Vladimir Poutine réinvente le fédéralisme russe

PAR ANDREI ZAGORODNIKOV son arrivée au Kremlin, le président Boris Eltsine. Née de la Constitution seraient nommés directement par les

russe, Vladimir Poutine, a vite découvert que même si le texte de la constitution de la fédération russe lui conférait d’énormes pouvoirs, l’exercice de tels pouvoirs s’avérait difficile. En effet, au fur et à mesure qu’il tentait d’implanter ses programmes, il se rendait compte que le Parlement maniait le pouvoir de façon à bloquer plusieurs de ses projets clés.

On note avec un brin d’ironie que la constitution russe actuelle — promulguée en 1993 sous la présidence de Boris Eltsine

— vise à concentrer le pouvoir au sein de la présidence.

Par contre, à titre de président, Boris Eltsine a quasiment « donné » aux chefs des gouvernements régionaux beaucoup de pouvoirs qui n’étaient pas leurs aux termes de la constitution. Dans bien des cas, ces accords sur le partage des pouvoirs résultaient d’ententes personnelles conclues entre Eltsine et les dirigeants régionaux.

Les élections régionales de 1996 ont entraîné la création d’assemblées législatives locales qui avaient une forte tendance à s’opposer au Kremlin. Plusieurs régions ont adopté des constitutions dont certains articles ne s’accordaient pas au contenu de la constitution de la fédération russe. Cette situation a engendré ce qu’on qualifie parfois de « guerre des lois ».

En même temps, le mode d’allocation des subventions fédérales aux régions soulevait beaucoup d’insatisfaction. Les régions étaient divisées en « donateurs » et en « bénéficiaires ». Les « bénéficiaires » acceptaient des dons provenant à la fois du gouvernement fédéral et des « donateurs ». Selon les observateurs, il s’agissait d’un système défectueux et inefficace.

Le rôle de la chambre haute

La pratique du fédéralisme russe se heurtait à une autre complication, soit le pouvoir accru exercé par la chambre haute du Parlement russe, c’est-à-dire le Conseil de la fédération, au cours du règne de de 1993, cette entité est perçue comme la version russe du Sénat allemand, le Bundesrat, ou encore, des Sénats de diverses nations fédérées.

Le Conseil regroupe les dirigeants des régions (qui portent différents titres, selon le type d’entité constituante qu’ils administrent, soit une république, un territoire autonome, etc.), ainsi que les présidents des assemblées législatives régionales. Puisque chacune des 89 entités constituantes est représentée, le Conseil réunit 178 membres en tout.

Le Conseil de la fédération a d’abord été conçu pour jouer un rôle de médiation entre les régions et le centre. Mais au cours du mandat d’Eltsine, ce mandat a pris une nouvelle ampleur. En effet, le Conseil permettait dorénavant aux dirigeants régionaux de négocier des ententes particulières au profit de leurs régions. C’est ainsi que le Conseil est devenu le point focal de décisions majeures aptes à affecter l’ensemble du pays.

Au fil des ans, le Conseil est devenu si puissant que les candidats au poste de premier-ministre (y compris M. Poutine) se sentaient obligés de le courtiser et d’obtenir son appui politique avant de solliciter l’accord des membres directement élus de la chambre basse du Parlement (la Douma de l’État), tel que prévu dans la constitution.

Dans le double but d’accroître l’influence du président sur le Parlement et de permettre à la chambre haute de fonctionner plus efficacement, Poutine a donc incité le Parlement à adopter une loi imposant au Conseil de la fédération de nouveaux « principes directeurs ».

Le plus grand changement concernait le mode de sélection des membres appelés à siéger au sein du Conseil. À l’avenir, le Conseil ne regrouperait plus les dirigeants des gouvernements régionaux et les présidents des législatures. Ces membres d’office céderaient leur siège à des membres à temps plein dont certains autorités régionales et d’autres élus par les assemblées de leurs entités constituantes.

