C’est en novembre 2000 que prenait forme, aux Philippines, un nouveau mouvement national axé sur la promotion du fédéralisme. La signature d’une résolution d’appui au fédéralisme par vingt-deux des vingt-quatre membres du Sénat philippin aidait à concrétiser davantage ce mouvement.

De fait, cette résolution visait à modifier la Constitution philippine de 1987 de manière à convertir les quinze régions administratives actuelles du pays en deux états fédéraux régies par un district fédéral de la capitale (Manille) semblable à celui de Canberra, en Australie, ou de Washington, D.C.

Ce regain d’intérêt envers le fédéralisme prend sa source dans la rébellion des séparatistes musulmans de Mindanao, la deuxième plus grande île de l’archipel des Philippines et un lieu particulièrement riche en ressources.

La population musulmane de Mindanao s’étale sur treize villes et provinces. Depuis plus d’un siècle, ces collectivités sont au coeur des mouvements sécessionnistes et des rébellions qui ont ébranlé la région et ce, à l’intérieur d’un pays où plus de 85 pour cent des habitants sont des chrétiens.

La rébellion qui fait rage dans la région centrale de l’île de Mindanao est alimentée par le Front national de libération islamique de Moro (Moro Islamic National Liberation Front), contre lequel le gouvernement du président Joseph Estrada mène une véritable guerre depuis le mois de mai 2000. La rébellion du Front national de libération vise la création d’un état « Bangsa Moro » distinct à même le territoire actuel de la République des Philippines. Mais certains dirigeants du mouvement semblent aussi intéressés à accroître le degré d’autonomie de la population musulmane au sein de l’état philippin.

Les sénateurs qui appuient le mouvement pro-fédéral font valoir qu’un régime fédéral constituerait la solution ultime pour bloquer l’élan de rébellion des séparatistes musulmans.

Une longue quête

Au moment d’établir la première république des Philippines en janvier 1900, l’administration coloniale américaine s’inspirait du modèle américain pour jeter les bases d’un nouveau régime démocratique, mais elle n’adoptait pas pour autant la structure fédérale en place aux États-Unis.

Lors de la convention pour rédiger la nouvelle constitution du pays, la plupart des représentants provenaient de l’île de Luçon. On notait la participation symbolique d’une délégation en provenance des Visayas et de Mindanao, alors que les sultanats musulmans de Mindanao n’étaient même pas représentés au sein de la première république. Ces prises de décisions « à la Luçon » sont à l’origine du mouvement actuel en faveur du fédéralisme.

Mais alors même que la colonie ouvrait la voie à l’autonomie gouvernementale, la tenue des premières élections, en 1901, favorisait encore les représentants locaux. La structure du gouvernement national reposait toujours sur la fondation des gouvernements locaux.

Instaurée au début des années 1900, la première assemblée législative des Philippines regroupait surtout les porteparole des dirigeants provinciaux. Le Président de la Chambre jouissait du statut du dirigeant national et avait pour tâche de transiger avec le gouverneurgénéral américain.

De l’indépendance à aujourd’hui, en passant par la dictature de Marcos

Au cours des premières décennies suivant la création de la république en 1946, les dirigeants régionaux faisaient figure de seigneurs de guerre auprès desquels le président national devait négocier des appuis politiques, surtout lors des élections courantes.

Les sénateurs étaient élus au sein de districts régionaux, à l’image des divisions linguistiques qui déchiraient le pays. S’inspirant des traditions politiques, les partis politiques cherchaient, lors des élections de présidents et de viceprésidents, à atteindre un juste équilibre entre les régions. Ainsi, si le président élu venait de Luçon, il fallait que le viceprésident soit un habitant de Mindanao ou des Visayas.

Il existait aussi une pratique inavouée qui permettait de réserver une place, dans la liste de candidats au Sénat préparée par les deux principaux partis politiques, à deux candidats musulmans. Cette mesure visait à favoriser l’unité nationale et à promouvoir l’intégration des nombreuses religions et cultures en une seule collectivité nationale. Au sein du cabinet, on réservait au moins un porte-feuille à un membre musulman.

L’apparence d’intégration dans un régime centralisé et unitaire a été suivie par le démantèlement du régime de parti et l’installation d’un régime autoritaire en 1972, sous la férule du président Ferdinand Marcos. La tendance à la décentralisation a subi un grave revers au cours des quatorze ans du régime Marcos, et la centralisation a atteint un nouveau sommet. La défaite de la dictature de Marcos, en 1986, a donné un second souffle aux efforts en faveur de l’autonomie locale.

En 1991, le gouvernement démocratique du président Corazon Aquino adoptait une loi originale, le Code du gouvernement local, qui lui permettait de céder nombre de pouvoirs centralisés aux gouvernements locaux. Les instances gouvernementales locales, y compris les entités municipales et provinciales, jouissaient dorénavant d’une plus grande latitude pour imposer

Fédérations volume 1, numéro 2, janvier 2001

des taxes et impôts, et recevaient une plus grande part des revenus nationaux. Le Code sur le gouvernement local de 1991 confirmait l’intention politique du président de garantir aux gouvernements locaux une autonomie locale authentique et concrète qui leur permettait de s’émanciper en tant que collectivités autosuffisantes, et de devenir des partenaires efficaces capables d’appuyer l’atteinte des objectifs nationaux.

