Le Canada et les États-Unis jouissent de la relation commerciale bilatérale la plus importante au monde. Comme environ 2 milliards $ (canadiens) de biens traversent la frontière dans les deux directions tous les jours, il faut s’attendre à des hoquets, à l’occasion.

Le différend long et amer autour de l’exportation du bois d’œuvre canadien fait cependant davantage penser à un accès soutenu de toux, qui se calme provisoirement pour reprendre de plus belle – bruyant, douloureux et sans sembler apporter de soulagement.

Ce différend présente aussi des défis au fédéralisme canadien, le gouvernement central étant largement impuissant dans une lutte où s’opposent, d’un côté, l’industrie américaine du bois et, de l’autre, les provinces canadiennes exportatrices de ce matériau.

Différend autour de présumées subventions

Depuis vingt ans, l’exportation canadienne du bois d’œuvre, celui utilisé surtout dans la construction et la rénovation de maisons, est attaquée par des intérêts américains. AuxÉtats-Unis, une coalition de producteurs, très influente au plan politique, prétend que le bois canadien, qui alimente actuellement le tiers du marché américain, est subventionné si l’on tient compte des faibles droits de coupe, c’est-à-dire les redevances payées par les sociétés forestières pour abattre les arbresdans les forêts qui sont la propriété de l’État.

L’enjeu, c’est un volume d’exportations d’une valeur, en 2000, de 10 milliards $ (canadiens), l’équivalent de moins d’une semaine d’échanges commerciaux entre les deux pays dans les deux directions. Ce commerce est cependant d’une importance capitale pour plusieurs régions du Canada, surtout la Colombie-Britannique à l’extrémité ouest du pays où la sylviculture reste la plus grande industrie d’exploitation de ressources naturelles et une très grande source d’emplois. Le Québec et l’Ontario, au centre, de même que l’Alberta (voisin immédiat de la Colombie-Britannique), sont, eux aussi, d’importants producteurs de bois. Ces dernières années, les quatre provinces de l’Atlantique ont augmenté leur part des exportations.

Selon la constitution canadienne, les dix provinces détiennent l’autorité ultime dans plusieurs domaines. Le contrôle provincial des ressources naturelles, un levier toujours important pour le développement économique régional, est peut-être celui qu’elles défendent le plus jalousement.

En sylviculture, ce contrôle prend encore plus d’importance vu que la plupart des boisés – en Colombie-Britannique, c’est 95 pour cent – sont situés sur les terres de la Couronne, propriété de l’État sous l’autorité immédiate des gouvernements provinciaux. En plus d’en réglementer certains aspects, comme la sécurité et les normes environnementales, donc, les provinces ont un intérêt économique relié directement à l’émission de permis d’exploitation aux compagnies sylvicoles, et à la perception des droits de coupe.

Voilà ce qui est au cœur des critiquesaméricaines. Les producteurs aux États-Unis prétendent que, au lieu d’établir le prix des ressources sylvicoles conformément à leur vraie valeur marchande, les provinces fixent les droits de coupe, et les exigences auxquelles est assujettie l’émission de permis d’exploitation, de façon à en tirer le maximum d’avantages sociaux – comme la création d’emplois et le traitement ultérieur du produit pour en augmenter la valeur. Ils soutiennent que cela les désavantage dans le jeu de laconcurrence, les coûts du bois aux États-Unis étant fixés surtout aux enchères de rondins en provenance de fermes sylvicoles privées.

Les provinces ne nient pas vouloir faire profiter leurs citoyens d’une ressourceappartenant à l’État, mais prétendent qu’un tel objectif et des droits de coupe correspondant à la valeur marchande du bois ne sont pas incompatibles.

La réaction de l’industrie américaine fut de porter plainte – quatre fois depuis 1982 – contre l’importation de bois d’œuvre canadien, cherchant ainsi à faire imposer des droits de douane répressifs sur les exportations canadiennes : manne pour les avocats de commerce international de Washington, mais mal de tête pour presque tous les autres. La plus récente doublée, pour la bonne mesure, d’une plainte de dumping, fut déposée au ministère du Commerce américain le 2 avril 2001, deux jours après l’échéance d’une entente bilatérale de cinq ans qui avait eu pour effet de limiter l’importation des produitsde bois canadiens aux États-Unis.

Les fonctionnaires américains responsables de la réglementation du commerce international imposèrent des droits compensatoires et antidumping provisoires de 32 pour cent, en moyenne. D’ici le printemps, quand ils seront fixés de façon définitive, les exportateurs canadiens doivent déposer un cautionnement à la hauteur de leurs obligations éventuelles. Le coût prévu, jumelé à l’effondrement de la demande, a provoqué la fermeture de nombreuses scieries, surtout en Colombie-Britannique dont les exportations représentent plus de la moitié du volume canadien.

