Le 14 septembre 2000, en début de journée, une cérémonie à la fois solennelle et joyeuse avait lieu à Gitlaxt’aamiks, un petit village niché au creux de la vallée Nass, dans le nord-ouest de la Colombie-Britannique, sur la côte ouest du Canada. L’événement marquait l’inauguration officielle du Wilpsi’ayuukhl Nisgha, l’édifice législatif du nouveau gouvernement autochtone qui allait dorénavant présider aux destinées des 6 000 membres de la nation Nisgha.

En même temps, à plusieurs milliers de kilomètres de là, sur la côte est du Canada, un conflit parfois violent continuait d’opposer les Micmacs de Burnt Church, au Nouveau-Brunswick, à leurs voisins nonautochtones. Il faut dire que depuis le début du débat en vue d’établir si les traités de 1760 et de 1761 accordent aux Micmacs la pleine juridiction sur leurs activités de pêche au homard, plusieurs maisons ont été incendiées, des bateaux défoncés et des agents des pêches bombardés de cailloux.

Même si les événements de Gitlaxt’aamiks et de Burnt Church semblent diamétralement opposés, tous deux constituent les jalons marquants d’un débat émotif qui continue de soulever des questions politiques et constitutionnelles pointues à l’échelle du Canada. Quelle place les gouvernements autochtones occupentils, au juste, en tant qu’institutions tributaires du fédéralisme canadien? Sont-ils le produit des loi fédérales ou l’expression de droits autochtones inhérents protégés par la Constitution? Sont-ils soumis à l’autorité des gouvernements provinciaux ou ont-ils une valeur égale?

De plus en plus, les tribunaux canadiens doivent répondre à ces questions.

Un droit à l’autonomie gouvernementale?

L’établissement du nouveau gouvernement nisgha n’a pas été sans soulever la controverse. Même s’il est le fruit de traités modernes qui jouissent d’un solide appui populaire, plusieurs questions demeurent controversées au plan politique, y compris, pour certains, le fait même qu’on ait songé à accorder l’autonomie gouvernementale.

Le traité des Nisghas constitue la première entente du genre jamais conclue en Colombie-Britannique depuis l’adhésion de l’ancienne colonie britannique à la fédération canadienne en 1871. Le traité a été approuvé par le gouvernement de la Colombie-Britannique l’an dernier et le gouvernement fédéral du Canada l’a entériné officiellement le 11 mai 2000, suivant un vote de 217 contre 48 à la Chambre des communes, en 1999. Ce traité élimine les réserves indiennes des Nisghas, précise l’étendue du territoire qui leur appartient collectivement, leur donne accès aux ressources naturelles, comprend un règlement en espèces et prévoit l’imposition de taxes et d’impôts aux individus et aux commerces nisghas. Ce sont toutefois les dispositions du traité relatives à l’autonomie gouvernementale qui suscitent les plus vives critiques.

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique, une loi adoptée par le Parlement britannique au 19e siècle et qui constitue le texte fondateur de la Constitution canadienne, accorde au gouvernement fédéral les pleins pouvoirs sur ceux qu’on appelait alors les « Indiens ». L’Acte de l’ANB ne contient aucune allusion à une forme quelconque de droit à l’autonomie gouvernementale applicable aux peuples autochtones.

Par contre, les dispositions du traité des Nisghas prévoient l’établissement d’un régime complet d’autonomie gouvernementale. Dans des champs de compétences très particuliers, comme la culture et l’éducation nisghas, on accorde une grande importance au droit du peuple Nisgha d’établir ses propres lois. Cela dit, les lois nisghas doivent être subordonnées et conformes aux lois du Canada et de la Colombie-Britannique dans la plupart des autres domaines de compétences. Même si les Nisghas ont le droit d’établir des lois sur la citoyenneté nisgha, sur l’usage réglementé des terres, sur la protection des enfants et ainsi de suite, les lois nisghas s’appliquent uniquement aux membres de la nation nisgha et aux territoires qu’ils régissent.

Souscrivant à la rhétorique de principes comme « une même loi pour tous » et « aucun droit spécial », l’Opposition officielle de la Colombie-Britannique a mené une vigoureuse campagne contre le traité des Nisghas, allant jusqu’à contester la disposition sur l’autonomie gouvernementale devant les tribunaux.

