L’impact de la crise afghane sur le fédéralisme pakistanais

PAR SAJID MANSOOR QAISRANI

Le soutien du Pakistan à l’alliance internationale après les événements du 11 septembre a ajouté une dimension nouvelle dans les rapports des autorités pakistanaises avec leurs propres citoyens, notamment les groupes religieux.

Subitement, les fondamentalistes n’étaient plus perçus comme des alliés. Quoique toujours privés de l’appui de la population, ces groupes religieux se sentaient invincibles (même à tort), soutenus par l’establishment politique. Non seulement espéraient-ils vaincre les États-Unis en combattant aux côtés des talibans en Afghanistan, mais ils croyaient pouvoir enrayer facilement la machine gouvernementale au Pakistan.

Mais leur soi-disant force se révéla surévaluée et même fausse. Ils furent très surpris et grandement secoués par la rapidité avec laquelle les talibans se rendirent à Kaboul. Ils étaient encore sous le choc quand l’image surestimée de leur pouvoir s’est effondrée dans les rues pakistanaises.

De grands changements se préparent au Pakistan, ainsi qu’à l’intérieur du fédéralisme pakistanais. La chance aidant, les développements actuels peuvent déboucher sur un plus grand respect des minorités, une plus grande autonomie provinciale et un regain du désir de paix chez les Pakistanais. Tout cela influençant bien sûr non seulement les relations intercommunautaires au Pakistan, mais aussi les relations du Pakistan avec ses voisins.

Le fondamentalisme islamique et le Pakistan

Avant l’indépendance du colonialisme britannique, les musulmans de l’Inde rejetaient l’existence des partis religieux musulmans. Ils se regroupèrent sous la bannière de la Ligue Musulmane Indienne, un parti d’obédience libérale. Lors des dernières élections générales avant l’indépendance et la partition de l’Inde (1945-46), la Ligue Musulmane remporta une victoire écrasante.

Mohammed Ali Jinnah, chef de la Ligue Musulmane et futur fondateur du Pakistan imaginait le Pakistan comme un état démocratique moderne.

Un groupe influent de politiciens et de bureaucrates composé d’immigrants urdus et punjabis occupait les postes-clés au sein du nouveau pays. Dès la naissance du Pakistan, ils utilisèrent la religion et la langue urdu comme instruments pour consolider leur mainmise sur le fonctionnement de l’État. Les gens qui réclamaient des droits pour les composantes de la fédération et les minorités furent immédiatement accusés d’être contre la religion et l’idéologie du Pakistan.

Jinnah mourut en septembre 1948, emporté par la tuberculose. Avec lui fut enterrée sa vision du Pakistan par l’élite politico-bureaucratique à la tête du pays.

Le 12 mars 1949 l’Assemblée constituante du Pakistan adopta la Résolution présentée par le premier ministre, M. Liaquat Ali Khan, déclarant l’Islam religion d’État. Tous les membres non musulmans et certains membres musulmans de l’Assemblée s’opposèrent à cette Résolution.

Conformément à ce principe, l’establishment pakistanais se servit de la religion pour nier les droits provinciaux et pour supprimer les groupes ethniques et les minorités.

Cette situation amena les éléments religieux – qui n’ont jamais remporté d’élections – à se rapprocher de l’establishment pakistanais. Ce faisant, ils se sont graduellement introduits au sein des institutions d’État, notamment les forces armées, les maisons d’enseignement et les médias. À l’époque de la loi martiale du général Zia ul Haq, ils détenaient les postes-clés dans les organismes gouvernementaux.

L’implication du Pakistan en Afghanistan

Les forces démocratiques du pays luttaient contre le régime de Zia quand l’Union soviétique envahit l’Afghanistan. Ce fut une occasion inespérée pour le général Zia. Non seulement les Occidentaux lui conféraient-ils la légitimité, mais ils lui donnèrent des milliards de dollars en aide économique et militaire.

