, comme l’URSS, étaient en réalité des régimes totalitaires ou autoritaires hautement centralisés. Plusieurs tentatives de fédéralisme ont échoué tandis que de nouvelles fédérations, comme l’Inde, ont subi la centralisation et des difficultés de croissance. Ce fut pire encore dans le cas du Nigeria : la guerre civile et des régimes militaires corrompus. Trois démocraties plus mûres – l’Australie, le Canada et la Suisse – prospéraient, satisfaites, mais à peine perceptibles derrière les conflits dramatiques de la Guerre froide. L’Allemagne avait mis sur pied une démocratie fédérale réussie sur les décombres de l’ère nazie, l’Autriche avait reconstitué le fédéralisme, et un petit groupe de pays de l’Europe de l’Ouest érigeait lentement une union économique, mais cela aussi semblait du divertissement de quartier sur un continent où le nombre des dictatures surpassait celui des démocraties. Les Nations Unies, une sorte d’expérience fédérale globale, étaient comme une montgolfière clouée au sol par le poids mort du nationalisme et de la rivalité entre les superpuissances.

Et pourtant, la publication de ce recueil est un signe que, depuis 1968, les temps ont évolué, à tel point qu’en 1990 Carlos Fuentes pouvait écrire : « J’ai espoir que nous serons témoins d’une réévaluation du thème du fédéralisme comme compromis entre trois forces réelles : la nation, la région et le monde. À cette fin, il faudrait distribuer par millions les Federalist Papers. »3 Ce qui se produisit entre la prescience de Friedrich et le plaidoyer de Fuentes, fut la chute, en 1989, du mur de Berlin. Cet événement monumental marqua l’effondrement d’un empire, mit fin à la Guerre froide (vieille de plus de quarante ans), délia des forces démocratiques et nationalistes de par le monde, et, enfin, discrédita des théories et des pratiques politiques qui avaient légitimé une centralisation du commandement et du contrôle au nom d’abstractions comme le peuple, la démocratie et l’accession au statut de nation.

Le ferment fédéraliste

L’union construite douloureusement en Europe de l’Ouest est devenue l’Union européenne (UE), un ensemble en voie de se déployer considérablement.4 Sous l’éclairage des siècles de guerre et de terreur qui ont affligé le continent, l’UE est une réalisation remarquable. L’Allemagne fédérale, maintenant unie, y est un leader-clé ; la Belgique est devenue formellement fédérale ; l’État espagnol de l’après-fascisme est quasi fédéral ; l’Autriche maintient son régime fédéral ; et, quoique toujours à l’extérieur de l’Union européenne, la Suisse, avec sa Constitution nouvellement révisée, demeure une fédération robuste. Ces réussites sont cependant contrecarrées, en partie, par l’échec (ou l’échec possible) de plusieurs autres fédérations européennes. Ainsi, la Tchécoslovaquie est aujourd’hui divisée en deux pays, la Slovaquie et la République tchèque. La Yougoslavie n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut, après une désintégration traumatique et un réagencement fédéral à la suite du découpage de son territoire de la Bosnie-Herzégovine, maintenant protégée par la garantie des puissances militaires de l’Ouest. Plus important vestige de l’URSS, la Russie s’étale avec ses 89 unités constituantes et ses milliers d’armes nucléaires ; entre autres problèmes, elle est la proie de graves tensions imputables à des forces centrifuges et centripètes. Ces trois pays – Tchécoslovaquie, Russie soviétique et Yougoslavie – n’étaient cependant fédéraux que formellement et non dans la réalité.

En Afrique, au Moyen-Orient et en Asie/Océanie, le fédéralisme n’a connu qu’un succès mitigé. En Afrique, le Nigeria essaie de nouveau de fonctionner sous un régime civil, l’Éthiopie a établi une démocratie fédérale dont la Constitution prévoit le droit de sécession, et l’Afrique du Sud post-apartheid a établi une démocratie quasi fédérale. En revanche, l’accommodement reste difficile et troublé dans la République fédérale islamique des Comores, et la Sénégambie fut dissoute en 1989.

