Le parti politique Partido Revolucionario Institucional (PRI) a, pendant soixante et onze ans, exercé un quasi-monopole au Mexique, rendant les institutions fédérales officielles du pays essentiellement inefficaces. Les gouverneurs des états, devenus agents de l’exécutif fédéral, se trouvaient placés sous l’autorité du président de la République, au lieu de celle de leur propre état. Ils ont donc, eux aussi, exercé un pouvoir discrétionnaire considérable sur les administrations locales.

La victoire de Vicente Fox, candidat du Partido Accion Nacional (PAN), en juillet, représente plus qu’un simple changement d’administration; ce pourrait être un changement de régime.

Une véritable lutte pour le pouvoir se livrait au sein du PRI, mais loin de la place publique. La discipline politique était assurée par la structure verticale du pouvoir, que dominait le bureau du président.

L’affermissement de l’opposition ces quinze dernières années — attribué en grande partie à la victoire des partis d’opposition dans les états et les municipalités — devait coïncider avec les premiers signes d’effritement des fondements du régime.

Les fonctionnaires des états et des municipalités échappant au PRI voyaient peu de raisons de se conformer au fédéral; ils se sont mis à contester la structure centralisée du pouvoir et à réclamer une décentralisation effective des ressources économiques et du pouvoir décisionnel. Et le PAN a fait de la demande d’un « fédéralisme authentique » un de ses cris de ralliement politique.

Que le fédéralisme soit devenu crucial dans le programme du nouveau gouvernement lors de l’entrée en fonction de Vicente Fox n’a donc rien d’étonnant.

La subsidiarité, le Coca-Cola et l’état de Guanajuato

Si Fox insiste tant sur le fédéralisme, c’est en grande partie parce que le PAN croit au principe de subsidiarité, selon lequel le fédéral ne devrait intervenir dans la vie politique et économique des municipalités et des états que s’ils ne peuvent accomplir eux-mêmes leurs tâches. Le gouvernement doit habiliter les paliers inférieurs de gouvernement plutôt que de s’y substituer.

Les administrations locales, qui sont le plus en contact avec la société, devraient par conséquent assumer le plus de responsabilités que possible. De même, les gouvernements des états devraient être en mesure d’assumer le plus de fonctions que possible, et le fédéral ne devrait intervenir que dans les domaines outrepassant les compétences des états.

La position pro-fédéraliste de Fox vient aussi de son expérience dans les affaires. Quand il était président de Coca Cola (au Mexique), il a découvert que, pour améliorer le fonctionnement et l’efficacité de l’administration, il fallait répartir fonctions et responsabilités dans l’organisation.

Il semble que Fox aimerait faire du fédéralisme une source de motivation encourageant le développement économique — en permettant aux gouvernements de mieux dispenser les services publics, et aux gouvernements des états et des municipalités de continuer à élaborer des politiques adaptées à leurs régions.

L’expérience de Fox en tant que gouverneur de l’état du Guanajuato (1995-1999) est éloquente dans son approche du fédéralisme. Durant son mandat, Fox a accordé aux administrations locales le pouvoir décisionnel et les ressources nécessaires pour planifier et payer leurs propres travaux publics. Les administrations locales, placées sous l’autorité de trois partis politiques principaux, ont obtenu de nouvelles responsabilités dans la planification et l’exercice de leur budget.

Et Fox a insisté pour que la capacité de dépense soit liée aux mécanismes permettant la participation de la société civile. En fait, dans chaque municipalité, des représentants de la société civile approuvaient les projets de travaux publics.

Fox s’est aussi rendu compte que s’il déléguait des responsabilités de dépense au palier municipal, il devait s’assurer que les autorités municipales disposent des compétences administratives nécessaires pour assumer ces responsabilités. Au cours de son mandat, Fox a donc mis en place un programme de formation pour aider les autorités municipales à planifier et à administrer leur budget, et à travailler en collaboration avec des groupes implantés dans la communauté, y compris beaucoup d’ONG.

Un ‘tsar’ du fédéralisme?

Fort de son expérience au Guanajuato, le président élu Fox semble encore croire qu’un régime fédéral solide fait nécessairement partie d’une démocratie renouvelée au Mexique. Cet engagement au fédéralisme s’observe dans la structure même de sa nouvelle administration : Fox entend créer un nouveau « bureau du fédéralisme » chargé de coordonner les affaires intergouvernementales. Le chef du nouveau bureau sera un peu un « tsar » du fédéralisme, et occupera une position spéciale dans l’administration, près du président et au-dessus du cabinet.

Le « bureau du fédéralisme » transcendera tous les paliers de la bureaucratie fédérale. Les ministères du gouvernement devront donc tous se sensibiliser à la question du fédéralisme et collaborer avec ce nouveau bureau. Le « bureau du fédéralisme » jouera aussi un rôle critique dans la redéfinition des fonctions et des capacités des trois paliers de gouvernement; tout en accumulant une information fiable sur la performance des gouvernements, il analysera et évaluera le résultat des actions et des politiques de tous les paliers gouvernementaux.

