Après l’Accord de Bonn :

Le fédéralisme a t-il un avenir en Afghanistan?

PAR REETA CHOWDHARI TREMBLAY

Le 22 décembre 2001, conformément à l’Accord de Bonn (le plan directeur sur la démocratie, la paix et la stabilité en Afghanistan parrainé par les Nations Unies), Hamid Karzai, un Pashtun, s’est vu confier le poste de président du Conseil exécutif intérimaire de l’administration de l’Afghanistan pour une durée de six mois.

Les auteurs de l’Accord ont tenté d’établir un équilibre au sein de la nouvelle administration intérimaire en s’appuyant sur des données ethniques et politiques. En plus de prévoir la nomination de deux femmes au sein du Conseil exécutif, composé de 30 membres, on a cherché à équilibrer sa composition en nommant onze Pashtuns, huit Tajiks, cinq Hazaras, trois Uzbeks et trois membres provenant de petites minorités.

L’Accord de Bonn prévoit un processus cumulatif en vertu duquel les structures gouvernementales provisoires seront remplacées par une constitution démocratique afghane, et une structure permanente de gouvernement représentatif reposant sur des élections au suffrage universel. Six mois après avoir pris le pouvoir, l’actuelle administration Karzai sera remplacée par une Autorité transitoire représentant de nombreux groupes et disposant de l’appui d’un Loya Jirgha d’urgence (grand conseil traditionnel).

Quant au gouvernement transitoire, il sera remplacé par un gouvernement représentatif élu au suffrage universel, au plus tard deux ans après la date de convocation du Loya Jhirga d’urgence. Dans les 18 mois suivant la mise en place de l’Autorité transitoire, un Loya Jhirga constitutionnel sera convoqué. Ce groupe devra créer une Commission constitutionnelle chargée de rédiger une nouvelle constitution afghane.

Au cours des 22 dernières années, le pays confié à l’administration Karzai a subi les ravages de la guerre. La situation humanitaire y est tout simplement désastreuse. On y observe :

    une extrême pauvreté;

    une population très vulnérable aux maladies transmissibles;

    des installations sanitaires déplorables;

    un taux de mortalité infantile de 25 pour cent;

  • un médecin par 50 000 habitants;

  • 17 morts maternelles par 1 000 femmes (le deuxième taux le plus élevé au monde);

  • une espérance de vie de moins de 46 ans, tant pour les hommes que les femmes;

  • un taux d’alphabétisme de 15 pour cent chez les femmes et de 31 pour cent chez les hommes; et

  • une émigration massive d’une part importante de la population vers les territoires avoisinants du Pakistan et de l’Iran.

En outre, la sécheresse des trois dernières années a gravement affaibli une économie déjà pauvre reposant principalement sur l’agriculture et l’élevage. Toute une génération d’Afghans a grandi au sein de cette grande pauvreté ; l’usage des armes à feu faisait partie de la vie quotidienne et les Talibans exerçaient leur domination.

Un cadre constitutionnel

Dans un pays caractérisé par une grande diversité ethnique et linguistique et de fortes traditions tribales et locales, quel type d’encadrement constitutionnel conviendrait pour promouvoir tout à la fois les principes enchâssés dans l’Accord de Bonn, la démocratie, le pluralisme, la justice sociale et l’Islam?

Qu’il s’agisse de la langue, de l’ethnie ou de la religion, l’Afghanistan est un pays très diversifié. Sa population est composée de Pashtuns (38 %), de Tajiks (25 %), de Hazaras (19 %), de petits groupes ethniques (Aimaks, Turkmen, Baloch) (12 %) et d’Uzbeks (6 %). En plus des trois langues principales, soient le Pashtu, le Dari (ou Perse afghan) et le Turkic, on y trouve une trentaine de langues mineures. Bien qu’une majorité importante de la population soit d’allégeance musulmane Sunni, 15 % des habitants sont des musulmans Shi’a. Le groupe Hazara est en grande majorité Shi’a.

De petits groupes de musulmans Shi’a Ismaili, ayant pour chef spirituel l’Agha Khan, vivent également dans les régions centrales et nordiques de l’Afghanistan. Même au sein de la majorité Sunni, il faut distinguer ceux qui se réclament de l’école indienne Deoband, dont les pratiques sont pures et orthodoxes (les Talibans sont des disciples de ce groupe), et ceux qui ont adopté une version mystique de l’Islam, dite Sufisme, qui insiste sur la tolérance et la coexistence pacifique avec les autres traditions religieuses.

L’Accord de Bonn stipule que la constitution afghane de 1964 doit servir de cadre juridique à l’administration intérimaire de Karzai. Bien que la constitution de 1964 reconnaisse à tous les citoyens les mêmes droits et libertés politiques, elle prévoit aussi une administration fondée sur le principe de la centralisation.

Dans une société aussi pluraliste et profondément divisée aux points de vue ethnique, linguistique et tribal, une forme centralisée de gouvernement ne peut susciter que mécontentement et nouvelles revendications pour une plus grande autonomie. L’unité du pays y gagnerait sans doute, mais ce serait au détriment de la riche diversité du patrimoine culturel de ses citoyens. C’est pourquoi la Commission constitutionnelle qui sera créée par la Loya Jhirga constitutionnelle d’ici deux ans devra accorder une attention particulière à la nécessité de créer, non seulement un pays unique et indivisible, mais aussi un ensemble de gouvernements d’unités constituantes ayant pour fonction de préserver la

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002

diversité afghane et les identités culturelles de la population.

Le fédéralisme est la seule solution qui permet d’allier un gouvernement central fort et des unités régionales fortes.