Le Moyen-Orient est une région où le fédéralisme n’est pas fermement implanté. Les Émirats arabes unis y sont le seul État à avoir adopté des principes fédéraux. Cette entité comprend sept émirats dont les chefs de clan ont conclu une alliance de type fédéral. En Asie, l’Inde maintient son union fédérale d’États depuis plus de 50 ans, mais fait face à des changements de grande portée en raison du déclin du Parti du Congrès et de la fin de la Guerre froide. Le Pakistan, de nouveau sous régime militaire, a eu beaucoup de difficultés à bâtir le fédéralisme et la démocratie. La Malaisie, une des rares fédérations à avoir expulsé un membre (Singapour en 1965), reste fort centralisée et troublée par des conflits ethniques. La fédération des États de Micronésie demeure un pays fédéré en raison davantage de la tutelle américaine que de sa cohésion interne. Le régime fédéral australien célèbre cependant 100 ans de prospérité démocratique et la Couronne britannique y est toujours en place.

Dans les Amériques, la dernière décennie a vu la relance de gouvernements plus fédéraux et plus démocratiques en Argentine, au Brésil et au Mexique. Quoique fédéral de nom, le Venezuela, riche en pétrole, reste sous le contrôle bien serré du centre. Dans la mer des Caraïbes, la fédération de Saint-Kitts-et-Nevis, vestige de celle, éphémère, des Antilles occidentales britanniques, est un mariage cahoteux. Le Québec restant au bercail, le Canada, de son côté, est toujours une fédération : des mécanismes soigneusement équilibrés d’accommodement et de tolérance y sustentent un régime politique démocratique fédéral prospère. Dans les années 1990, les États-Unis sont devenus la seule superpuissance mondiale et ont connu, en même temps, une renaissance de leurs principes fédéralistes traditionnels, surtout en raison de décisions de la Cour Suprême, arbitre du régime constitutionnel fédéral du pays. Ainsi, ce tribunal a rappelé une idée plus générale au sujet des fins du fédéralisme.

La Constitution ne protège pas la souveraineté des États pour leur profit ou pour celui de leurs gouvernements comme entités politiques abstraites, ni même pour celui des fonctionnaires qui les dirigent . . . La Constitution répartit l’autorité entre le gouvernement fédéral et ceux des États pour protéger les individus. La souveraineté des États n’est pas uniquement une fin en elle-même : « Plutôt, le fédéralisme garantit aux citoyens les libertés provenant de la diffusion du pouvoir souverain. »5

Le ferment fédéraliste est aujourd’hui plus fort que jamais car le fédéralisme est un élément-clé du débat et des discussions sur la démocratisation, la décentralisation, la diffusion de l’économie de marché, la protection des droits des individus, et les garanties aux communautés minoritaires. Le ferment fédéraliste est pour une large part une réaction scrutatrice envers une époque où les Etats Nations sont devenus fort centralisés, souvent oppressifs à l’interne et agressifs à l’externe. Comme le montrent clairement les études de ce recueil, le fédéralisme peut être un régime de gouvernance remarquablement heureux et démocratique et, pourtant, il peut aussi être difficile à implanter et à maintenir.