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000

Les défis à venir

Beaucoup de Mexicains sont sceptiques : en pratique, ce nouveau bureau pourrat-il travailler efficacement? Pourra-t-il collaborer avec les différentes bureaucraties fédérales et les gouvernements des états et des municipalités?

En fait, quand vient le temps de faire fonctionner le fédéralisme au Mexique, beaucoup d’obstacles surgissent.

Premièrement, et l’obstacle est de taille, l’engagement au fédéralisme exige une redéfinition des relations intergouvernementales.

Officiellement, la Constitution continue de déléguer des pouvoirs discrétionnaires considérables à l’exécutif fédéral. Limiter ces pouvoirs et élaborer un nouveau modèle pour le partage des pouvoirs entre autorités fédérales, régionales et locales exigerait une série d’amendements constitutionnels. Et pour amender la Constitution, Fox aurait besoin du consentement du Congrès, où son parti n’est pas majoritaire, ce qui vient compliquer la situation.

Deuxièmement, si Fox veut faire fonctionner le fédéralisme, il devra créer une infrastructure institutionnelle permettant aux gouvernements des états et des municipalités d’assumer leurs nouvelles fonctions et responsabilités. Sans une amélioration des capacités administratives des gouvernements des états et des municipalités, et sans la création de mécanismes institutionnels veillant à ce que ces gouvernements soient responsables devant leurs citoyens, le projet fédéraliste pourrait conduire à une administration irresponsable des ressources et à l’affermissement des groupes de pouvoir locaux traditionnels et autoritaires.

Troisièmement (obstacle lié au précédent), en tant que président, Fox partagera le pouvoir avec beaucoup de gouverneurs du PRI, qui ne désirent pas nécessairement collaborer avec la nouvelle administration. Beaucoup de membres de l’équipe de Fox craignent que l’affermissement du pouvoir des gouverneurs des états soit politiquement dangereux, et pour Fox, et pour le PAN.

D’une part, les gouverneurs du PRI pourraient recourir à leur pouvoir pour saboter l’administration fédérale et s’y opposer. D’autre part, ils pourraient utiliser leurs ressources nouvellement accrues de façon « clientélistique », si l’on peut s’exprimer ainsi. Autrement dit, ils pourraient enrichir et renforcer leur propre puissance sans trop s’inquiéter du bien commun.

Fox doit donc créer de nouveaux mécanismes de responsabilisation pour les gouvernements des états et tenter de s’assurer que la décentralisation des ressources et de la prise de décisions n’aura pas d’effet pervers.

Contourner les gouvernements des états?

Dans le camp de Fox, l’idée de travailler par l’entremise des administrations locales

— traditionnellement, les paliers de gouvernement les plus négligés — gagne en popularité. Plusieurs observateurs voient les administrations locales comme les grandes victimes de la centralisation, du fait qu’elles sont assujetties au fédéral et aux états. Accorder davantage de pouvoirs aux administrations locales peut s’avérer un moyen de contourner les gouvernements des états, surtout dans le cas où le gouvernement d’un état est dirigé par un gouverneur opposé au président.

Ironiquement, cette stratégie aurait des conséquences centralisatrices. Après tout, le fédéralisme — ou du moins le fédéralisme mexicain — suppose un accord entre le fédéral et les états.

De plus, accorder davantage de pouvoirs aux administrations locales peut être politiquement critique dans des états comme le Chiapas, où des groupes rebelles réclament une plus grande autonomie politique, y compris le droit d’être gouvernés selon leurs propres traditions et coutumes; accorder de tels droits pourrait priver certaines personnes vivant dans ces régions des libertés et droits fondamentaux de la personne prévus dans la Constitution mexicaine.

Finalement, il faut noter la résistance inhérente de la société mexicaine à l’accroissement de la décentralisation et de la fédéralisation. Même si la plupart des gens se disent fédéralistes à tous les paliers de l’administration publique, il existe des obstacles politiques précis à une décentralisation rapide au Mexique.

L’éducation et la santé, par exemple, sont les secteurs les plus affectés, jusqu’à maintenant, par la décentralisation. Mais, malgré tout, le pouvoir décisionnel du fédéral demeure considérable. En fait, beaucoup de gouverneurs se plaignent du fait que la fédéralisation de l’éducation soit, en réalité, une déconcentration de l’administration, et non une décentralisation réelle des décisions. La plupart des décisions importantes se prennent encore au niveau national : salaires, programmes, manuels scolaires et rapports avec le syndicat des enseignants, l’un des plus puissants et des mieux organisés du pays, relèvent tous du domaine national.

Il est donc clair que, pour faire fonctionner concrètement le fédéralisme, la nouvelle administration Fox devra dépasser le stade de l’engagement doctrinal.

Il faudra procéder à une refonte radicale des institutions pour que les responsabilités et prérogatives étendues accordées aux gouvernements des états et des municipalités s’accompagnent de mécanismes visant à rendre les fonctionnaires publics responsables de leurs actions.

Si l’on implante un fédéralisme avec des fonctionnaires locaux et régionaux irresponsables, on pourrait se retrouver au tout début de l’histoire du Mexique contemporain : un pays révolté dirigé par des chefs politiques locaux et régionaux — ou, comme on dit au Mexique, des « caciques ».

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000