Dans les coulisses de la société canadienne, une notion fait son chemin petit à petit : au Canada le système électoral ne fonctionne plus.

Le dernier groupe à se faire le champion de la cause de la réforme électorale a adopté un nom qui laisse entendre que le système est foncièrement injuste au Canada. « Fair Vote Canada » (le mouvement pour la représentation équitable au Canada) estime en effet que le système électoral uninominal à un tour accentue malheureusement considérablement les différences régionales. Ce n’est pas la seule critique du système. Dans une nation aussi vaste et aussi diversifiée que le Canada, c’est tout de même là un jugement accablant.

Le Canada fonctionne selon un système électoral fondé sur les circonscriptions, communément appelé « système uninominal à un tour ». Chaque district élit le candidat qui remporte le plus grand nombre de votes – et non forcément la majorité des votes. Plus il y a de candidats, moins le pourcentage de votes requis pour remporter la victoire est élevé.

Le Canada a adopté ce système au XIXe siècle. Plusieurs provinces canadiennes ont mis à l’essai d’autres façons de procéder au fil des ans, mais toutes utilisent maintenant le système uninominal à un tour.

Malgré son ubiquité, ce système produit des résultats bizarres.

Au cours des dix dernières années, il est arrivé à deux reprises dans des législatures provinciales que des partis politiques ayant perdu l’élection par rapport aux suffrages exprimés puissent former des gouvernements majoritaires. À l’occasion, des partis ont remporté tous les sièges dans des législatures provinciales simplement parce qu’ils avaient des appuis également répartis dans les diverses circonscriptions.

Les critiques laissent toutefois entendre que ce système a des effets encore plus insidieux.

Accentuation des divisions régionales

Louis Massicotte, de l’Université de Montréal, écrit ce qui suit : « La critique que l’on fait le plus fréquemment du système actuel est qu’il favorise la division nationale ».

Massicotte fait partie du nombre croissant de politicologues qui examinent les anomalies du système électoral canadien. « Les variations régionales dans le soutien accordé aux partis sont accentuées par le système électoral, et le pays semble plus polarisé qu’il ne l’est en réalité. Le régionalisme électoral est un fait indéniable de la vie canadienne… Toutefois, le système uninominal à un tour a accentué ce régionalisme en amplifiant tant les forces que les faiblesses des partis dans les différentes régions. Le système électoral actuel récompense les partis qui ont un fort attrait régional au détriment de ceux, plus faibles, à tendance nationale, qui recueillent des voix plus uniformément d’une région à l’autre. »

Un coup d’œil à la Chambre des communes canadienne confirme ce phénomène. Les résultats de l’élection récente donnent l’impression que l’opinion politique dans l’Ouest du Canada est en très forte majorité à droite et qu’on y nourrit de profonds griefs contre le reste du pays. Le Québec, qui débat de la séparation depuis plus d’une génération, a fait élire en grande majorité des politiciens séparatistes à Ottawa dans deux élections consécutives. Et l’Ontario, malgré un gouvernement tout ce qu’il y a de plus conservateur à l’échelle de la province, a fait réélire plus de 95 % de libéraux à la Chambre des communes dans trois élections d’affilée.

Le Canada est-il si morcelé politiquement?

Au parlement, oui. Au pays, probablement pas.

Lors de la dernière élection en 2000, les libéraux vainqueurs ont recueilli environ 2,3 millions de votes en Ontario, c’est-à-dire presque deux fois plus que cela a été le cas pour le parti d’opposition, l’Alliance canadienne, ce qui leur a toutefois valu 50 fois plus de sièges. Dans l’Ouest, l’anomalie électorale a abouti à l’inverse. Les libéraux ont recueilli environ 950 000 votes dans les quatre provinces de l’Ouest – soit environ la moitié moins que l’Alliance – mais seulement le cinquième des sièges.