Le ferment fédéraliste reflète aussi le fait que le fédéralisme est nécessaire au XXIe siècle, et aussi celui qu’il est préférable à l’Étatisme.6 Cette nécessité se dégage du besoin de mettre au point, pour le village global, des modes de gouvernance intergouvernementale capables de s’acquitter de fonctions qui, peu à peu, dépassent la compétence du foyer, du village, de la ville, de la province, de l’Etat Nation, de la région et du continent. Toutefois, de tels nouveaux modes de gouvernance et nouveaux ordres de gouvernement pour notre village global ne peuvent pas, et ne doivent pas être imposés par quelque pouvoir central ; ils doivent plutôt être construits par le rassemblement de tous les habitants de la planète. Le fédéralisme est préférable, entre autres, en raison de son engagement envers la diversité plutôt que l’homogénéité, et en raison aussi de sa promesse de ne pas faire disparaître notre foyer, notre village, notre ville, notre province, notre nation, notre région, notre continent, par la délégation de pouvoirs à des instances générales et spécialisées de portée territoriale plus vaste. Que le fédéralisme soit ainsi préférable est aussi une nécessité car les communautés raciales, ethniques, confessionnelles, linguistiques et nationales – elles sont nombreuses et diverses – tiennent à conserver leur identité. L’évolution du monde de l’Étatisme vers le fédéralisme exige l’accommodement de ces identités.

Qu’est-ce que le fédéralisme ?

Le fédéralisme est essentiellement un régime de gouvernement autonome et partagé, choisi volontairement.7 Le sens du mot « fédéral » vient de son origine latine fœdus, c’est-à-dire pacte.8 Un pacte est une association d’égaux assortie d’obligations. À l’intérieur de l’association, les partenaires conservent leur identité et leur intégrité, tout en créant une nouvelle entité, comme une famille ou un corps politique, nouvelle entité dotée, elle aussi, d’une identité et d’une intégrité à elle propres. Un pacte est aussi un engagement moral, assorti d’obligations, où les partenaires se conduisent les uns envers les autres conformément à l’esprit, et non seulement à la lettre, de la loi. Ainsi, cette entente assortie d’obligations est plus qu’un contrat. Un pacte engage les parties à une relation durable, voire perpétuelle, et à l’obligation de collaborer pour réaliser les fins de l’entente et pour résoudre dans la paix les conflits qui surgissent inévitablement dans toute relation.

On peut donc dire du fédéralisme que c’est à la fois une structure et un processus de gouvernance pour unir sur la base du consentement, et tout en conservant la diversité. Pour y parvenir, il unit constitutionnellement des communautés politiques séparées en une entité politique de portée limitée mais englobante. Les pouvoirs sont divisés et partagés entre un gouvernement général doté de certaines responsabilités à l’échelle nationale, continentale, ou mondiale, d’une part, et des gouvernements constituants, de l’autre. Cette répartition est assortie de la faculté, revêtue d’autorité, de s’acquitter de ces responsabilités au nom du peuple de l’entité politique fédérale. En conséquence, les gouvernements constituants ont, eux aussi, des responsabilités locales importantes et suffisamment d’autonomie pour s’en acquitter au nom de leur propre peuple, de concert avec le peuple entier de l’entité politique fédérale. La répartition des pouvoirs est conçue pour protéger l’autorité intégrale tant du gouvernement général que des gouvernements constituants, de même que l’existence de leurs communautés respectives. Une fédération démocratique est en réalité une république de républiques qui met en relief le partenariat et la coopération pour le bien commun, tout en permettant la diversité et la concurrence afin de favoriser la liberté et l’efficacité.

Les partisans du fédéralisme y voient une façon de réaliser la paix et la sécurité, et de construire des valeurs communes ainsi qu’une identité supérieure englobant toutes les autres mais en favorisant en même temps une démocratie pluraliste ; une façon aussi de protéger et de tempérer la diversité humaine, de prévenir la tyrannie centralisée d’une minorité ou d’une majorité, de préserver les libertés tant individuelles que communautaires. On peut, de plus, y voir une façon de promouvoir la prospérité associée aux marchés communs, d’accroître la participation des citoyens et l’autonomie des gouvernements locaux, de leur offrir des points d’accès multiples au pouvoir public, de leur donner la possibilité de choisir parmi les juridictions gouvernementales, d’encourager l’expérimentation créatrice (les unités constituantes pourraient, par exemple, servir de laboratoires pour la démocratie et pour des politiques innovatrices), et d’améliorer l’efficacité de la fonction publique en habilitant les gouvernements à fournir les biens publics qui, au plan économique, conviennent à la portée territoriale de leur compétence. On peut aussi voir le fédéralisme comme moyen de promouvoir la justice de diverses façons, y compris en appariant de près les avantages et les frais du gouvernement, en encourageant l’aide réciproque et, à l’intérieur de limites, en reconnaissant différentes manières de concevoir la justice chez les peuples des communautés politiques constituantes.