Un problème intergouvernemental

Ce différend a toujours mis Ottawa dans une situation politique gênante. Le commerce international est évidemment de compétence fédérale, mais les politiques que les Américains trouvent aberrantes relèvent de la compétence des provinces.

Pour compliquer davantage les choses, les provinces et les régions interprètent le différend selon l’importance de la sylviculture pour l’économie locale, c’est-à-dire chacune à sa façon.

Ainsi, les provinces de l’Atlantique réussirent à échapper à la dernière demande de compensation parce que les fonctionnaires américains du commerce décidèrent que leur système de mise aux enchères pour fixer les prix ressemblait à l’idéal américain. Elles furent néanmoins prises dans le filet de l’action anti-dumping qui, elle, cible des compagnies particulières en les accusant de vendre à moins que leur coût de production ou à des prix inférieurs à ceux du marché intérieur canadien.

Responsable des deux tiers des exportations canadiennes de bois jusque vers la fin des années 1970, la Colombie-Britannique était toujours le plus important intervenant dans ce différend, et Ottawa était parfois perçu comme servant ses intérêts aux dépens des autres provinces productrices.

Pour compliquer encore la situation, les fonctionnaires fédéraux doivent se montrer attentifs à la politique souverainiste au Québec. Le Parti québécois, dont l’objectif est d’effectuer le retrait de cette province majoritairement francophone de la fédération canadienne, rate peu d’occasions d’exploiter les imperfections du fédéralisme, perçues à la lumière des intérêts du Québec.

Aussi, depuis vingt ans, les provinces accumulent-elles de plus en plus de pouvoirs

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002

dans le processus de prise de décision pour formuler la réaction du Canada aux actions commerciales des États-Unis.

Dans les premières rondes, Ottawa livre le combat

Le premier litige commercial, en 1982, prit fin assez rapidement l’année suivante quand le ministère du Commerce américain conclut que les programmes de gestion sylvicole des provinces ne constituaient pas des subventions sujettes à compensation.

Trois ans plus tard, cependant, les Américains revinrent à la charge avec essentiellement les mêmes plaintes. Cette fois, cependant, leurs fonctionnaires se rangèrent du côté des producteurs américains et imposèrent un tarif compensatoire de 15 pour cent sur le bois canadien.

Les priorités canadiennes, elles aussi, avaientévolué. À Ottawa, le gouvernement progressiste-conservateur se préparait à négocier une entente de libre-échange devaste portée avec les États-Unis. Il ne voulait pas que la question du bois fasse dérailler le traité. Cette fois, tous les intéressés rassemblèrent leur propre équipe de juristes.

« C’est peu connu, mais la Colombie-Britannique elle-même avait engagé des pourparlers secrets avec le gouvernement américain », affirme un vétéran des guerres du bois qui a travaillé tant pour le gouvernement que pour l’industrie, et qui demandel’anonymat. « À coup sûr, cela poussa le gouvernement fédéral au Canada à chercher à conclure un accord, et c’est ce qui a été fait. »

Ottawa réagit en proposant un protocoled’entente avec les États-Unis. Le Canada imposerait sur le bois exporté une taxe correspondant au tarif américain qui, lui, serait supprimé. La taxe canadienne diminuerait à mesure que les droits de coupe provinciaux augmenteraient. On ne reconnut cependant pas avoir accordé de subventions.

L’avantage pour le Canada était que la taxe à l’exportation serait versée aux provinces productrices tandis que, jusqu’alors, le tarifaméricain allait au Trésor des États-Unis.

L’initiative fédérale, acceptée par les provinces et les Américains, permettait à Ottawa de mettre entre parenthèses la question du bois et de conclure l’entente de libre-échange. Bien qu’il ne serait pas libre, le commerce du bois serait soumis aux règles du nouveau traité pour la résolution des différends.

Quelques années plus tard, satisfait que les modifications par les provinces de leurs politiques avaient effectivement augmenté le prix du bois, Ottawa se retira du protocole d’entente. Il semblerait que le ministère du Commerce américain n’ait pas partagé son avis, puisqu’il déclencha lui-même un troisième litige pour réclamer des compensations.

La coopération fédéraleprovinciale s’intensifie

« La troisième enquête sur le bois est peutêtre le cas le plus net de la façon dont les choses devraient se passer, tout au moins en ce qui regarde le Canada », affirme un intervenant qui désire garder son anonymat. « Cette fois, la coopération fédérale-provinciale fut excellente. »

Un recours, interjeté conformément aux dispositions de l’entente canado-américaine de libre-échange et contestant des droits de 6,51 pour cent imposés sur les exportations des quatre principales provinces productrices, de même que de la Saskatchewan, du Manitoba, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest, fut tranché favorablement et entraîna en 1994 l’annulation de ces droits. Par la suite, on remboursa aux producteurs des droits se chiffrant à 800 $ (canadiens).

