L’Europe s’oriente-t-elle vers une constitution fédérale?

PAR UWE LEONARDY

la création de la Communauté

européenne, il y a plus de quarante ans, bien des idées et des idéaux ont circulé au sujet d’une Constitution européenne. Aujourd’hui, étant donné l’élargissement prévu de l’Union, ces idées font enfin leur entrée dans le domaine de la réalité politique.

Les principaux dirigeants politiques relèvent le défi

En mai 2000, le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a lancé un débat controversé dans lequel il était question de la prochaine étape de l’intégration européenne. Peu après, le président de la république française, Jacques Chirac, et l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, prenaient part au débat.

L’automne dernier, à la veille de la réunion du Conseil européen à Nice, le premier ministre Tony Blair a fait part de sa réponse lors d’un discours intitulé Superpower—not Superstate [Super-pouvoir, pas super-état]. Après la ratification du Traité de Nice, le président fédéral allemand, Johannes Rau, a été le premier à répliquer avec son

Plaidoyer pour une Constitution européenne, présenté au Parlement européen en avril 2001.

Au début de mai 2001, le Parti socialdémocrate allemand—à l’instigation de son chef, le chancelier Gerhard Schroeder— a publié l’ébauche d’une résolution, Responsabilité pour l’Europe, dont le Parti doit débattre à son congrès de l’automne.

Enfin, à la fin du mois de mai, le premier ministre français Lionel Jospin est entré dans la ronde avec une série de propositions détaillées qu’il a exposées dans un discours à Paris.

Fédérations volume 1, numéro 5, été 2001

Il existe un terrain d’entente

Ces dirigeants émettent des propositions fort différentes, mais s’entendent sur un certain nombre de points, presque tous abordés dans le Traité de Nice :

  • une nouvelle méthode pour pondérer les votes des États membres au Conseil,

  • une augmentation considérable des sujets décidés à la majorité,

  • des normes sur la taille maximale du Parlement européen et de la Commission (après l’agrandissement de l’UE),

  • l’« officialisation » d’une Charte des droits fondamentaux, mais qui restera non contraignante en droit,

  • un engagement à définir de façon plus claire et calculable les compétences législatives de l’UE par rapport à ses États membres (d’ici 2004).

On s’entend aussi sur le fait que les structures de l’UE devraient devenir plus transparentes et plus démocratiques.

Du reste, personne n’a proposé d’abolir les États-nations indépendants qui forment l’UE —quelle que soit sa forme constitutionnelle à venir.

Enfin, il faut mentionner que plusieurs points encore ne font pas l’unanimité des acteurs principaux.

Une constitution pour l’Europe?

Rau, Fischer, Delors voire Chirac croient qu’une Constitution européenne est nécessaire. Schroeder, lui, se tait. Rau défend ouvertement l’idée d’une fédération d’États nationaux qui comprendrait tous les États membres depuis ses débuts.

Pour Fischer, une fédération européenne serait la dernière étape vers l’intégration dans le cadre d’un traité constitutionnel. Il soutient toutefois que cette étape ne peut être franchie qu’après la création temporaire d’un centre de gravité s’organisant sous un nouveau traité fondamental européen avec sa propre Constitution, ceci à l’intention d’un groupe choisi d’États membres prêts à aller de l’avant et à agir en tant que « pionniers » du mouvement.

Delors est celui qui s’approche le plus de cette vision. Chirac, lui, approuve l’idée d’un groupe de « pionniers », sans traité ni institutions propres, mais privilégie plutôt une forte coopération, ouverte à tous—qui devrait déboucher sur une Constitution européenne comprenant une Charte des droits fondamentaux.

Blair s’oppose catégoriquement à cette vision, refusant d’envisager une constitution dans un document formel. Il veut que l’Europe soit un super-pouvoir politique et économique, et non pas, dans sa constitution et son organisation, un super état.

Un « Sénat » européen et un pouvoir exécutif

En ce qui concerne la future structure institutionnelle, les idées les plus « fédéralistes » tendent vers une législature bicamérale de l’UE, à l’image des concepts allemand et britannique. Rau et Schroeder suggèrent la conversion du Conseil des ministres de l’UE en une Chambre des États (un peu comme le Bundesrat allemand ou le Sénat américain original), le Parlement européen actuel devenant une Chambre des citoyens, également dotée de pouvoirs.

Pour Fischer, la seconde chambre pourrait aussi être un Sénat élu. Blair, en revanche, préférerait la voir constituée de membres de parlements nationaux.

Des propositions semblables de « suffrage indirect » filtrent aussi certaines visions sur la restructuration du Parlement européen. Fischer n’y voit que des membres de parlements nationaux, alors que Delors propose un parlement (transitoire) « avantgardiste » qui serait composé également de membres de parlements nationaux et du Parlement européen actuel.

Quant au pouvoir exécutif du gouvernement européen, Rau et Schroeder voudraient que la Commission actuelle remplisse cette fonction, alors que Fischer a lancé l’idée de transformer le Conseil européen actuel en gouvernement européen, et de faire élire le président de la Commission par le biais d’une élection directe. Jospin a suggéré pour sa part que le bloc de partis qui remporte les élections européennes choisisse le président de la Commission.

Une structure fédérale est-elle en train de naître?

Ce sont les propositions de répartition des pouvoirs entre l’UE et les gouvernements de ses États membres qui donnent à la nouvelle Europe un caractère de plus en plus fédéral.

Tous s’entendent sur le fait qu’un net partage des pouvoirs législatifs constituerait un élément essentiel de la future Constitution européenne. Légalement, cette étape entraînerait toutefois une refonte des « Traités » qui gouvernent l’UE. Étant donné sa réticence générale face à l’intégration, il n’est pas surprenant que Blair ne veuille qu’une « Déclaration de principes » sur cette question—un document politique, et non pas juridiquement contraignant, dans le cadre d’une « charte des compétences ».

Mais la Grande-Bretagne n’est pas la seule à faire preuve de réserves. Sur la question délicate de la souveraineté—qu’elle soit divisée, jointe, nationale ou UE—les points de vue sont fort divergents au sein des États membres.

Le temps des définitions est venu

Étant donné le niveau de désaccord, il est évident qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver à une Constitution européenne, et, surtout, à une Constitution « fédérale » universellement comprise et acceptée.

Malgré tout, le Traité de Nice constitue le point de départ décisif sinon obligé d’une « Europe fédérale ». Il a suscité un débat public sur la répartition des pouvoirs entre les divers ordres de gouvernement— processus qui promet des changements concrets d’ici 2004. La répartition du pouvoir et des compétences entre les divers paliers gouvernementaux est la marque d’un système fédéral. Une fois cet objectif atteint, l’accord deviendrait le noyau d’une constitution fédérale pour l’Europe.

Ce débat aura inévitablement deux conséquences : il montrera que l’UE, de par sa qualité d’organisme supranational, fonctionne à la façon d’une fédération, et prouvera que Delors a tout à fait raison lorsqu’il affirme que les termes « fédéralisme », « subsidiarité », « constitution » et « charte » n’ont pas le même sens pour tout le monde.

Pour les intellectuels, les médias et les dirigeants européens, la tâche la plus urgente consiste à donner des définitions pertinentes de l’Union européenne à ces termes controversés mais essentiels. Les Européens pourraient ainsi se lancer dans un débat éclairé sur leur avenir.

Fédérations volume 1, numéro 5, été 2001