Les critiques du fédéralisme soutiennent que c’est un mode de gouvernement complexe et compliqué, lent à réagir aux changements et aux défis. Ils soutiennent également que sa nature le porte à l’inégalité et au développement irrégulier d’une juridiction à l’autre, enclin au gaspillage lié au dédoublement des fonctions et des services, infesté de points de veto, encombrant pour l’exécution de politiques, et susceptible à la paralysie dans la prise des décisions.

Variétés structurelles et principes de procédure du fédéralisme

La Constitution et la structure gouvernementale d’une fédération peut s’agencer de différentes façons. Bien qu’il y ait des lignes directrices générales pour la répartition appropriée des fonctions en régime fédéral ( v.g. l’équité, l’imputabilité, les effets externes et les économies d’échelle ), il n’existe pas de Constitution, ou de structure gouvernementale fédérale idéale ou la meilleure, pas plus que de liste de fonctions ou de compétences à confier au gouvernement général et aux gouvernements constituants. De plus, il n’y a pas de meilleure façon d’assortir les pouvoirs délégués, énumérés, implicites, inhérents, exclusifs, pléniers, conjoints et réservés ( ou résiduaires ) en démocratie fédérale. Au Canada, par exemple, les pouvoirs réservés relèvent de la compétence fédérale, et, aux États-Unis, de celle des États constituants. Un régime fédéral peut être parlementaire, présidentiel, ou hybride. Normalement, en régime fédéral il y a un arbitre, d’habitude un tribunal de haute instance, habilité à trancher les conflits entre gouvernements et juridictions. Sa structure et ses pouvoirs varient, cependant, et certaines fédérations prévoient le recours au peuple comme arbitre ultime. À ces égards, il existe des variétés de fédéralisme.9

Les démocraties fédérales qui réussissent semblent posséder en commun certains principes de fonctionnement caractéristiques. L’un d’eux est la continuité de la consultation et de la négociation entre gouvernements, à l’intérieur et à l’extérieur des institutions gouvernementales au sens formel. Cela comprend différents mécanismes de participation citoyenne et des règles de transparence à l’endroit du public : en bout de piste, le résultat des négociations intergouvernementales doit être accepté par le peuple. Un autre principe est celui de la coopération entre gouvernements marquée par le pragmatisme dans l’abord des problèmes d’intérêt public. En dernière analyse, en démocratie fédérale, tous les gouvernements sont au service de l’ensemble du peuple. Certaines fédérations formalisent et institutionnalisent rigoureusement cette coopération et d’autres privilégient la souplesse sans formalités. Il faut aussi une loyauté fédérale, Bundestreue ou federal loyalty. La loyauté fédérale est l’engagement moral de collaborer à la réalisation des objectifs et de satisfaire aux besoins de l’entité politique fédérale. La bonne entente fédérale, c’est la disposition à composer, à faire preuve de patience et à comprendre le point de vue des autres. En même temps, cependant, une certaine mesure de compétition entre gouvernements et entre juridictions est essentielle aussi – pour tempérer le pouvoir, contribuer à l’efficacité et favoriser l’innovation. La liberté de mouvement des citoyens intensifie cette compétition.