La victoire s’avéra toutefois creuse. Les Américains firent savoir qu’ils reviendraient à la charge et le Canada, endossé par l’industrie, lasse de la guerre, opta pour la discussionavec les États-Unis afin de prévenir une autre bataille juridique coûteuse.

« Ce n’était pas unanime » rapporte un intervenant. « Plusieurs provinces disaient à Ottawa de ne pas s’engager sur cette voie car les consultations se transformeraient inévitablement en négociations. »

C’est effectivement ce qui arriva et les négociations aboutirent à la conclusion, en 1996, d’une entente canado-américaine sur le bois d’œuvre. Valable pour cinq ans, elle enlimitait l’exportation aux États-Unis à un pourcentage des ventes de 1995, les excédents étant frappés de droits à l’exportation. Un contingentement par province et par compagnie fut établi sur la base de leurs niveaux d’exportation. L’expiration de l’entente en mars dernier donna lieu au plus récent litige de réclamation de compensations.

Les gouvernements provinciaux jouèrent un rôle secondaire dans les pourparlers qui aboutirent à l’entente, affirma Jake Kerr, président du conseil d’administration de la société productrice de bois Lignum, de Vancouver.

«L’industrie était aux premières loges, alors que les gouvernements provinciaux, eux, suivaient le gouvernement fédéral à la marche synchronisée, assurant une espèce de surveillance mais, pour parler franc, peu impliqués sauf au moment de clore l’affaire et de négocier les questions plus larges, comme celle de l’accès au marché », dit Kerr, un intervenant-clé pour l’industrie dans la négociation de l’entente.

Les manœuvres avaient commencé plus d’un an avant l’expiration de l’entente de commerce contrôlé.

Les producteurs de bois du Canada central, avec des quotas plus modestes à protéger, préconisaient une attitude ferme envers les Américains, reprenant le litige de 1991 dont le Canada était sorti vainqueur.

Craignant que la législation commerciale américaine amendée ne rende plus difficile la victoire, les producteurs de la Colombie-Britannique exercèrent des pressions, au commencement, en faveur d’une révision de l’entente.

Les provinces prennent la parole

À la veille de l’expiration de l’entente de 1996, Ottawa intervint par anticipation en contestant des aspects de la loi américaine sur le commerce international devant l’Organisation mondiale du commerce.

On décida de livrer combat contre les litiges de droits compensatoires et de dumping tout en engageant avec les Américains des « consultations » visant leurs préoccupations centrales. Ainsi espérait-on réussir, peut-être, à ouvrir la porte à un règlement réel et durable. Les lobbyistes du Canada central s’inquiétèrent que tout cela ne mène à une autre entente de commerce contrôlé destiné à apaiser les Américains.

De l’avis général, les principales provinces productrices firent cependant preuve d’une solidarité étonnante, à tout le moins en public. Elles mirent de l’avant des propositions visant à donner à leurs systèmes de droits de coupe l’apparence d’une sensibilité accrue au marché mais, menées en cela par la Colombie-Britannique et le Québec, elles refusèrent toute solution qui aurait limité l’accès du Canada au marché américain.

Dans les discussions en face à face avec les Américains, les délégations provinciales ont pris le rôle de direction. Ottawa voit le sien comme en étant un de facilitateur, intervenant quand il semble que les Américains ne comprennent pas un argument provincial, ou vice versa.

Jusqu’à présent, les joueurs canadiens semblent avoir maintenu un front uni. Le gouvernement du Parti Québécois causa un malaise de courte durée en novembre quand le ministre des ressources naturelles, Jacques Brassard, laissa supposer que la province avait conclu sa propre entente avec les Américains mais avait besoin de l’avalisation d’Ottawa pour poursuivre sa route.

Le ministre canadien du commerce international mit vite le holà à cette idée, mais le ressac auquel on s’attendait ne se produisit jamais. Les fonctionnaires fédéraux disent maintenant que les médias avaient exploité les commentaires de Brassard pour en tisser des histoires.

Et en Colombie-Britannique, où les enjeux sont les plus élevés et les pressions pour conclure une entente les plus fortes, le ministre des forêts Mike de Jong a assumé le rôle de leadership traditionnel de la province.

Les interventions fédérales d’équilibrage ont été bien accueillies dans l’Ouest.

« Il y a eu des divergences dans le pays – parlez maintenant, parlez plus tard, ne parlez pas, ne parlez jamais », déclarait John Allen, président du conseil du commerce du bois de la Colombie-Britannique. « Compte tenu des différents intérêts dans le pays, je crois qu’ils ont laissé les choses se dérouler du mieux qu’ils ont pu. »

Fédérations volume 2, numéro 2, février 2002