Une trop grande centralisation des pouvoirs?

Aux yeux de certains, ce changement s’avère problématique. Ils affirment que les nouveaux membres de la chambre haute ne seront plus en mesure d’agir comme d’honnêtes intermédiaires entre l’autorité centrale et les régions. Ils décrient le fait que leurs activités seront financées à même les caisses de l’État et que l’administration fédérale aura à assumer leurs frais de logement et de voiture, et à leur octroyer d’autres avantages complémentaires. Cette largesse fédérale pourrait même inclure des offres d’emploi à l’intention des membres de leurs familles.

Selon cet argument, puisque les membres du nouveau Conseil seront installés de façon permanente à Moscou et intimement liés à la structure de pouvoir moscovite, ils pourraient en arriver à se dissocier des régions et à mal saisir leurs besoins réels.

Par ailleurs, les critiques précisent que la réforme de la chambre haute du Parlement doit être analysée en conjonction avec une autre réforme importante instaurée par Poutine, soit la nomination de sept représentants plénipotentiaires du président ayant pour tâche de transiger avec les 89 régions. Ces sept porte-parole fédéraux auront pour tâche, entre autres, de garantir la conformité des lois et des constitutions régionales aux lois et à la constitution de la fédération russe.

Certains critiques affirment qu’ensemble, ces initiatives pourraient transformer la fédération russe en un régime qui s’apparenterait davantage à un état centralisé.

D’autres soulignent que depuis la chute du communisme, plusieurs gouvernements régionaux ont été sous l’emprise d’oligarques égocentriques. En outre,

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000

certains dirigeants régionaux semblent consacrer trop de temps et d’efforts aux jeux politiques de Moscou, au lieu de mettre leurs énergies à profit pour régler les problèmes qui affligent leurs régions.

Vues sous cet angle, les réformes de Poutine servent à rationaliser le régime fédéral. Elles visent à encourager les gouvernements régionaux à porter davantage attention aux problèmes qui secouent leurs territoires. Mais en même temps, elles créent des assemblées legislatives centrales capables de répondre aux besoins de l’ensemble de la fédération.

En quoi l’approche de Poutine se démarque-t-elle de celle d’Eltsine?

Tous s’entendent pour dire que Poutine est en voie d’établir un régime nettement distinct de celui d’Eltsine, soit un régime fondé sur l’équilibre et le contre-équilibre. Pour ce faire, il a tenté d’élargir les pouvoirs et l’autorité de la chambre basse du Parlement, la Douma. C’est ainsi, par exemple, qu’avec l’accord du président Poutine, la chambre basse a examiné la possibilité d’enlever au Conseil de la fédération la prérogative de nommer le solliciteur général et les juges de la cour constitutionnelle.

Puisque la réforme de la chambre haute est maintenant entamée, le Kremlin pourrait choisir d’orienter ses énergies vers la Douma, surtout que la chambre basse semble poser un moins grand obstacle à l’exercice du pouvoir présidentiel.

Mais ce souhait pourrait être illusoire. N’oublions pas que la Douma actuelle a été élue pendant la période d’Eltsine. Depuis l’amorce des réformes engagées par Poutine, le contexte socio-économique du pays a changé et on remarque une certaine agitation au niveau des alliances parlementaires, qui semblent au bord de la dissolution. Dans de telles circonstances, il pourrait devenir difficile de contrôler la Douma.

Cela dit, Poutine semble s’engager dans des voies contradictoires. D’un côté, plusieurs de ses politiques cherchent à arracher le pouvoir des mains des dirigeants régionaux pour le réorienter vers le centre. De l’autre, il rétablit une institution comme le « Conseil d’État » qui, selon certains, accorde de plus grands pouvoirs aux régions.

