Autriche : Jörg Haider se sert de son pouvoir en Carinthie comme tremplin

PAR MELANIE A. SULLY

Au printemps 1999, Jörg Haider s’est vu confier le poste de gouverneur de l’État de Carinthie, la province autrichienne la plus méridionale partageant une frontière avec la Slovénie. Haider avait occupé ce poste dans le passé (1989-1991) mais l’avait perdu peu après avoir fait allusion aux « politiques d’emploi sensées » du Troisième Reich. Bien qu’il se soit empressé de retirer ses paroles, son premier exercice du pouvoir fut soudainement interrompu.

Au cours de ce bref épisode, il a prétendu avoir amorcé un programme visant à abolir les titres et symboles anciens (par exemple, remplacer le portrait du gouverneur par les armoiries dans les immeubles officiels). En outre, il avait tenté d’obtenir des appuis au sein de la minorité slovène de l’État et avait appuyé le développement des premières institutions démocratiques de Croatie et de Slovénie.

Haider se considère comme un réformiste moderne tandis que ses opposants voient en lui une véritable menace à la démocratie et à la suprématie du droit.

La Carinthie est un État qui, pendant longtemps, a été soumis à l’hégémonie du Parti socialiste autrichien (SPÖ). Après la Seconde Guerre mondiale, le SPÖ a multiplié les efforts visant à plaire aux anciens Nazis dans l’espoir de les intégrer à la nouvelle démocratie. Cette démarche a revêtu une importance particulière dans l’État de Carinthie où le sentiment nationaliste pan-germanique avait été très fort. Haider est né dans le Nord de l’Autriche mais, aussi bien du point de vue émotif que politique, il s’est toujours senti chez lui en Carinthie. C’est à Klagenfurt, capitale de cet État, qu’il a convoité la direction du Parti fédéral de la Liberté (FPÖ) et entrepris sa campagne en vue d’en devenir le chef national en 1986. C’est également vers la Carinthie qu’il s’est tourné plus tard pour asseoir son influence et accroître son rayonnement politique.

Une campagne sur la politique sociale

Haider a été le premier gouverneur autrichien à surgir des rangs du Parti de la Liberté (FPÖ). L’article 2 de la constitution fédérale précise que « l’Autriche est un État fédéral ». Le régime fédéral est très centralisé et compte neuf États (Länder) autonomes qui disposent de pouvoirs législatifs limités et de certains pouvoirs exécutifs, mais qui ne possèdent aucun système judiciaire distinct. Sept États ont des gouverneurs appartenant au Parti du peuple (ÖVP) – à tendance conservatrice – et deux sont gouvernés par le SPÖ. Les gouverneurs acquièrent parfois une réputation de « bons patriarches » et peuvent jouir d’une très grande influence, surtout en ce qui concerne les nominations à certains postes. Il est dans l’ordre des choses que les gouverneurs flattent les préférences régionales en critiquant les politiques de « Vienne », tout comme les hommes politiques américains se font un devoir de railler les politiques de « Washington ».

En 1999, le FPÖ a obtenu 42,1 pour cent des voix lors des élections étatiques de Carinthie, ce qui en a fait le parti le plus puissant. Il s’agit là d’un redressement tout à fait remarquable dans la carrière politique de Haider. Celui-ci a fait porter sa campagne sur la politique sociale, promettant des loyers et des frais d’électricité moins élevés et des avantages pour les jeunes familles. Son programme avait été conçu pour les travailleurs et allait se révéler très efficace lors des élections fédérales qui ont eu lieu la même année. Son programme est tel qu’il est difficile d’associer Haider aux extrémistes de droite. Ses politiques ont eu pour effet de soulever bon nombre de questions au sujet du vieux système des partis autrichiens, lequel n’a pas su s’adapter aux défis d’une époque nouvelle.

Pendant son deuxième mandat comme gouverneur d’État, Haider a mis en œuvre un nouveau programme de chèques mensuels pour les personnes ayant de jeunes enfants. Il s’agissait d’un engagement électoral qui avait beaucoup retenu l’attention de l’opinion et qui fut plus tard étendu par la nouvelle coalition gouvernementale de la FPÖ et de l’ÖVP à l’ensemble de l’Autriche. Le programme prévoit le versement pendant trois ans de prestations mensuelles de 436 euros aux personnes ayant des bébés. Et le FPÖ et l’ÖVP conçoivent ce programme comme un tournant important de la politique familiale et estiment qu’il pourrait servir de modèle à l’Europe. Haider est fier de souligner que cette initiative provient de Carinthie.

