Les partisans conservateurs du président George W. Bush ont très favorablement accueilli son plan de réforme scolaire intitulé No Child Left Behind.

Ex-spécialiste de l’éducation à la fondation conservatrice Heritage et aujourd’hui conseillère auprès du vice-président Dick Cheney, Nina Shokrai Rees a vu dans la proposition de Bush l’occasion de redéfinir le rôle du gouvernement fédéral.

Selon Rees, « les normes, le choix et l’autonomie fiscale et juridique pour obtenir un taux de succès plus élevé aux examens constituent les mots d’ordre de la réforme scolaire aux États-Unis ».

Les représentants proposent un projet de loi modifié sur l’éducation

Pourtant le projet de loi proposé avait subi des modifications importantes quand, à la fin du mois de mai, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté l’Elementary and Secondary Education Act Reauthorization Bill par une écrasante majorité de 384 voix contre 45. Le projet de loi, repris en juin par le Sénat, pourrait être à nouveau modifié avant de se retrouver sur le bureau du président.

S’agira-t-il de l’ensemble de réformes le plus radical décrété depuis de nombreuses années, ainsi que le soutient le gouvernement Bush? S’agira-t-il plutôt d’une importante concession faite aux groupes d’intérêts libéraux, comme l’estime maintenant une partie de la droite? Est-ce que ce sera un (petit) pas vers la privatisation du système d’éducation publique aux États-Unis? Enfin, cette loi transformera-t-elle totalement les relations entre le fédéral et les états?

La version du projet de loi proposée par les représentants comprend toute une liste d’actions. Elle met l’accent sur la normalisation des évaluations et tient les écoles de districts responsables des résultats scolaires. Le projet de loi exige que les élèves de la troisième à la huitième année soient évalués chaque année en lecture et en mathématiques. Pour la première fois, il prévoit le financement public de professeurs privés pour les enfants qui fréquentent des écoles « défaillantes ».

Mais les « bons d’études » (ou fonds publics destinés aux écoles privées ou confessionnelles) qui constituaient l’élément principal et très controversé du plan original de Bush ne font pas partie du projet de loi des représentants. Deux amendements ont été rejetés : le premier prévoyait offrir jusqu’à 1500 dollars aux étudiants des écoles défaillantes pour les envoyer dans une école privée, et l’autre proposait un projet pilote de 50 millions de dollars pour évaluer l’efficacité des bons d’études.

Il est donc presque certain que le Congrès ne s’attaquera pas aux bons d’études au cours de la présente session.

Trahison ou temps de réflexion?

L’abandon des bons d’études est un échec pour beaucoup de groupes conservateurs qui appuient fortement le président.

Le Federalist Digest y voit la «neutralisation du programme « bipartite » de M. Bush pour l’éducation ». Robert Novak, chroniqueur conservateur affilié, attribue ces changements au « bipartisianisme » du président Bush.

Compte tenu de leurs grandes ambitions, il est normal que les conservateurs se soient sentis trahis. Après tout, il est vrai que leur position avait bien changé depuis l’époque où ils exigeaient régulièrement une diminution du rôle fédéral et l’abolition du ministère de l’Éducation (cf. encadré). Pendant la campagne présidentielle, ils avaient laissé tomber leur demande par déférence pour la stratégie de Bush, qui tendait vers le centre en matière d’éducation. Les bons d’études devenaient donc l’un des éléments-clés du programme conservateur pour l’éducation.

Dans un article du Weekly Standard sur le projet de loi modifié, Michael S. Greve montre qu’en retirant les bons d’études (qui auraient permis aux parents d’abandonner les écoles publiques), « on a laissé passer la chance d’assister à une réforme scolaire fédérale constructive, une chance qui ne se représentera pas avant une dizaine d’années ».

Il n’y a pas que les conservateurs qui critiquent le projet de loi. Barbara Miner, de Milwaukee, est directrice-rédactrice en chef de Rethinking Schools, revue trimestrielle indépendante, et assistante à la rédaction du livre Failing Our Kids: Why the Testing Craze Won’t Fix Our Schools. Selon elle, l’accent mis sur une normalisation des évaluations est déraisonnable, fait preuve de discrimination raciale et ne mesure aucunement la capacité de pensée critique de l’enfant.

Miner souligne que « l’évaluation normalisée tire son origine de l’Eugénique, mouvement du début du siècle qui croyait à la supériorité intellectuelle des Blancs de l’Europe du Nord. En fait, l’évaluation normalisée n’existait pas vraiment dans nos écoles jusqu’à ce que l’on décide que le QI et autres tests similaires pouvaient identifier de façon pertinente les élèves « supérieurs » et « inférieurs » ».