On peut considérer le premier Conseil d’État comme le précurseur du Conseil de la fédération actuel, soit une chambre haute du Parlement conçue pour être la voix des régions au niveau du centre. Dans cette réincarnation, le Conseil d’État est un organisme consultatif ayant pour mandat de coordonner les activités du bureau de la présidence et de la chambre haute du Parlement. Les membres du Conseil d’État, pour leur part, sont les mêmes dirigeants et autres responsables exécutifs évincés de la chambre haute en raison des réformes de Poutine.

Puisque Poutine a créé cette nouvelle entité par décret présidentiel, l’organisme ne jouit d’aucun statut constitutionnel et sert uniquement à conseiller le président. Mais malgré ce mandat exclusivement consultatif, il pourrait en venir à jouer un rôle crucial. En effet, les observateurs sont d’avis qu’il pourrait devenir l’entité responsable d’élaborer les lois et les décrets présidentiels, et de formuler des plans pour réduire les divisions territoriales qui secouent la fédération.

D’une certaine façon, Poutine a donc réussi à situer le pouvoir régional au cœur même de l’action.

On peut aussi considérer la chose sous un autre angle, puisque la création d’un Conseil d’État, dont l’existence dépend uniquement du bon vouloir du président, s’inscrit dans un processus qui permet à Poutine de concentrer le pouvoir entre les mains de la présidence. En effet, même si le Conseil d’État est habilité à fournir des avis, le président a toujours le pouvoir de rendre les décisions finales. Sans compter qu’au niveau administratif et financier, le Conseil d’État est, à tout point de vue, une création du Kremlin.

Certains objectent que le plan ultime consiste à déléguer au Conseil d’État une part des responsabilités constitutionnelles qu’assume présentement la chambre haute du Parlement. D’autres vont plus loin, en suggérant que l’établissement de ce nouvel organisme viole, d’une certaine façon, le principe même de séparation des pouvoirs.

Quels sont les vrais objectifs des réformes?

Cela signifie-t-il que Poutine est en voie d’établir une structure centralisée dont tous les pouvoirs seront concentrés au sein du Kremlin? Pas nécessairement.

Depuis sept ans, plusieurs états se comportent comme s’il s’agissait de pays quasiment autonomes. Dans ce contexte, la stratégie de Poutine s’apparente plus à une manœuvre défensive pour sauvegarder l’intégrité de la fédération qu’à une quête de mainmise sur le pouvoir. Voici un aperçu des mesures engagées par différentes entités constituantes pour affirmer leur individualité :

  • plusieurs entités, tels que la Touva, la Tatarie, le Krasnodar et le Daghestan, ont signé des accords internationaux et établi leurs propres forces de sûreté;

  • la Bachkirie a reconnu la souveraineté du territoire dissident de la Géorgie, l’Abkhazie;

  • l’Iakoutie a désigné l’anglais comme sa « langue officielle »;

  • la Bouriatie, la Carélie, l’Ossétie et plusieurs autres entités constituantes ont adopté des lois qui leur donnent le droit de décréter l’état d’urgence comme bon leur semble;

  • finalement, l’Ingouchie a légalisé la polygamie.

Compte tenu de toutes ces initiatives locales, on comprend plus facilement les gestes du président russe qui veut mettre un peu d’ordre et de cohérence dans le système de gouvernance fédérale du pays.

Néanmoins, bon nombre de Russes croient toujours qu’on pourrait aborder d’une autre façon le projet de réforme des structures fédérales de la Russie. Selon eux, c’est le gouvernement qui devrait constituer le cœur du pouvoir économique et non le président. Ces mêmes critiques réclament la consolidation du pouvoir judiciaire et l’adoption de mesures visant à protéger les législateurs de l’influence néfaste de groupes de pression.

Dans cette optique, le président devrait être l’ultime garant de la Constitution. Dans ce rôle, il devrait assurer la résolution pacifique de toute crise politique en gérant les intérêts variés des élites et des groupes de pression fédéralistes, à l’instar des présidents de nombreux autres pays démocratiques. Cela serait la seule façon d’assurer l’enclenchement efficace des rouages du fédéralisme démocratique en Russie.

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000