Un « simple membre du parti »

Haider est demeuré un personnage controversé et les médias sont fascinés par sa carrière politique. Rien dans les revues autrichiennes ne suscite autant d’intérêt qu’un article avec une photo de Jörg Haider en page couverture. Sa réputation à titre de populiste radical et extrémiste déborde les frontières de la petite Autriche.

En octobre 1999, des élections fédérales ont eu lieu en Autriche. Haider avait promis de rester en Carinthie et, bien que chef du FPÖ, il n’a pas été la principale vedette du parti pendant la campagne électorale. Sa personnalité a inévitablement dominé la campagne et ses assemblées électorales ont attiré d’immenses foules, y compris tout un contingent d’équipes de tournage et de journalistes étrangers. Cela a occasionné un nouveau chambardement dans le vieux système des partis et, pour la première fois, le FPÖ a recueilli plus de suffrages que l’ÖVP, ce qui en a fait le deuxième plus important parti politique d’Autriche.

En février 2002, de longues et pénibles négociations ont abouti à la formation d’une coalition gouvernementale entre le FPÖ et l’ÖVP, laquelle reposait sur une entente portant la signature du gouverneur de la Carinthie, le Dr Jörg Haider. Si le nouveau gouvernement a pu être constitué, c’est que Haider a renoncé à occuper le poste de chancelier fédéral et à le confier à un représentant de son parti.

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002

La fureur internationale était telle que semblable arrangement eut été inconcevable.

Son parti au pouvoir, Haider a dû se contenter de retourner en Carinthie. Comme les médias s’acharnaient à parler de lui, il résigna ses fonctions de chef de parti et devint, selon son expression, « simple membre ».

Personne ne croyait vraiment que le « simple membre du parti » pût retourner en Carinthie et se contenter d’occuper un poste de deuxième ordre. Comme Haider jouit d’un immense charisme et qu’il peut mobiliser les électeurs et contrôler les rouages du parti, certains membres FPÖ du Cabinet commencèrent à se sentir déchirés entre le style provocateur de leur ancien chef et leurs nouvelles responsabilités à titre de ministres d’un gouvernement. Haider ne ménagea pas ses critiques à l’endroit du gouvernement, allant même jusqu’à croiser le fer avec le ministre des finances FPÖ pour faire modifier certaines politiques visant la Carinthie.

En 2001, Haider participa activement à la campagne en vue des élections de Vienne et son parti subit des pertes importantes. Les résultats furent durement ressentis partout dans le parti.

Haider se montrait de plus en plus irrité par la participation de son parti à un gouvernement adoptant des mesures impopulaires pour stabiliser la situation budgétaire. L’élection de 1999 avait été remportée grâce à un programme axé sur « l’homme de la rue », et non pas en raison de promesses visant à réduire l’aide sociale. Bien qu’ayant abandonné son poste de chef, Haider n’en continuait pas moins d’essayer d’influer sur les orientations du parti. À vrai dire, son successeur, Susanne Riess-Passer, avait déclaré après son élection, lors du congrès du parti, que celui-ci « demeurerait le parti du Dr. Haider ». Bon nombre des personnes que le parti proposa pour occuper des postes ministériels sont des partisans de Haider et les assemblées du parti fédéral et de son aile parlementaire ont souvent lieu en Carinthie.

Le programme du parti, semblait-il, était fixé par « l’homme du Sud », ce qui, en plus d’être une source d’embarras pour les membres du parti associés au gouvernement, ne manquait pas de susciter le mécontentement au sein de l’autre parti de la coalition, l’ÖVP.

Une des questions ayant suscité le plus de tensions a été celle de l’élargissement de l’UE. Les relations de l’Autriche avec la République tchèque étant particulièrement tendues en raison d’une centrale électrique nucléaire construite près de la frontière, à Temelin, trois chapitres étatiques du FPÖ lancèrent une « initiative populaire »1 visant la fermeture de la centrale ou le recours au véto contre l’admission de la République tchèque. En janvier 2002, les membres du FPÖ réussirent à recueillir plus de 915,220 signatures, et ce en dépit du fait que le partenaire du parti de Haider (l’ÖVP) était opposé à l’initiative en question.

