Aumois d’août 2001 s’est tenue au pays une réunion qui en a dit fort long sur le statut changeant des villes canadiennes. Lors d’une table ronde, les ministres des affaires municipales des dix provinces canadiennes ont discuté de préoccupations communes, dont la nécessité d’offrir à la population des logements plus abordables. Le ministre fédéral du logement, Alfonso Gagliano, a fait valoir une proposition fédérale visant à investir $680 millions dans le logement au cours des quatre prochaines années.

Dans les années 70, le gouvernement fédéral avait participé à la construction de 25 000 nouvelles unités de logement par année. Vers le milieu des années 90, celui-ci s’était toutefois entièrement retiré des projets de construction. La présence du ministre Gagliano à cette rencontre, ajoutée à l’offre du fédéral d’investir à nouveau dans le logement, a constitué un événement majeur.

Les ministres ont choisi de tenir leur réunion en Ontario, la province la plus populeuse du pays. Mais au lieu d’opter pour Toronto, la dynamique capitale provinciale et la plus grande ville du pays, ils se sont donné rendez-vous à London, une petite ville calme nichée au creux de la zone agricole du sud-ouest ontarien, davantage tournée vers les traditions rurales canadiennes que vers l’avenir industriel et technologique.

Le président de la Fédération canadienne des municipalités (FCM), Jack Layton, présent à cette réunion, a affirmé avoir marqué des buts importants. Soulignons que la FCM représente plus de 1 000 villes canadiennes qui abritent plus de 80 pour cent de la population du pays. Monsieur Layton admet toutefois ne pas s’être assis à la table de négociation en compagnie des ministres. En revanche, il séjournait dans le même hôtel et s’adonnait, en compagnie d’une petite délégation de la FCM, à de « vigoureuses manœuvres de couloir » —souvent dans ceux dudit hôtel.

En fin de compte, Jack Layton et la délégation des villes ont lancé un ultimatum aux ministres fédéral et provinciaux : élargir le nouveau programme de logement pour répondre aux besoins des personnes à faible revenu, à défaut de quoi les villes refuseront de souscrire au projet. Les ministres ont accepté de réexaminer leur initiative et ont convenu de se réunir à nouveau plus tard cette année.

Ainsi, même si le statut légal des villes au sein de la fédération canadienne n’a pas véritablement changé, on peut dire que dans le contexte « pratico-pratique » de la politique de cuisine, les échelons supérieurs du gouvernement ont reconnu l’importance croissante des gouvernements municipaux. « Les villes génèrent une nouvelle énergie », précise Jack Layton. « Les niveaux de gouvernement élevés viennent de se rendre compte qu’ils ne peuvent plus nous tenir pour acquis. Après tout, c’est nous qui assurons la prestation courante de leurs programmes sur le terrain ».

Une création des provinces

En termes légaux, les villes canadiennes sont toujours reléguées au palier inférieur de la hiérarchie constitutionnelle et ne jouissent d’aucun droit en soi, étant entièrement tributaires des gouvernements provinciaux. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, qui regroupait officiellement les colonies pour constituer la fédération canadienne, attribuait aux provinces la responsabilité de gérer des villes. Vers le milieu du 19e siècle, les villes coloniales d’Amérique du Nord avaient bien obtenu le droit d’élire leurs propres conseils municipaux plutôt que de subir les choix imposés par les gouverneurs coloniaux. Mais la signature de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique a permis aux provinces d’exercer tous les pouvoirs sur les conseils municipaux élus.

Au fil des ans, les provinces ont voté des lois municipales qui accordaient aux municipalités les pouvoirs nécessaires pour offrir des services de base et pour en absorber les coûts en imposant des taxes foncières et des frais de service. Mais ces lois municipales s’avéraient plus restrictives que permissives. Au fur et à mesure que les municipalités grossissaient, les citoyens réclamaient des gouvernements locaux un plus grand éventail de services. C’est alors que les conseils municipaux ont commencé à exercer des pressions sur les provinces pour qu’elles modifient certaines lois municipales ou en adoptent de nouvelles. Il s’agissait d’un long processus qui pouvait s’avérer humiliant. La ville de Toronto devait autrefois demander la permission au gouvernement provincial d’installer un nouveau feu de circulation.