Toutes ces prises de bec ont rendu fort compliqué et ardu le processus de négociation d’autres traités du genre avec les groupes autochtones de la Colombie-Britannique. La province n’a conclu aucun nouveau traité depuis, alors même que les querelles amères sur l’accès aux ressources naturelles sont devenues monnaie courante. On prévoyait que les dispositions du traité des Nisghas sur l’autonomie gouvernementale en viennent à constituer un modèle pour d’autres traités semblables. Cependant, ce souhait s’est transformé en un voeux pieux.

«Une boîte vide»

D’aucuns auraient pu croire qu’à l’aube du 21e siècle, le Canada aurait depuis longtemps réglé l’épineux débat constitutionnel et légal sur la portée et l’ampleur du droit des Autochtones à l’autonomie gouvernementale. Au contraire, la question de l’autonomie gouvernementale autochtone dans le contexte du fédéralisme canadien constitue un chapitre plutôt sombre de l’histoire du pays.

En 1867 l’Acte de l’ANB permettait au gouvernement fédéral d’exercer la pleine autorité sur les peuples autochtones. Moins de 20 ans plus tard, le gouvernement fédéral avait déjà interdit le recours au système du potlatch*, un mode de gouvernement au coeur même de la culture des Autochtones de la côte ouest

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000

du Canada. Les tribus indiennes étaient organisées de façon à faire des Autochtones des pupilles de l’État avec des droits semblables à ceux des enfants et des arriérés mentaux. En 1927, le Canada interdisait aux peuples autochtones de solliciter des fonds et de retenir les services d’avocats dans le but de faire valoir leur droit aux terres, aux ressources naturelles et à l’autonomie gouvernementale.

Malgré l’abolition de la plupart de ces lois discriminatoires en 1951, le gouvernement canadien a continué de nier le droit de vote aux Autochtones jusqu’en 1960. Mais lorsqu’il a envisagé la possibilité d’abolir officiellement toute forme de statut autochtone en 1969, plusieurs collectivités autochtones se sont révoltées au point de fomenter une insurrection.

En 1982, le Canada a procédé à une série de révisions à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (la Loi constitutionnelle de 1982), y compris l’adoption d’une nouvelle Charte canadienne des droits et libertés et d’une nouvelle formule de modification de la Constitution. Cette Loi comprenait une clause de reconnaissance globale des droits autochtones et prévoyait un examen public du dossier de l’autonomie gouvernementale autochtone dans le cadre de conférences fédérales-provinciales subséquentes. Ces discussions n’ont rien donné et la question des droits autochtones, en particulier le droit à l’autonomie gouvernementale, est demeurée en suspens, telle une « boîte vide » que les tribunaux devaient maintenant remplir.

La confrontation et les tribunaux

Le début des années 90 a été marqué par une confrontation tragique opposant les Mohawks du Québec aux Forces armées canadiennes. Au fil de la décennie, plusieurs querelles amères ont fortement ébranlé les collectivités autochtones, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux du Canada.

Entre-temps, les tribunaux canadiens se sont affairés, malgré une certaine réticence, à remplir la « boîte vide » en affirmant divers droits autochtones reconnus dans la Loi constitutionnelle de 1982. Pour ce qui est du droit des Autochtones à l’autonomie gouvernementale, les tribunaux canadiens ont graduellement reconnu le fait que malgré la répartition exhaustive des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux du Canada en vertu de l’ancien Acte de l’ANB, et malgré l’omission flagrante du concept d’autonomie gouvernementale des Autochtones dans la Loi constitutionnelle de 1982, l’accès des Autochtones à l’autonomie gouvernementale demeure un droit acquis.

