Les observateurs de la Fédération australienne étaient sûrs que l’avènement du centenaire inciterait le pays à lancer un débat très attendu sur l’état du régime fédéral. Tel n’a pas été le cas. À quelques exceptions près, le malaise des générations précédentes se perpétue, malgré la promesse du premier janvier 2001—et des douze mois subséquents.

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Tout au long de l’an 2000, les Australiens semblent avoir fait leur possible pour oublier l’anniversaire imminent de leur premier centenaire, comme pour confirmer les dures réalités qui ont ponctué l’histoire politique, sociale et culturelle du pays depuis la création de la Fédération en 1901.

Évidemment, on peut leur trouver des excuses, puisque la nation préparait l’entrée en scène majeure de sa carrière dans le cadre de la plus imposante manifestation internationale depuis la mondialisation et l’avènement des technologies de l’information : les Jeux Olympiques de Sydney.

Rien ne dictait pourtant que le centenaire de la Fédération et la tenue des Jeux olympiques ne puissent faire bon ménage. Les Australiens ont simplement accepté que les choses se passeraient ainsi.

La présence hautement monnayable de Cathy Freeman, de Michael Klim et d’autres athlètes australiens noirs et bronzés a totalement subjugué les efforts de rapprochement empathique avec les vieillards à barbe blanche qui ont jeté les bases de la nation, il y a cent ans.

Mais si les observateurs de la Fédération australienne n’étaient pas surpris de la tournure des événements, ils espéraient qu’au cours des semaines et des mois entre les Jeux Olympiques et le premier janvier 2001—la date exacte du centenaire australien—un message lumineux parviendrait à percer ce nuage d’indifférence.

Les plus grands idéalistes parmi cette bande de mordus rêvaient d’un débat réel, même si tronqué, sur les cent ans de l’expérience fédérale, c’est-à-dire un forum nécessaire, quoique tardif, sur l’état du fédéralisme australien.

Cet optimisme témoignait d’une grande naïveté. En effet, l’histoire de la Fédération australienne compte si peu de témoins éloquents que la sagesse des ans s’est trouvée très grevée. Pas surprenant que les commentateurs qui ont fait surface entre novembre 2000 et janvier 2001, qu’il s’agisse de politiciens comme le premier ministre Bob Carr de New South Wales, d’historiens ou d’auteurs populaires, n’ont fait qu’effleurer un débat que l’Australie attend toujours.

Des fédéralistes « tapis dans l’ombre »

L’histoire du « grande silence de la Fédération » est teintée de mélancolie. Il aura fallu attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que quelques historiens australiens osent décrier la curieuse pénurie d’informations sur l’histoire de la Fédération. Le premier à ce faire, L. F. Crisp, maintenant décédé, demeure l’une des plus éloquentes voix du fédéralisme australien. C’est avec une clarté particulière qu’en 1952, il décrivait ainsi la nature du problème :

«. . . contrairement aux Américains . . . les Australiens n’ont pas beaucoup de respect ou d’estime à l’endroit des pères fondateurs du pays et de leurs exploits. Plusieurs ont été oubliés. Peu sont cités et même là, leurs paroles se font rares. . . Pourtant, il y a des moments où les Australiens gagneraient à se rapprocher de leurs racines politiques. Jetant un regard en arrière, ils se rendraient compte que c’est par pure négligence qu’ils ont pris leurs distances de l’esprit et des faits de l’époque. »

Seize ans plus tard, l’historien Geoffrey McDonald reprenait les arguments de Crisp, indiquant simplement qu’à l’encontre des États-Unis, l’Australie n’avait plus en mémoire ses grands fédéralistes et s’était laissée couler dans la noirceur d’un passé oublié.

Peu de choses ont changé au cours des décennies suivant la publication de ces commentaires provoquants mais véridiques. Leur validité intrinsèque vaut toujours. Ceux d’entre nous qui constatent, avec une frustration croissante, l’indifférence de la majorité des Australiens face à cette étape culturelle et politique unique dans les annales du pays jugent que l’ignorance manifeste des générations antérieures n’apporte aucune consolation.