Poignée de main avec Saddam

Haider était particulièrement habile dans l’art de recourir à la démocratie directe pour atteindre ses buts. Il s’opposa à une décision de la cour constitutionnelle exigeant une plus grande utilisation d’affiches bilingues en Carinthie en organisant une consultation populaire. Il citait fréquemment l’article 1 de la constitution qui affirme que « l’Autriche est

une république démocratique dont les lois correspondent à la volonté du peuple ». Selon Haider, la cour constitutionnelle était « politiquement corrompue » et guidée par des considérations partisanes.

Ces événements ont été éclipsés en février 2002 lorsque le gouverneur de la Carinthie est apparu à la télévision iraquienne serrant joyeusement la main de Saddam Hussein. Haider s’était rendu en Iraq apparemment pour des raisons humanitaires et pour contribuer à la mise sur pied d’une banque de sang destinée à venir en aide aux enfants souffrant de leucémie. L’événement fit la manchette en Autriche et à l’étranger bien que Haider ait fréquemment visité des pays arabes.

Pendant presque toute une semaine, les médias autrichiens ont semblé ne vouloir s’intéresser à rien d’autre qu’à Jörg Haider. Sa rencontre avec Saddam Hussein eut même pour effet de reléguer au second plan le succès des athlètes autrichiens aux Jeux olympiques de Salt Lake City. Le voyage de Haider à Bagdad coïncidait avec la visite du chef du FPÖ à Washington. Alors que la confusion régnait parmi les cadres du parti, Haider accorda une entrevue exclusive à la télévision autrichienne au cours de laquelle il annonça qu’il se retirait complètement de la politique fédérale et qu’il entendait limiter dorénavant ses activités publiques à la Carinthie.

Riess-Passer interrompit brusquement sa visite à New York, où elle était censée visiter l’emplacement de l’ancien World Trade Center, et prit aussitôt l’avion pour participer à une réunion d’urgence du comité exécutif du parti.

De la Carinthie à l’Autriche…à l’Europe?

Haider est demeuré fidèle à sa décision de se retirer de la politique fédérale et a quitté le comité de coalition qui, de toute façon, se réunit de manière irrégulière. Riess-Passer s’est maintenant vu confier tous les pouvoirs pour régler les problèmes internes du parti. Elle a dû aussitôt faire face à la démission de son ministre du transport et des infrastructures et, pour le remplacer, faire appel à un homme politique de Carinthie que les médias se plaisent à présenter comme le « clone de Haider ».

La Carinthie est maintenant sur-représentée au sein de l’équipe du FPÖ faisant partie du gouvernement. Beaucoup d’observateurs estiment que Haider est le vrai chef du parti et qu’il est en mesure de « contrôler à distance » le Cabinet, sans avoir à quitter Klagenfurt. Cette situation ne va pas sans difficultés : lorsqu’un chef « non-officiel » exerce une influence réelle, comment peuton le déloger d’un poste qu’il ne détient pas formellement?

Personne ne croit vraiment que Haider cessera de s’occuper de politique fédérale. Il est membre des instances supérieures du FPÖ, y compris du Comité directeur et du Comité exécutif. Il semble aussi exercer le rôle de conseiller principal de Riess-Passer, qui est vice-chancelier et chef du parti.

La rumeur veut que les ambitions de Haider le conduisent ailleurs sur la scène européenne. Les divers partis des pays de l’UE qui sont sceptiques au sujet de l’élargissement de l’UE et d’une centralisation européenne ne disposent actuellement d’aucun leader capable de jouer un rôle de rassembleur. La Carinthie pourrait être un tremplin pour une carrière politique non seulement nationale mais aussi européenne.

1. L’initiative populaire a pour objet de recueillir des signatures pour obliger le parlement à agir. Les électeurs doivent signer une pétition en présence d’un fonctionnaire. La consultation publique ne revêt aucun caractère décisionnel et ne vise qu’à poser une question dont la réponse ne peut être que « oui » ou « non ».

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002