Les tribunaux constatent également que, dans les faits, l’autonomie gouvernementale constitue une forme de gouvernement pertinente et valable au sein du fédéralisme canadien, et qu’il en a toujours été ainsi. Prenons, à titre d’exemple, une décision rendue par un juge de la Cour supérieure du Québec en 1867, alors que le Canada n’avait que huit jours. La cour reconnaissait alors qu’une Indienne mariée selon les traditions de la nation des Cris jouissait du même droit à la communauté de biens que celui prévu dans la loi du Québec. Au cours du 20e siècle, plusieurs tribunaux ont également reconnu et appliqué les lois autochtones régissant les mariages et les adoptions, surtout à l’échelle des territoires du Nord-Ouest administrés par le gouvernement fédéral. De fait, les tribunaux fédéraux ont établi que certaines mesures engagées par les conseils de bande indienne ne sont assujetties qu’aux lois coutumières des collectivités autochtones que ces conseils représentent.

Un droit inhérent?

Dans un jugement rendu en Colombie-Britannique en 1993, on a établi que les adoptions effectuées en vertu de lois coutumières devaient être jugées valides à la lumière du droit commun conventionnel. En 1997, la Cour suprême du Canada a stipulé dans le cas de Delgamuukw contre la Couronne — aujourd’hui considéré comme le plus important procès jamais tenu sur les droits autochtones au Canada

— que le droit d’une collectivité autochtone à ses terres englobait aussi le droit de cette même collectivité à définir l’usage qu’elle entendait faire de ces terres.

D’autre part, plusieurs gouvernements provinciaux ont admis l’existence du droit des Autochtones à l’autonomie gouvernementale, du moins en matière administrative. Par ailleurs, en 1995, le gouvernement fédéral actuel a défini la question de l’autonomie gouvernementale autochtone comme un point de droit, décrivant le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale comme un droit autochtone garanti à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de l982.

Cela dit, la route qu’il reste à parcourir n’est pas sans embûches et on cherche encore la réponse à plusieurs questions difficiles.

Au mois de septembre 1999, la Cour suprême du Canada a établi que les traités signés par la Couronne et le peuple des Micmacs en 1760 et 1761 justifiaient le droit actuel des Micmacs à pêcher pour gagner un « revenu raisonnable ». Par après, les juges ont clarifié leur position en précisant que les droits de pêche des Micmacs ne constituaient d’aucune façon un droit absolu et que les pouvoirs fédéraux servant à réglementer la pêche au homard étaient, à toutes fins pratiques, immuables.

Mais le point de litige majeur opposant le gouvernement fédéral aux Micmacs de Burnt Church concerne la capacité du gouvernement fédéral de prendre des décisions relatives aux activités de pêche des Micmacs qui vont au-delà des simples règles de conservation. Le problème des Micmacs n’est pas impossible à résoudre. Les tribunaux canadiens continuent d’insister sur le fait que ce genre de différend doit être réglé par les négociateurs et non par les juges. Par conséquent, les négociations se poursuivent. Il semble néanmoins que dans un avenir prévisible, les juges canadiens continueront, malgré une certaine réticence, à déployer des efforts pour définir la place des gouvernements autochtones au sein du fédéralisme canadien.

En ce qui a trait aux Nisghas, l’autonomie gouvernementale qui leur a été accordée en vertu du traité récemment signé et les pouvoirs limités qui s’ensuivent n’ont pas donné lieu à des contestations violentes ou au jetage de pierres. Au cœur des villages, la vie suit son cours normal. Les gens continuent de chasser et de pêcher, et ils s’évertuent à trouver du travail. Par ailleurs, les Nisghas s’affairent aussi à établir leurs propres tribunaux, à élaborer des projets économiques et à planifier un avenir où les prises de décisions ne seront plus soumises aux caprices de politiciens éloignés qui saisissent mal leurs réalités.

Aujourd’hui, les habitants de la vallée Nass affichent un nouvel optimisme. Selon le chef des Nisghas, Joe Gosnell, ce sentiment traduit le fait que « le peuple Nisgha est devenu un partenaire à part entière de la fédération canadienne ».

Les potlatchs étaient des cérémonies qui

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permettaient à la fois de souligner des événements importants et de faciliter l’organisation politique et sociale de nombreuses collectivités autochtones de la côte du Pacifique. Ils pouvaient prendre plusieurs formes, allant jusqu’à intégrer des chants, des danses, des manifestations dramatiques et des jeux. Dans bien des cas, les potlatchs étaient caractérisés par une généreuse remise de cadeaux de la part de l’hôte à ses invités.

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