En règle générale, il faut à tout gouvernement assez de compétence autonome – législative, administrative, fiscale, et ainsi de suite – pour pouvoir s’acquitter de ses devoirs ; un ordre de gouvernement ne doit pas dépendre d’un autre auquel il serait en puissance subordonné. Le plus souvent, les sujets les plus litigieux sont la répartition des revenus et, plus particulièrement, le pouvoir d’aller les chercher. Pour les fins de l’imputabilité démocratique, il vaut mieux maintenir le lien entre le pouvoir de dépenser et celui de taxer ; autrement dit, le politicien qui jouit du plaisir de dépenser au profit de ses commettants devrait d’abord éprouver la douleur d’aller percevoir les taxes qui ont rendu possibles ces dépenses. Les transferts entre gouvernements, ou encore les subventions, dissocient l’acte de dépenser de celui d’imposer : ils donnent à un ordre de gouvernement le plaisir de dépenser tout en refilant à un autre le fardeau d’imposer les taxes. Pour bien des raisons historiques et politiques, cependant, toutes les fédérations ont recours aux transferts intergouvernementaux. Souvent, ces transferts témoignent du désir d’un gouvernement national de contrôler les gouvernements des États constituants en décentralisant les dépenses tout en centralisant le pouvoir de toucher des revenus. La plupart des fédérations pratiquent la péréquation fiscale par laquelle le gouvernement fédéral, et parfois aussi ceux des unités constituantes bien nanties, alimentent de revenus les unités pauvres pour en élever la capacité à fournir des services à hauteur de la moyenne nationale, ou encore à se conformer à une exigence de la Constitution comme celle, dans la loi fondamentale de l’Allemagne, d’assurer un « niveau de vie uniforme ».

La fédéralisation ou la décentralisation de systèmes centralisés

Historiquement, le fédéralisme est issu de la réunion de communautés séparées et indépendantes par voie de pactes classiques. À la fin du vingtième siècle, toutefois, il y eut de nombreuses tentatives pour fédéraliser des régimes dictatoriaux centralisés en les déconstruisant au centre et en déconcentrant leurs pouvoirs pour ensuite les reconstituer conformément au modèle fédéral. Dans le domaine du fédéralisme, ce sont là des expériences originales et importantes. Même si le processus n’est pas classique, en bout de piste les exigences sont les mêmes : une fois déliés les cordons qui les ligotaient, les communautés politiques constituantes doivent vouloir rester ensemble. Il s’agit d’un processus de désunion suivi d’une réunion voulue. Il peut être symétrique, et en ce cas toutes les unités constituantes concluent un marché sur un même pied et à peu près au même moment constitutionnel ; ou encore il peut être asymétrique, auquel cas les diverses unités constituantes obtiennent différents niveaux d’autonomie gouvernementale par voie d’entente ou de traité constitutionnel bilatéral avec le centre qui se déconstruit, ou en vertu d’une disposition constitutionnelle générale permettant aux communautés politiques constituantes d’accroître leur autonomie à vitesse variable, selon leurs préférences et leurs moyens.

Cependant, c’est souvent l’étape de la désunion, de la déconstruction, qui suscite le plus de frayeur au sujet du fédéralisme, et surtout la crainte que, en se désunissant, les unités constituantes ne se réuniront plus. Les chefs de file nationalistes dénigrent par conséquent le fédéralisme et le rejettent comme étant un subterfuge sécessionniste ou la route vers la désintégration. Tout au plus disent-ils appuyer la dévolution ou la décentralisation des pouvoirs, mais en prenant bien garde de ne pas évoquer le fédéralisme.10 Bien qu’une telle résistance au fédéralisme puisse elle-même être un subterfuge pour résister à la démocratisation, il y a toujours possibilité de désintégration pour un État formellement centralisé, surtout chez ceux où les composantes raciales, ethniques, confessionnelles ou linguistiques, ou plusieurs de ces composantes à la fois, ont été sévèrement opprimées ou ont subi des attaques génocidaires. Il se peut qu’il n’y ait même pas le minimum de confiance nécessaire pour la fédéralisation. Toutefois, les énergies qu’on consacre à s’accrocher au pouvoir centralisé et à imposer l’unité peuvent exacerber la désintégration ou même détruire et le fédéralisme et la démocratie.

