La Cour suprême des États-Unis est rarement un enjeu électoral, mais le prochain président — le républicain George Bush ou le démocrate Al Gore — pourra nommer de nouveaux juges, peut-être quatre, dont, pour la première fois, l’un sera sûrement hispano-américain. En novembre, les partis élus à la Maison-Blanche et au Sénat américain formuleront donc les règles futures du fédéralisme. (Le président nomme les candidats aux neuf postes de la Cour suprême, et le Sénat peut accepter ou non son choix.)

Pourquoi une controverse?

Depuis l’abolition de plusieurs lois fédérales populaires, la Cour est devenue un point chaud. Les adversaires des décisions favorables aux états croient que la « majorité conservatrice » de la Cour (« The Federalism Five » — Kennedy, O’Connor, Rehnquist, Scalia et Thomas) crée des précédents pour restreindre, au fédéral, beaucoup de droits civils et de lois sociales. Les féministes surtout craignent que les juges nommés par Bush ne renversent la décision de 1973 sur le droit à l’avortement (Roe v. Wade).

La Cour adopte un nouveau comportement, exceptionnellement indépendant. De 1937 jusqu’au milieu des années 1990, les juges s’appuyaient couramment sur les interprétations des pouvoirs constitutionnels fédéraux issues du Congrès et de la Maison-Blanche. C’est à cinq contre quatre qu’ils ont adopté la quasi-totalité des décisions favorables aux états; un nouveau juge pourrait donc faire tout basculer en faveur du pouvoir central.

Pourquoi la Cour s’est-elle montrée favorable aux états dans les années 1990? On attribue partiellement ce changement aux juges conservateurs nommés par les présidents républicains désireux de voir la Constitution américaine rigoureusement interprétée; les libéraux poussent depuis longtemps la Cour à l’interpréter de façon large, renforçant le pouvoir central et transformant la société américaine.

Mais l’opinion publique aussi se transforme : si le fédéral était jadis le plus digne de confiance, il glisse aujourd’hui au dernier rang, après les administrations locales (les plus respectées) et les états.

De plus, la décision de 1973 sur l’avortement a précipité les protestants évangéliques et les catholiques traditionalistes dans l’action politique. Pour la droite chrétienne, la Cour est l’ennemie des valeurs traditionnelles et de la véritable Constitution.

Dans les années 1980, les conservateurs ont aussi créé des organisations politiques et légales plus efficaces pour contrer les libéraux, intensifiant ainsi les « guerres culturelles » qui ébranlent la politique américaine. Pour les Américains, la Constitution est sacrée; c’est pourquoi c’est souvent à elle que l’on fait appelle pour trancher les questions politiques, attirant ou traînant la Cour suprême des États-Unis dans la bataille. Ainsi, dans le pays le plus litigieux du monde, les conservateurs ont maintenant recours aux tribunaux aussi agressivement que les libéraux.

Essentiellement, depuis 1990, la Cour suprême des États-Unis a rétabli sept limites constitutionnelles au pouvoir fédéral.

Autonomie républicaine de l’état

La première attaque remonte à 1991 : la Cour statue alors que la loi fédérale interdisant la discrimination pour raison d’âge (Age Discrimination Act) ne saurait supplanter la clause de la Constitution du Missouri obligeant les juges de l’état à se retirer à 70 ans. La décision se fonde sur le dixième amendement de la Constitution américaine dont une clause rarement utilisée stipule que « les États-Unis doivent garantir à tous les états de l’union une forme républicaine [lire démocratique] de gouvernement. » La Cour soutient que, pour une gouvernance républicaine, il est fondamental que le peuple du Missouri ait l’autorité d’imposer à ses juges un âge de retraite constitutionnel. Bien que restreint et inattaquable, ce jugement affirmait une volonté de limiter l’expansion fédérale des droits de la personne, perçus comme secondaires par rapport aux droits à l’autonomie des peuples des états.