La Grande-Bretagne a conservé le pouvoir officiel d’approuver les modifications à la constitution canadienne jusqu’en 1982, date à laquelle cette dernière a été rapatriée au Canada. (À partir de 1931, le gouvernement britannique avait toujours accepté toutes les demandes de modification formulées par le gouvernement canadien). Depuis 1982, plusieurs conférences fédéraleprovinciales ont eu lieu dans le but de restructurer le partage des pouvoirs. À deux reprises, des efforts particuliers ont été déployés pour faire adopter des modifications d’ensemble, soit l’entente du lac Meech de 1990 et l’accord de Charlottetown en 1992.

Les deux tentatives ont échoué. Mais pendant que la tempête constitutionnelle faisait rage, le statut des villes demeurait inchangé. Dans les faits, elles s’avéraient toujours une « création des provinces ».

Des municipalités plus mordantes

Au cours de la dernière décennie, le statut des villes a commencé à changer, du moins sur le plan des rapports avec les gouvernements provinciaux. Dans les années 90, le gouvernement fédéral a engagé une lutte contre l’endettement en réduisant les « paiements de transfert » aux provinces. À leur tour, les provinces

Fédérations volume 2, numéro 1, novembre 2001

ont sabré dans leurs subventions aux municipalités. Selon les calculs du professeur Harry Kitchen de l’Université de Waterloo, les subventions provinciales sont passées de 23 pour cent des revenus municipaux à 15 pour cent sur une période de moins de une décennie. Depuis, la dégringolade se poursuit.

À Montréal, la participation provinciale aux coûts de transport a chuté de 33 pour cent à 20 pour cent. En Ontario, où cette cession a été particulièrement spectaculaire, le gouvernement provincial a confié aux instances municipales et régionales la responsabilité des logements subventionnés et de quasiment toutes les routes provinciales de calibre inférieur aux autoroutes. La province a également retiré son appui financier aux transports en commun locaux et au transport sur longue distance des banlieusards.

La province a soustrait de l’impôt foncier local certains coûts d’éducation, affirmant qu’une telle mesure permettait aux gouvernements municipaux de récolter assez de fonds pour remplir leurs nouvelles obligations. À l’amorce de cette cession, en 1997, le premier ministre de l’Ontario, Mike Harris, affirmait qu’il s’agissait d’un jeu à somme nulle. Selon lui, les municipalités n’auraient vraisemblablement pas à augmenter leurs taxes pour absorber le coût des nouvelles responsabilités qu’on venait de leur confier. Mais le taux de l’impôt foncier s’est mis à grimper dans diverses municipalités ontariennes, parfois même de plus de 10 pour cent.

Au fur et à mesure que les gouvernements provinciaux réduisaient leurs paiements de transfert, ils ont commencé à relâcher les contrôles légaux et entrepris de remanier les lois municipales pour accorder plus d’autonomie aux villes. À Terre-Neuve, la loi accorde dorénavant aux municipalités les pouvoirs nécessaires pour récolter des fonds en imposant une série de taxes commerciales et foncières et de frais d’usagers; la loi de la Nouvelle-Écosse élargit l’éventail des frais d’usagers; celle de l’Alberta permet aux municipalités de jouir des mêmes droits que « les personnes physiques ».

Les urbanistes et les constitutionnalistes débattent toujours de la question et tentent d’établir jusqu’où peuvent s’étendre les pouvoirs des personnes physiques. Pris dans un sens très large, les villes jouiraient de la même liberté d’agir que les particuliers. Elles pourraient emprunter de l’argent, établir des partenariats avec des sociétés privées et se lancer dans diverses entreprises pour générer des fonds—sans l’accord de leur gouvernement provincial. Aucune province n’est allée aussi loin jusqu’à ce jour. Mais l’analogie avec les pouvoirs des personnes physiques en est venue à constituer l’idéal que les villes veulent atteindre.