Étant donné le caractère multinational ou multiculturel de la plupart des États Nations, un des aspects les plus intéressants du fédéralisme, ces dernières décennies, est son potentiel d’accommodation de différentes communautés raciales, ethniques, confessionnelles et linguistiques au sein d’une même entité politique. La Suisse en est le modèle le plus vénérable et le mieux réussi. L’Espagne offre un exemple récent de déconstruction d’un système qui, jusqu’ici, a réussi à accommoder une telle diversité. De nombreux citoyens du Québec voient le Canada comme un pacte entre deux peuples plutôt qu’une fédération de dix provinces, et l’Inde est une cacophonie multinationale et multiculturelle. Bien que ce potentiel soit clairement évident dans le fédéralisme, il est évident aussi que les accommodements fédéraux d’une telle diversité sont difficiles et délicats à réaliser. Et pourtant, cela indique la nécessité apparente du fédéralisme. Autrement, quelle alternative y a-t-il ? Un État unitaire centralisé pourrait maintenir l’unité d’une société multinationale ou multiculturelle, mais, là où les communautés composantes n’en veulent vraiment pas, le prix de la vie ensemble pourrait être le sacrifice de la démocratie et le fardeau d’un régime autoritaire. Ce type régime échoue souvent aussi, ainsi que le montre la fréquence et l’intensité des conflits ethno-religieux et l’épanchement de sang dans tant d’États Nations.

Fédéralisme ou décentralisation ?

D’habitude, donc, on s’intéresse davantage à décentraliser des régimes centralisés qu’au fédéralisme. La raison est simple. Pour ceux qui conçoivent l’unité nationale dans un esprit traditionnel ou élitiste, le fédéralisme entraîne, pour les communautés constituantes, un niveau d’autonomie politique, voire de souveraineté inquiétant, pour ne pas dire menaçant. Le fédéralisme entraîne un agencement polycentrique non centralisé à l’intérieur duquel ni les gouvernements constituants, ni le gouvernement général ne peuvent modifier unilatéralement la distribution du pouvoir. Comme le remarquait Friedrich : typiquement, un régime fédéral conserve les institutions et les comportements caractéristiques d’un fœdus, c’est-à-dire une convention entre parties égales qui les engage à agir solidairement en certaines matières précises d’intérêt politique général. On peut dire que la représentation séparée et effective des unités composantes dans les processus de législation et de formulation de la politique gouvernementale et, plus particulièrement, leur représentation séparée et effective dans le processus d’amendement de la charte constitutionnelle elle-même, sont des critères raisonnablement précis pour distinguer un régime fédéral d’un régime tout simplement décentralisé.11

Dans un régime décentralisé, le pouvoir central doté d’autorité la décentralise, ou encore délègue des responsabilités fonctionnelles et administratives à des niveaux inférieurs de gouvernement. S’il est autorisé à décentraliser le pouvoir, il est autorisé aussi à le recentraliser. La décentralisation est soucieuse d’efficacité administrative et fonctionnelle, mais à l’intérieur d’un régime unitaire.

Ceci ne revient cependant pas à dire que les régimes fédéraux ne sont pas plus ou moins centralisés, eu égard à l’équilibre des pouvoirs entre le gouvernement général et les gouvernements constituants. En principe, un régime fédéral peut être constitutionnellement ou politiquement (ou les deux) plus centralisé qu’un régime unitaire décentralisé. Aussi peut-il y avoir décentralisation dans un régime fédéral quand le gouvernement général cède une part de ses revenus propres, délègue son autorité de mise en œuvre et attribue des responsabilités administratives aux gouvernements constituants. De plus, la distinction entre le fédéralisme et la décentralisation peut, en pratique, être brouillée quand les niveaux inférieurs de gouvernement en régime unitaire décentralisé cherchent à enchâsser des garanties d’autonomie de nature fédérale dans des lois ordinaires ou dans la Constitution, et quand les gouvernements constituants dans un régime fédéral voient le gouvernement national éroder leurs pouvoirs autonomes pour les remplacer par la discrétion administrative, rien de plus.