Protection des pouvoirs réservés aux états

Le dixième amendement, ratifié en 1791, réserve aux états, ou au peuple, tous les pouvoirs non confiés au fédéral. La Cour avait remis en cause cet amendement en 1941, et, à nouveau en 1985, conseillant aux états de recourir au processus politique national pour protéger leur autonomie au lieu de faire appel au dixième amendement.

En 1992, toutefois, la Cour déclare inconstitutionnelle la clause d’une loi fédérale de 1985 (Low-Level Radioactive Waste Act) qui obligeait les états à disposer, avant 1996, des déchets radioactifs selon les modalités prescrites ou à assumer leurs responsabilités civiles. Même si cette loi, fruit de négociations entre les gouverneurs d’état et le Congrès, est un exemple de « fédéralisme coopératif », la Cour statue que le dixième amendement n’accorde pas aux gouverneurs l’autorité d’abandonner au Congrès la souveraineté de leur état, ni donc de vendre les droits républicains de leurs citoyens (New York v. United States).

Grâce au dixième amendement, sur lequel reposent la plupart des décisions de la Cour relatives au fédéralisme, la majorité reprend la doctrine du XIXe siècle de la « double souveraineté » : le fédéral et les états possèdent des souverainetés constitutionnelles distinctes et indépendantes, et aucun ne peut enfreindre la souveraineté de l’autre.

Protection des états contre les obligations fédérales

Dans New York puis Printz v. United States (1997), la Cour interdit au Congrès d’obliger les fonctionnaires des états et des

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000

municipalités à appliquer une loi fédérale. La Cour invalide la clause d’une loi de 1993 (Brady Act) qui contraignait les autorités légales locales à fouiller le passé des acheteurs d’armes à feu jusqu’à ce que le fédéral instaure son propre système. Selon la Cour, les fonctionnaires locaux et régionaux sont libres de coopérer volontairement (et la plupart le font), mais le Congrès ne peut les y astreindre.

Protection des états contre le pouvoir commercial fédéral

Le cas United States v. Lopez (1995) est plus surprenant encore : pour la première fois depuis 1936, la Cour invalide une loi parce qu’elle outrepasse l’autorité constitutionnelle du Congrès en matière de commerce entre états. La majorité invalide une loi (Gun-Free Schools Zones Act, 1990), qui faisait de la possession d’une arme à feu à moins de 1000 pieds d’une école un crime fédéral. (L’éducation est en très grande majorité régionale-locale, et 41 états disposaient déjà, en 1990, de lois sur la protection des écoles contre les armes à feu). Le Congrès considérait que le fait de posséder une arme à feu près d’une école — qu’elle soit utilisée ou non, exposée à la vue, ou obtenue par voie de commerce entre états — nuisait à l’enseignement. Ce dernier étant vital pour l’économie, le Congrès pouvait exercer son autorité sur le commerce pour réglementer ou criminaliser tout comportement jugé perturbateur dans les écoles.

Non, objecte la Cour : une interprétation aussi large transformerait l’autorité du Congrès en matière commerciale en « un pouvoir général de police qui appartient aux états ». Du reste, les fonctionnaires fédéraux interrogés se sont avérés incapables de citer une activité humaine échappant à l’autorité du Congrès en vertu de cette définition élastique du commerce entre états.

Protection des états comme laboratoires de la démocratie

En 1997, la Cour refuse de faire du suicide assisté un droit national en vertu du quatorzième amendement à la Constitution américaine, confirmant ainsi l’interdiction d’un tel suicide dans 49 états. Laissant aux états le pouvoir de décider si le suicide assisté constitue ou non un droit, la Cour déclare qu’il n’y a « aucune raison de croire que le processus démocratique [dans les états] ne trouvera pas le juste équilibre. » L’Oregon devient, en 1998, le premier état à autoriser le suicide assisté.

En statuant autrement, la Cour aurait provoqué un tollé politique, alimentant le débat national qui fait rage depuis la décision de 1973 en faveur de l’avortement. L’une des justifications du fédéralisme est qu’il peut empêcher les déchirements nationaux car les conflits culturels se trouvent dispersés dans les entités constituantes : les Américains sont en désaccord sur l’avortement, le suicide sous toutes ses formes, la peine de mort (autorisée dans 38 états), l’homosexualité, etc.