Comment expliquer les efforts surhumains qu’il faut déployer pour inciter les Australiens à célébrer avec enthousiasme le centenaire du pays, alors même que la génération actuelle est le témoin privilégié de cet événement fracassant? Qu’est-ce qui a tant retardé le débat urgent sur le fédéralisme et sur la Fédération?

On note au moins quatre raisons.

Premièrement, à l’instar de l’historien controversé Jonathan King, plusieurs Australiens croient que la constitution de la Fédération, dans les années 1890, s’est réalisée sans heurt et sans effort. Par conséquent, l’événement ne mérite pas une place privilégiée dans la mémoire collective. Selon King, il s’agirait « de la séance de bavardage la plus étirée, passive et banale de toute l’histoire australienne; un processus truffé de conférences intercoloniales, de discours ennuyeux, de comités d’enquête sans conviction, de banquets dispendieux et de longs voyages soporifiques tous frais payés en train ».

Même s’il ne s’agit pas d’une opinion savante, cette affirmation non fondée a été particulièrement bien reçue dans un pays où, à l’heure actuelle, les politiciens sont encore moins bien perçus que les banquiers, les journalistes et les vendeurs de voitures usagées. Le récent référendum sur la république a souffert de cette attitude irrationnelle.

Fédérations volume 1, numéro 3, mars 2001

Deuxièmement, malgré la publication récente et très bien accueillie de quelques excellents livres sur la saga de la Fédération australienne (des oeuvres d’Helen Irving, de John Hirst et de Geoffrey Bolton entre autres), on a trop longtemps puisé l’essentiel du récit historique à un petit nombre de versions faussées produites par des « pères » de la Fédération longtemps disparus, comme Alfred Deakin et Bernhard Wise.

Troisièmement, comme l’écrivait récemment l’ancien ambassadeur australien Richard Broinowski dans une lettre au journal Canberra Times, lorsqu’on revoit les gestes d’artisans clés de la Fédération comme le solliciteur général de l’époque, Billy Hughes (qui deviendrait plus tard premier ministre), le gouverneur général Lord Denman ou le ministre des Territoires, King O’Malley, on découvre que leurs opinions sociales documentées mais biaisées ont aidé à façonner les aspirations nationales en 1901. Ces derniers endossaient avec enthousiasme le racisme et une forme agressive d’impérialisme. On a levé le voile une fois pour toutes sur les impératifs victoriens particulièrement virulents qui ont motivé les efforts de certains fondateurs de la nation.

Quatrièmement, comme l’affirmait récemment le greffier du Sénat, Harry Evans, l’idée que le régime gouvernemental de l’Australie s’apparente à celui de Westminster est aussi dommageable qu’absurde. Le « mantra de Westminster » constitue, croit-il, un cliché auquel plusieurs politiciens australiens souscrivent parce qu’il appuie discrètement « l’absolutisme du premier ministre ».

Selon Harry Evans, pour arriver à discuter intelligemment de son régime politique, l’Australie devra rejeter, une fois pour toutes, ce que Lord Hailsham qualifie de « dictature élective » et de « fonction impérialiste du premier ministre ». Le pays devra également rétablir la primauté du système de freins et contrepoids réclamé, et initialement atteint, par les pères de la Fédération.

Un grand silence

Seule une poignée d’écrivains ont daigné se prononcer sur l’état du fédéralisme australien en l’an 2000. Par conséquent, il est légitime d’affirmer qu’aux antipodes du monde, on vit ce qu’il convient d’appeler le grand silence de la Fédération. Nous semblons avoir perdu tout contact avec nos racines et avec notre réalité.

Il va de soi que les meilleurs sommaires, véritables «abécédaires de la Fédération », ont été produits par deux des historiens contemporains les plus chevronnés à partir d’extraits de leurs livres. Il s’agit de To Constitute a Nation: A Cultural History of Australia’s Constitution (Cambridge University Press, 1999) par Helen Irving, et de The Sentimental National: The Making of the Australian Commonwealth (Oxford University Press, 2000) par John Hirst. Néanmoins, selon moi, la contribution la plus valable vient de Paul Kelly, le rédacteur international du journal Australian.