Défis à l’avenir du fédéralisme

L’érosion possible de l’autonomie des gouvernements constituants en régime fédéral préoccupe davantage en cette époque d’intégration régionale et de mondialisation. En Europe de l’Ouest, par exemple, les gouvernements régionaux et locaux, de même que les gouvernements nationaux, ont cédé énormément d’autorité à l’Union européenne. Aussi, les régimes mondiaux de libre-échange, comme l’Organisation Mondiale du Commerce, mettent en péril toute une série de pouvoirs qui permettent aux gouvernements constituants d’ériger des barrières non-tarifaires. En attendant, la compétition du marché mondial exerce sur les régimes fédéraux et unitaires de la pression pour qu’ils déconcentrent ou décentralisent certains pouvoirs afin de donner aux gouvernements constituants plus de liberté et de capacité à faire concurrence pour l’investissement et le tourisme, et pour exporter leurs biens et services sur le marché mondial.

Le grand défi du fédéralisme reste cependant celui d’accommoder la diversité humaine. C’est aussi le grand défi du monde. La floraison d’identités culturelles et nationales a provoqué des conflits de par le monde. La résolution équitable et démocratique de ces conflits exigera des aménagements de gouvernance de nature fédérale, aménagements négociés à l’intérieur ou entre Etats Nations.

Aussi, les questions de protection de l’environnement, d’équité mondiale et de paix globale indiquent-elles toutes la nécessité de recourir aux principes et aux pratiques du fédéralisme pour aider à prémunir l’avenir contre la catastrophe.

Notes

1. Voir aussi, Daniel J. Elazar (ed.), Federal Systems of the World: A Handbook of Federal, Confederal, and Autonomy Arrangements (deuxième édition, Essex, Royaume-Uni, Longman, 1994).

2. Carl J. Friedrich, Trends of Federalism in Theory and Practice (New York: Praeger, 1968).

3. Carlos Fuentes, “Federalism is the Great Healer”, Los Angeles Times, le 16 décembre 1990, p. M1.

4. John Kincaid, “Confederal Federalism and Citizen Representation in the European Union”, West European Politics, volume 22, no. 2 (April 1999), pp. 34-58.

5. New York v. United States, 505 U.S. 144 (1992).

6. Daniel J. Elazar, “From Statism to Federalism: A Paradigm Shift”, Publius: The Journal of Federalism, volume 25, no. 2 (livraison de l’hiver, 1995), pp. 5-18.

7. Daniel J. Elazar, Exploring Federalism (Tuscaloosa, AL: University of Alabama Press, 1987), p. 5.

8. Daniel J. Elazar et John Kincaid (eds), The Covenant Connection: From Federal Theology to Modern Federalism (Lanham, Maryland: Lexington Books, 2000).

9. Valeria Earle (ed.), Federalism: Infinite Variety in Theory and Practice (Itasca, Illinois, F.E. Peacock, 1968).

10. John Kincaid, “Values and Value Tradeoffs in Federalism”, Publius: The Journal of Federalism, volume 23, no. 1 (livraison du printemps, 1995), pp. 29-44; Gabriele Ferrazzi, “Using the ‘F’ Word: Federalism in the Indonesian Decentralization Discourse”, Publius: The Journal of Federalism, volume 30, no. 2 (livraison du printemps, 2000), pp. 63-85.

11. Friedrich, Trends of Federalism in Theory and Practice, p. 6.