Les bons d’études demeurent un élément important du débat

Les conservateurs croient que les bons d’études permettraient notamment de

Fédérations volume 1, numéro 5, été 2001

réduire le financement de l’enseignement public et de diminuer l’influence politique des syndicats nationaux des enseignants. Ils soutiennent que ces mouvements syndicaux constituent le principal obstacle à la réforme scolaire.

Lorsque l’argent du fédéral passe du secteur public au secteur privé—souvent aux écoles confessionnelles—ces écoles sont moins assujetties au contrôle réglementaire (compétences des enseignants, responsabilité financière et élaboration des programmes d’études) que les écoles publiques.

L’échec national du projet de bons d’études du président Bush est survenu peu après la cuisante défaite de deux projets de bons d’études généreusement financés lors des élections de novembre 2000 : le projet Kids First! Yes! au Michigan et la Proposition 38 en Californie. Les auteurs de ces propositions restent toutefois convaincus que les bons d’études sont la voie de l’avenir.

Les bons d’études continueront d’être au cœur du programme d’éducation de la droite avec le très important appui financier de plusieurs philanthropes conservateurs. Citons le partisan de Kids First! Yes!, Dick DeVos, président d’Amway et commanditaire réputé d’initiatives conservatrices, et Tim Draper, investisseur en capital risque de la Silicon Valley, qui a financé la Proposition 38 au coût de 26 millions de dollars. D’autres ressources financières provenant de fondations conservatrices telles la Lynde and Harry Bradley Foundation, de Milwaukee, subventionnent la cause.

Éminent chercheur de l’Université Stanford et partisan de longue date des bons d’études, Terry Moe estime que le chemin vers les bons d’études ne doit plus passer par un référendum complexe état par état.

Moe, qui a reçu un appui financier considérable de groupes conservateurs, affirme que, « dans quelques dizaines d’années, les bons d’études feront partie intégrante de l’éducation américaine ». Dans son essai Schools, Vouchers, and the American Public, sous l’étiquette de la Brookings Institution, Moe soutient également que les bons d’études sont en train de gagner la faveur d’un public de plus en plus large.

L’étude de Moe se fonde sur 4700 entrevues téléphoniques effectuées en 1995 pour connaître l’opinion des Américains sur les écoles publiques, les écoles privées et les bons d’études. Moe a passé cinq ans à analyser les données recueillies, et il conclut que les bons d’études seront finalement adoptés dans le cadre de ce qu’il appelle la « politique normale », c’est-à-dire les activités législatives des états.

« En fin de compte, c’est vraisemblablement cette même Cour suprême qui a confirmé Bush à la présidence qui décidera du sort des bons d’études, » écrit Stan Karp dans Z Magazine (avril 2001). Selon Karp, éducateur et rédacteur adjoint de Rethinking Schools, « la Cour suprême devra par la suite déterminer jusqu’à quel point les états peuvent utiliser les bons d’études pour canaliser les fonds publics vers les écoles privées et confessionnelles, et cette décision renverra la balle aux législatures d’état, provoquant d’autres débats. »

La longue marche jusqu’à la privatisation

La lutte au sujet de l’éducation américaine va au-delà du traditionnel paradigme du gouvernement fédéral versus état-localité. À cet égard, Ann Bastion, consultante en éducation et haut inspecteur des programmes à la fondation libérale New World, affirme qu’en vérité le facteur de privatisation « est la pièce maîtresse de tout l’agenda de la droite, à savoir démonter les programmes et les responsabilités du gouvernement à l’égard des besoins sociaux ».

Les initiatives de bons d’études pourraient contribuer à soutenir la privatisation. Par ce biais, une industrie de l’éducation publique de plus de 650 milliards de dollars pourrait être ouverte à des entreprises privées alors que les entrepreneurs et les spécialistes politiques conservateurs n’y voient que du rêve.

Pour les conservateurs, les compromis présidentiels à l’égard de l’éducation sont une opportunité manquée. Cependant, d’autres éléments du plan de Bush pourront ouvrir le chemin aux bons d’études et servir de cheval de bataille à la privatisation.

À mesure que les résultats des évaluations sont rassemblés et analysés, de plus en plus d’écoles publiques sous-financées peuvent être classées « défaillantes ». Il deviendra de plus en plus clair qu’engager un professeur ou s’inscrire dans une meilleure école ne sera pas l’alternative réelle pour la plupart des enfants mal instruits. Cela pourrait déclencher un nouvel élan pour les bons d’études, bref un pas extraordinaire vers la privatisation.

À l’heure de la déréglementation, le rôle du gouvernement fédéral serait considérablement réduit si le secteur privé prenait en charge une grande partie de l’éducation publique.

Fédérations volume 1, numéro 5, été 2001