De plus, le fédéralisme offre aux pères de la future constitution une occasion de façonner la structure des gouvernements central et régionaux en vue de l’adapter aux particularismes du pays. Les sociétés multiculturelles comme l’Afghanistan appellent un fédéralisme qui tient compte aussi bien de la dimension territoriale que de la diversité culturelle, et notamment des questions de représentation et d’identité culturelles.

Une des tâches du fédéralisme multiculturel consiste à donner aux communautés concernées une reconnaissance culturelle. Le fédéralisme doit être suffisamment souple pour que les traits distinctifs des groupes minoritaires ne les empêchent pas d’influer sur le cours des choses ou ne les obligent pas à se réfugier dans la marginalité. Un projet fédéral de ce genre soulève des difficultés et sa réalisation exigera que les chefs politiques et les citoyens fassent preuve de lucidité. Car il y a une tension constante entre la nécessité de reconnaître l’égalité des droits de tous les habitants en tant que citoyens, et les exigences découlant des identités et des intérêts des groupes constitutifs.

Normes nationales, justice sociale et droits égaux en matière de citoyenneté

Le gouvernement de l’Afghanistan est confronté à un triple défi : bâtir un pays, développer l’économie et créer un État. Il ne pourra relever ce défi à moins d’exercer un leadership fort dans les institutions centrales, et de susciter d’importantes initiatives locales et régionales.

Un gouvernement central fort pourra fixer des normes nationales dans les domaines de l’éducation, de la santé publique et du développement régional. Au cours des deux dernières décennies, le système d’éducation du pays a été utilisé par les différents gouvernants pour inculquer l’idéologie du régime aux habitants du pays.

Depuis 1996, les Talibans ont supprimé la plupart des moyens d’éducation réservés aux filles. Une politique nationale d’éducation doit viser la mise en place d’installations adéquates, un même accès à l’enseignement pour garçons et filles, et un programme commun. L’éducation permet aux citoyens d’être mieux informés, ce qui conduit à la mise en place de dispositifs obligeant les représentants élus à répondre de leurs faits et gestes.

Une politique axée sur un développement régional équilibré n’est pas uniquement souhaitable en principe. Elle est aussi nécessaire en raison des disparités économiques qui risquent de donner lieu à des explosions de mécontentement. La communauté Pashtun est majoritaire et habite le Sud agricole dévasté par la sécheresse, tandis que les communautés Tajik et Ujbek, qui sont minoritaires, vivent dans les régions nordiques où l’on trouve d’importantes ressources gazières et pétrolières.

Administrations régionales et participation locale fortes

La constitution afghane de 1964 prévoit la création de provinces et de municipalités mais leur confère une autonomie limitée et des moyens insuffisants pour formuler et mettre en œuvre des politiques économiques. Dans un régime fédéral, la décentralisation des pouvoirs devrait avoir pour objet non seulement de protéger les identités culturelles, mais aussi de donner aux administrations régionales et locales une capacité administrative tout en assurant une participation politique équitable.

Les stratégies d’allégement de la pauvreté dans une société agraire possédant de puissantes institutions patriarcales et féodales peuvent être efficaces si les habitants marginalisés sont associés à un partenariat avec les responsables des politiques pour trouver des solutions aux questions d’intérêt local. C’est aussi à l’échelon local que les femmes sont les plus susceptibles d’avoir voix au chapitre.

L’Inde et le Pakistan ont prévu des formes de participation obligatoire des femmes aux administrations locales. Pour faire en sorte que les mesures de bien-être économique rejoignent les plus pauvres parmi les pauvres, il faut que la population marginalisée dispose de pouvoirs.

En augmentant la représentation des femmes dans les institutions politiques locales, l’Inde et le Pakistan sont parvenus, dans une certaine mesure, à donner aux femmes des pouvoirs et des moyens d’action leur permettant d’exercer leur nouveau rôle en matière de leadership. Il s’agit d’un modèle que l’Afghanistan pourrait vouloir adopter.

Les conditions préalables du fédéralisme

L’Afghanistan remplit-il les conditions préalables à la création d’une fédération viable?

Au cours des deux dernières décennies, l’écroulement de la société afghane a été provoqué, non pas tant par l’échec de la culture sociale et politique du pays, mais par les interventions étrangères. En 1919, le roi Amanullah Khan a posé les fondements d’un État moderne. En 1963, le roi Zahir Shah a mis en place une constitution démocratique. Ce sont les troubles des vingt dernières années qui sont à l’origine de la décomposition de l’État afghan.

Mais, comme le prouve l’Accord de Bonn, l’héritage des institutions démocratiques, élément essentiel à la création d’un régime fédéral, a survécu à l’État. En plus d’avoir donné lieu à la création d’une administration intérimaire ethniquement équilibrée, l’Accord a permis la mise en œuvre d’une procédure dans laquelle a été respecté le principe fédéral de représentation équitable de groupes différents. Et il y a une tradition très ancienne qui peut également contribuer au développement d’un fédéralisme afghan, à savoir le recours par les sociétés tribales à une culture démocratique traditionnelle pour la mise en œuvre de Jhirgas locaux et de Jhirgas nationaux.

Un compromis fédéral réussi exigera un encadrement institutionnel solide, ainsi qu’une capacité de parvenir à un consensus en dépit des exigences et des intérêts souvent contradictoires qui sont en jeu.

L’Afghanistan a maintenant la possibilité de créer des structures constitutionnelles permanentes intégrant des éléments de modèles fédéraux adaptés au caractère pluraliste de sa société. Ce qu’il faut, c’est une volonté politique forte au sein du pays, et le consentement des intérêts internationaux.

Si on ne cherche pas à tirer profit de cette occasion, l’Afghanistan pourrait bien devoir se résigner à une simple continuation de l’agitation et du chaos qui dure depuis 20 ans.

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002