Protection des états contre une interprétation trop large du quatorzième amendement

Le quatorzième amendement (1868) stipule qu’aucun état ne peut « priver aucune personne de sa vie, de sa liberté ni de ses biens sans jugement équitable, ni ne peut refuser à aucune personne… la protection garantie à tous par la loi ». Le Congrès s’est appuyé sur cet amendement, ratifié après la Guerre civile, pour protéger les Noirs du sud contre les sanctions des états. Depuis 1931, on recourt à cet amendement pour étendre considérablement les droits de la personne, et pour les protéger de toute transgression par les états.

En 1997, toutefois, la Cour limite l’interprétation du quatorzième amendement par le Congrès en invalidant une loi de 1993 (Religious Freedom Restoration Act) et en se déclarant l’ultime arbitre de la Constitution. Une église de style missionnaire, située sur un site historique protégé, avait traduit en justice la ville de Boerne, au Texas, en vertu de cette loi, parce que la ville lui refusait un permis pour agrandir son bâtiment. La Cour déboute l’église, faisant valoir que la loi en question constitue une « intrusion considérable dans les prérogatives traditionnelles et l’autorité générale de l’état sur la santé et le bien-être de ses citoyens. »

Protection de l’immunité souveraine des états

Le onzième amendement (1798) visait à empêcher les états d’être traduits devant une cour fédérale sans leur consentement. Mais la Cour avait longtemps permis au Congrès d’ignorer cet amendement pour gérer le commerce et protéger les droits de la personne. En 1996, toutefois, la Cour rétablit l’« immunité souveraine » des états en statuant que la Tribu Seminole ne peut poursuivre en justice la Floride l’accusant d’avoir violé une loi fédérale (Indian Gaming Regulatory). En 1999, elle statue que les fonctionnaires d’un état ne peuvent poursuivre leur état, en vertu de la loi fédérale de 1938 (Fair Labor Standards Act), ni à la cour fédérale, ni à celle de l’état. De telles poursuites, soutient la majorité, limitent la « capacité des états de gouverner en accord avec la volonté de leurs citoyens. »

Plus contestée encore était une décision de mai 2000 annulant la clause d’une loi de 1994 (Violence Against Women Act), qui permettait aux femmes de traduire un assaillant présumé devant une cour fédérale (sans même que ce dernier ait été accusé ou reconnu coupable d’une infraction quelconque par une cour d’état). Le Congrès fondait sa loi sur le quatorzième amendement et ses pouvoirs commerciaux, alléguant que les états négligeaient la protection des femmes et que la violence faite aux femmes nuisait à l’économie nationale.

La Cour statue que le Congrès a encore étiré hors de toute mesure raisonnable la notion de « commerce entre états », abusé du quatorzième amendement, et empiété sur les pouvoirs souverains de police des états, menaçant ainsi « l’équilibre soigneusement établi par les Pères de la Constitution entre les états et le fédéral. »

C’est une décision controversée parce qu’elle constitue une invitation à remettre en cause de nombreuses lois fédérales sur les droits civils, le bien-être social, la main-d’œuvre et l’environnement, qui accordent aux citoyens le droit de poursuivre en cour fédérale les états, les entreprises et les individus.

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La Cour suprême des États-Unis a érigé un mur contre le pouvoir fédéral, mais l’obstacle reste surmontable. Ce n’est pas toutes les décisions de la Cour qui ont limité le Congrès, et certaines affectent les états. En juin 2000, par exemple, la Cour a invalidé à l’unanimité une loi du Massachusetts imposant des sanctions économiques à la Birmanie.

Il faut donc constater que le fédéralisme, un sujet habituellement banal, anime encore le débat politique américain aux niveaux national, régional et local.

Fédérations volume 1, numéro 1, novembre 2000