Sous Zia, le Pakistan se situa sur la ligne de feu dans la lutte de l’Occident contre le communisme. Avant l’implication du Pakistan, la guerre en Afghanistan se limitait aux Afghans. Les éléments libéraux combattaient les communistes. À l’arrivée du Pakistan, la guerre se transforma en Jihad ou guerre sainte entre musulmans et communistes.

Les séminaires du Pakistan ont un lien historique avec les éléments religieux de l’Afghanistan. Depuis des siècles, la jeunesse afghane fréquentait ces institutions pour recevoir une éducation religieuse. Fort de son pouvoir sur les éléments religieux pakistanais, Zia ul Haq a convaincu un groupe de chefs religieux afghans d’envoyer leurs disciples à la guerre, rejoints bientôt par des centaines de fanatiques musulmans venus du monde entier.

La mort de Zia ul Haq en 1988 et le retour à la démocratie au Pakistan conduisirent à une diminution de l’aide morale et matérielle à l’Afghanistan. À la suite du démembrement de l’Union soviétique, l’Occident à son tour s’intéressa de moins en moins à l’Afghanistan et l’aide internationale s’est mise à diminuer. Pour se maintenir, les chefs de guerre religieux afghans furent alors obligés de chercher ailleurs de nouvelles ressources militaires et financières.

La lutte pour le contrôle des rares ressources éclata entre les factions et plongea l’Afghanistan dans l’anarchie totale. Les armées affamées,

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002

désœuvrées, commencèrent à piller les zones sous leur contrôle. Le long conflit a fait de l’Afghanistan un cimetière d’armements abandonnés par les forces soviétiques et l’armée afghane. On y trouvait en abondance des armes américaines sophistiquées inemployées.

Les chefs de guerre religieux afghans avaient des bureaux au Pakistan reliés à des groupes pakistanais de leurs sectes. Peu à peu les combats s’étendirent au Pakistan. Les armements afghans s’infiltrèrent dans les villes du Pakistan qui devinrent de mini champs de bataille entre les diverses factions religieuses. Un grand nombre d’innocents furent tués lors des règlements de comptes des divers groupes. Pour augmenter leurs ressources financières, certains chefs de guerre se mirent à protéger la mafia de la drogue. Le flot des investissements étrangers se tarit et la vie fut marquée par l’insécurité. Pareille situation ne pouvait qu’affecter l’activité économique.

C’est dans ce contexte que les autorités pakistanaises décidèrent de s’éloigner des fondamentalistes. Elles attendaient le moment opportun pour tirer leur révérence.

Quand l’alliance internationale demanda au Pakistan d’accroître son soutien contre le terrorisme international à la suite des tragiques incidents du 11 septembre, celui-ci n’hésita pas.

Après le 11 septembre

Le plus important problème que rencontre le Pakistan aujourd’hui est celui des talibans qui pourraient trouver refuge le long de la frontière de 2 430 km entre le Pakistan et l’Afghanistan.

Les tribus pashtun et baluch habitent des deux côtés de la frontière. Elles ont en commun les langues, les cultures et la religion. Toute la région frontalière est montagneuse, ce qui rend la situation difficile pour la police. Les nomades qui y habitent traversent souvent la frontière en quête de pâturages. La plupart des régions frontalières ont été autonomes depuis les traités conclus entre le gouvernement colonial britannique de l’Inde et les dirigeants de l’Afghanistan. La portée de l’action du gouvernement pakistanais dans ces régions est limitée.

Si des talibans tentent de se cacher dans ces régions, ils seront très difficiles à retrouver, surtout sans l’aide des populations locales. Le Pakistan peut surmonter ce problème en sollicitant l’aide de la vieille élite politique des zones tribales qui a perdu son pouvoir au profit des chefs religieux depuis deux décennies. Le Pakistan doit aussi agir vigoureusement pour permettre aux habitants de se fixer dans des zones sédentarisées. De telles actions peuvent provoquer de la résistance chez les populations tribales, mais elles auraient le mérite d’empêcher ce genre de situation de se répéter dans l’avenir.