Kelly, qui s’est démarqué comme étant le journaliste le plus incisif du pays tout au long de la campagne référendaire républicaine, souligne avec emphase l’importance de la période de 1901–1914 pour la consolidation du fédéralisme australien. Dans un article intitulé « Practical, visionary, enduring » et paru dans l’Australian les 30 et 31 décembre 2000, Paul Kelly dépeint cette période comme une étape dynamique dans l’édification de la nation.

Plus encore, il prend à parti le plus célèbre historien australien, Manning Clark, pour son attitude dédaigneuse à l’égard de la Fédération. De fait, Clark se dit fort déçu de la Fédération australienne qui représente, selon lui, « le triomphe de la bourgeoisie ». Kelly rétorque à Clark que « l’héritage du centenaire mérite une meilleure évaluation ».

Il est clair que la contribution de Kelly contraste vivement avec les articles contemporains qui explorent des sujets pertinents au présent, au lieu de relier les complexités du passé à une vision d’avenir.

De fait, le manque d’envergure intellectuelle et la faible imagination de la plupart des rétrospectives du centenaire ont plutôt mis en lumière les exposés ayant poussé plus loin la réflexion.

L’historien controversé Geoffrey Blainey figure parmi ces auteurs plus audacieux. Même s’il s’est montré prudent en décrivant l’Australie comme « une terre riche d’espoir et de possibilités », et en affirmant que le pays avait bien des raisons de célébrer, il a osé une opinion sur le fédéralisme, précisant que « le régime fédéral s’avère toujours la meilleure solution » dans le cas d’un pays démocratique étalé sur un vaste territoire. Gardant pour la fin son point le plus litigieux, Blainey a finalement conclu « qu’il existait de bonnes raisons d’établir un gouvernement d’État distinct pour chaque grande région. Malheureusement, nous constatons que le plus récent état australien, Queensland, a été créé il y a plus de 140 ans. »

Si aucun commentateur n’a osé répondre à la suggestion spéculative de Blainey, quelques-uns ont tout de même exprimé une opinion quant au débat entourant le fédéralisme australien.

Un argument en devenir

Le rédacteur en chef de l’Australian, Mike Steketee, argumente que même si la démocratie australienne s’avère « l’une des plus durables au monde », cela « n’en fait pas un régime gouvernemental efficace, puisque la Constitution a légué au pays un véritable embrouillamini de responsabilités fédérales et étatiques chevauchantes et étriquées. Les anachronismes et les contradictions . . . n’ont toujours pas été réglés ». Quel dommage que Steketee n’ait pas fourni d’autres précisions sur cet « embrouillamini » qui existe bel et bien en l’Australie.

Plus pitoyable encore, les spécialistes du fédéralisme invités à commenter le centenaire n’ont pas pris leurs responsabilités, optant plutôt de diluer leur message jusqu’à le rendre insipide.

Le débat sur le fédéralisme n’a certes pas encore pris de l’aile en Australie.

Somme toute, la pensée la plus éclairée sur l’instinct fédératif a été formulée par l’un des plus grands sages du pays et son plus célèbre auteur vivant, David Malouf. Dans un texte hautement réfléchi, comme toujours, paru dans l’Australian le Jour de l’An, Malouf affirme, de prime abord, que « l’avènement de la Fédération a lancé le débat sur la sorte de nation que nous voulions devenir… » Même si cette thématique avait déjà été abordée par quelques commentateurs, seul Malouf a pu situer l’expérience olympique dans le contexte élargi de la Fédération et de son évolution :

… les Jeux Olympiques de Sydney ont constitué l’apothéose des réalisations nationales de l’Australie et ont révélé, à nous-mêmes comme aux autres, que nous possédions maintenant un style national propre. De bien des façons, cela constituait notre façon particulière de célébrer le centenaire.

Au fur et à mesure qu’au cours du 21e siècle l’Australie discute des mérites de son régime fédéral distinct, souhaitons que les politiciens participants feront preuve d’autant d’imagination et afficheront une aussi grande maîtrise des enjeux.

Fédérations volume 1, numéro 3, mars 2001