En Colombie-Britannique, la province a commencé à travailler directement avec les fonctionnaires municipaux dans le cadre d’un conseil mixte. Les parties ont conclu un protocole de reconnaissance grâce auquel le gouvernement provincial s’engage à ne pas poser de gestes se répercutant sur les villes sans consulter les gouvernements municipaux au préalable. Évidemment, la Colombie-Britannique peut agir de façon arbitraire, nonobstant ses discussions avec un gouvernement municipal. Mais comme l’explique Richard Taylor, le directeur général de l’Union des municipalités de la Colombie-Britannique : « Ceci symbolise bien l’autonomie et les pouvoirs croissants accordés aux villes, même si nous ne sommes pas encore reconnus comme un véritable palier gouvernemental ».

En Ontario, la nouvelle loi municipale est encore à l’état d’ébauche. Mais suite aux fortes pressions exercées par l’Association des municipalités de l’Ontario, le gouvernement provincial a accepté de retirer une clause nonobstant qui lui aurait permis de contrecarrer toute mesure municipale. Reste à voir si la nouvelle loi attribuera réellement aux municipalités de nouveaux pouvoirs ou si elle permettra encore au gouvernement provincial de les infirmer.

Aux quatre coins du pays, les provinces canadiennes élaborent des lois qui accordent une plus grande liberté d’action aux municipalités. Mais la reconnaissance officielle des municipalités comme de véritables paliers gouvernementaux, et son enchâssement dans la Constitution canadienne, sont loin d’être acquis. Cela dit, les villes ont le vent dans les voiles. Il y a vingt ans, la Fédération canadienne des municipalités comptait sept employés et un budget de $280 000. Aujourd’hui, la FCM embauche plus de cent personnes et gère un budget de plus de $20 millions. Au cours des trois dernières années, le nombre de membres a doublé, de 600 à plus de 1200. En outre, la Fédération a mis sur pied un caucus des maires des plus grosses villes. Ces derniers se réunissent régulièrement pour formuler des demandes au gouvernement fédéral. Leurs réunions attirent de plus en plus l’attention des médias et obligent les niveaux de gouvernement supérieurs à réagir, même s’ils rejettent toujours les demandes de financement accru.

Le président de la FCM, Jack Layton, est un membre actif du conseil municipal de Toronto. Certains croient qu’il pourrait devenir le prochain maire de la ville, quoiqu’on chuchote dans les couloirs de l’hôtel de ville de Toronto que Layton estime la scène politique nationale plus séduisante. Jack Layton est également un membre bien en vue du Nouveau parti démocratique, un parti socio-démocrate modéré. Le NPD a quasiment disparu de la carte électorale lors des dernières élections fédérales et provinciales, mais ses membres ont commencé à se réincarner en politiciens municipaux dynamiques, surtout à Toronto.

Traditionnellement, les partis nationaux ont toujours évité de mettre le nez dans les affaires municipales. Les Canadiens aiment croire que la politique municipale plane, pour ainsi dire, au-dessus de la partisanerie politique. Ils ne veulent pas vraiment que leurs conseillers municipaux affichent leurs couleurs politiques. Mais puisque le NPD joue dorénavant un rôle-clé au sein de la Fédération canadienne des municipalités, il serait surprenant que les autres partis nationaux cèdent sans riposter à cette nouvelle arène de politique urbaine nationale à un groupe gauchisant.

En Ontario comme au Québec, les gouvernements provinciaux obligent maintenant les villes à s’amalgamer avec leurs collectivités de banlieue. Ces mariages forcés ont donné naissance à certaines municipalités régionales qui regroupent plus d’habitants et administrent des budgets supérieurs à ceux de la moitié des provinces canadiennes. Il ne convient plus de se demander si les villes canadiennes constitueront un jour un niveau de gouvernement en soi et des partenaires à part entière de la fédération canadienne, mais plutôt quand et comment cette transformation s’opérera.

Fédérations volume 2, numéro 1, novembre 2001