Subjugués par la propagande des éléments religieux, de nombreux Pakistanais (provenant en particulier de ces zones tribales) ont combattu aux côtés des talibans en Afghanistan. Leurs frères tribaux sont hostiles au nouveau gouvernement afghan et par conséquent au gouvernement pakistanais parce qu’il le supporte. Cela demandera sûrement beaucoup de temps et d’efforts pour pacifier ces peuples, même s’ils ne sont que quelques milliers.

L’économie du Pakistan a perdu environ trois milliards de dollars américains étant donné la situation en Afghanistan. Même si la communauté internationale a pris certaines mesures pour compenser ces pertes, dont le consentement de prêts, l’aide bilatérale, le rééchelonnement de la dette et des conditions susceptibles d’accroître les exportations, d’autres mesures seront indispensables pour aider le Pakistan à sortir du marasme économique.

Sur le plan positif, les éléments religieux fondamentalistes ont été enfin bannis de l’establishment pakistanais. Cette évolution de la situation est favorable au Pakistan de plusieurs points de vue :

  • La lutte entre factions et le massacre des opposants devraient se terminer.

  • Un climat libéral est appelé à revivre au Pakistan, ainsi que les activités culturelles et sociales.

  • L’establishment pakistanais s’est servi de ces éléments religieux contre le peuple qui réclamait l’autonomie provinciale ainsi que le respect des droits des minorités ethniques et religieuses. Cette tendance semble en voie d’être renversée et par conséquent la fédération s’en trouverait renforcée.

  • Pendant longtemps, ces groupes religieux ont exercé la pression la plus sérieuse contre la normalisation des relations avec l’Inde. Étant donné l’affaiblissement de ces groupes, la normalisation des rapports s’avère enfin possible (une fois résolu le conflit du Kashmir).

  • Avec l’installation d’un gouvernement convenable en Afghanistan, le flux d’armes et de drogues allant de l’Afghanistan vers le Pakistan devrait diminuer.

  • Depuis le début de la guerre en Afghanistan, le Pakistan a hébergé environ 2,5 millions de réfugiés afghans. La paix revenue en Afghanistan, le gros des réfugiés retourneront en Afghanistan, diminuant d’autant le fardeau économique du Pakistan.

  • Les relations du Pakistan avec ses voisins, notamment l’Iran, qui ont été sévèrement entachées par son support aux talibans, s’amélioreront. Les relations avec l’Iran sont d’ailleurs meilleures qu’avant et un dialogue fécond s’est déjà amorcé.

Les premiers gouvernements élus dans les districts ont été d’un grand secours en déjouant les attentats des fondamentalistes perpétrés dans le but de susciter le désordre dans le pays. Dans le passé, de telles situations avaient permis au centre d’imposer des mesures rigoureuses, de restreindre les libertés civiles et de déployer les agences fédérales de sécurité.

Les maires élus de districts, appelés nazims, en appuyant entièrement les politiques et les mesures du gouvernement central au sujet de l’Afghanistan, ont largement aidé le gouvernement sur le plan politique, l’encourageant à aller de l’avant avec son programme libéral.

Le Bureau national de Reconstruction, organe officiel chargé de préparer l’ensemble des réformes constitutionnelles, proposera vraisemblablement des amendements en vue d’établir un statut constitutionnel pour les gouvernements de district. Il redéfinira également les relations entre la fédération et les provinces empêchant ainsi le centre d’interférer dans les affaires de compétence provinciale. Le Bureau proposera très probablement desamendements qui feront de l’État pakistanais une démocratie libéraleplutôt qu’un État religieux comme cela est actuellement le cas.

Tout cela dépend du support international continu accordé aux autorités pakistanaises. Déjà, les forces religieuses et certains partis d’opposition au Pakistan menacent de lancer un mouvement contre le gouvernement Musharraf.

Afin de déstabiliser son gouvernement, les forces religieuses essaieront aussi de détériorer les relations du Pakistan avec l’Inde. Si le Pakistan est déstabilisé, il est possible que les forces de la réaction dressent la tête, mettant en péril la région tout entière.

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002