On établissait également des zones économiques autonomes spéciales dans des secteurs du pays favorables à l’instauration de projets économiques. Les gouvernements locaux avaient dorénavant le droit de recueillir des fonds en vue de financer leurs projets de développement. On allait même jusqu’à créer un ministère des gouvernements locaux au sein du Cabinet.

Cette dévolution des pouvoirs a eu des effets mixtes. Dans certaines villes et provinces riches en ressources naturelles et historiquement axées vers l’entrepreunariat, cette mesure a favorisé une rapide évolution. Ces zones de forte croissance sont devenues les plus ardents promoteurs de l’autonomie et du régime fédéraliste (hormis les musulmans de Mindanao).

Et pourtant, même si l’on a commencé à verser aux entités locales un plus grand pourcentage des taxes nationales issues de leur secteur, le gouvernement central a toujours de la difficulté à relâcher les rennes du pouvoir. Manille est toujours en mesure de retarder l’allocation de revenus internes aux provinces dont les autorités locales s’opposent au leadership du gouvernement central. En outre, le gouvernement central refuse toujours de céder le contrôle qu’exerce la police nationale sur les unités policières locales. Ce système policier national fait partie du triste héritage du régime Marcos et témoigne de son obsession démesurée face à la centralisation.

L’option fédérale

Le concept du fédéralisme a séduit nombre d’universitaires philippins dont l’ancien président de l’Université des Philippines, José Abueva, qui a rédigé un mémoire sur le mouvement fédéraliste et l’a présenté aux membres du Congrès.

Dans son document, José Abueva cite des études menées dans les années 80 par deux étudiants du Collège d’administration publique de l’Université des Philippines, Rizal Buendia et Gabriel Iglesias, qui militent en faveur d’un régime fédéral. Rizal Buendia affirme que les Philippines ont tous les prérequis nécessaires pour se convertir au fédéralisme :

  • la divergence des intérêts économiques entre les gouvernements locaux et l’état unique fédéralisant, d’où le désir des composantes de sauvegarder leur autonomie à des fins économiques, politiques et culturelles précises;

  • la présence d’obstacles géographiques qui nuisent à l’établissement d’un gouvernement unique efficace, c’est-àdire de vastes régions séparées par des étendues d’eau, des montagnes ou des barrières physiques;

    • un manque de communication, l’existence d’une multitude de lois, de normes, de pratiques et de modes de vie.

    • Rizal Buendia a cité les arguments de Gabriel Iglesias en faveur d’une structure fédérale, y compris les avantages suivants :
  • un tel système assurerait le respect équitable des besoins et un statut égal dans toutes les régions du pays, nonobstant les particularités ethniques, religieuses, linguistiques ou géographiques;

  • il réduirait les pressions en faveur du séparatisme;

  • il constituerait un facteur égalisateur car il favoriserait un mode de développement socio-économique et politique plus équilibré et sensible aux besoins des régions;

  • il permettrait un rapprochement entre les gouvernements et la population;

  • il favoriserait l’intégration et l’unité nationale.

José Abueva propose une période de transition de deux ans pour mettre en oeuvre un régime fédéral, en commençant par la modification de divers aspects de la constitution. Il recommande le maintien d’un régime présidentiel agrémenté d’une législature à deux chambres. Au niveau du Sénat, il propose d’attribuer trois sièges à chacun des dix états fédéraux.

José Abueva affirme aussi que « même si la répartition nationale des ressources et du bien-être constitue l’une des tâches majeures du gouvernement fédéral…les

états doivent devenir les véritables moteurs du développement économique et social, ainsi que les premiers fournisseurs de services sociaux et de sécurité publique ».

Il souligne que le fédéralisme constitue un régime plus démocratique et stable. Il précise également qu’il aurait été difficile d’organiser un coup militaire semblable à celui lancé contre le gouvernement Aquino dans les années 80 dans le contexte des gouvernements d’état autonomes.

Même si le cadre légal qui sous-tend la destitution a été établi, la route menant au fédéralisme n’est pas sans écueils. D’une part, il faut contrer l’inertie propre à un système hautement centralisé qui perdure depuis cinquante ans, renforcé par une présidence puissante dont les pouvoirs surpassent même ceux attribués au président des États-Unis.

De l’autre, et il s’agit là d’un formidable obstacle, il faut composer avec la grande résistance populaire envers tout remaniement de la constitution. Beaucoup de Philippins craignent qu’on ait recours au processus de modification de la Constitution pour éliminer la limite de six ans imposée au mandat présidentiel ou pour abolir d’autres éléments constitutionnels qui leur tiennent à coeur.

Il faut trouver le moyen de calmer cette résistance avant que l’élan pro-fédéralisme trouve un moteur efficace — la modification de la Constitution—pour convertir ce désir en réalité.

L’avènement d’une crise pourrait aider à surmonter la résistance actuelle. On pense aux répercussions économiques et politiques de la rébellion musulmane de Mindanao, par exemple. En outre, la crise actuelle qui secoue le régime du président Joseph Estrada pourrait encourager les gens à considérer avec plus de sérieux l’option du fédéralisme. Le président Estrada fait présentement face à de sérieuses accusations de corruption et pourrait être destitué de ses pouvoirs. Cette crise inciterait peut-être les Philippins à considérer les réformes fédéralistes comme autant d’excuses pour se débarrasser d’un système présidentiel beaucoup trop rigide.

C’est ainsi qu’il peut arriver, dans la vie d’une nation, qu’une crise comporte à la fois une menace de danger et la promesse de jours meilleurs.

Fédérations volume 1, numéro 2, janvier 2001