Selon certains observateurs, il s’agit là d’un phénomène temporaire. Après tout, le Canada a été ébranlé par une crise politique il y a dix ans lorsque le débat constitutionnel s’est soldé par une défaite au référendum, après quoi sont apparus de nouveaux partis politiques qui s’opposent fondamentalement au statu quo.

Mais même au cours des périodes antérieures, le Parlement n’en était pas moins divisé. Dans les années 1970 et 1980, l’Ouest a élu des conservateurs à Ottawa dans une proportion n’ayant rien à voir avec leur soutien populaire dans cette région tandis que le Québec est demeuré presque un fief libéral au niveau national pendant près d’un siècle en dépit d’un soutien populaire important à d’autres partis.

Déséquilibres idéologiques et « fausses majorités »

Les partisans de la réforme estiment qu’un système électoral différent révèlerait la vraie nature des variations régionales qui exprimeraient dès lors les différences entre les Canadiens au lieu de refléter des animosités ancrées.

Le système uninominal à un tour pose d’autres problèmes aussi.

Le mouvement pour la représentation équitable au Canada se plaint de ce que « le système électoral du « gagnant rafle tout » au Canada a la malheureuse et déroutante habitude de complètement déformer l’opinion exprimée par les électeurs. Couramment, dans les élections fédérales, le système électoral crée de faux gouvernements majoritaires alors que 40 % du vote populaire, par exemple, se traduit par de 50 à 60 % de sièges détenus ».

Quand il y a des partis multiples, il arrive souvent qu’un candidat remporte la victoire en ayant obtenu moins de 30 % des voix. La majorité des électeurs avaient dit « non » au gagnant, ce qui crée beaucoup de désillusions dans la population à propos du système

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002

électoral. Cette désillusion a entraîné un déclin dans le nombre de personnes qui se rendent aux urnes; de 70 % qu’elle était dans les années 1970 et 1980, la participation est tombée à 60 % aux dernières élections.

Une représentation proportionnelle modifiée

Universitaires, journalistes, politiciens et autres ne cessent depuis des années de pointer du doigt les faiblesses du système électoral canadien et de proposer des solutions.

En 1979, la Commission de l’unité canadienne Pépin-Robarts avait fait une mise en garde contre le « sentiment d’aliénation et d’exclusion » qui se répandait au Canada.

« Lorsque la constitution d’un parti au parlement central devient concentrée dans des blocs régionaux, disait le groupe de travail, c’est un signe avant-coureur d’une désintégration éventuelle. La polarisation régionale des partis politiques au fédéral corrode l’unité fédérale. Comme nous voyons apparaître des signes d’une telle situation au Canada, nous en sommes venus à la conclusion qu’une réforme électorale est urgente et qu’elle constitue une très grande priorité. Le fait est que nos élections fédérales nous renvoient une image déformée du pays, car elles font apparaître les provinces (dans le soutien qu’elles accordent à un parti plutôt qu’à un autre) plus unanimes qu’elles ne le sont réellement. »

Pépin et Robarts recommandaient une forme modifiée de la représentation proportionnelle. Dans chaque province, 20 % des sièges seraient mis de côté à titre compensatoire et seraient répartis entre les candidats afin de veiller à ce que le total reflète avec précision le vote populaire provincial.

La représentation proportionnelle modifiée est en usage dans de nombreuses démocraties modernes, notamment en Allemagne. Comme le pourcentage des sièges proportionnels serait passablement modeste, le Canada aurait tout de même des gouvernements majoritaires (ou tout au moins des gouvernements dans lesquels un parti détient une grande pluralité des sièges et est donc dans une position minoritaire relativement forte). La représentation proportionnelle pure tend à produire des coalitions multipartites.

En 1979, Pépin et Robarts représentaient l’opinion d’une partie importante de l’establishment politique au Canada. Toutefois, leur point de vue s’est noyé dans la foulée d’autres changements qui ont abouti, en 1982, aux amendements fondamentaux de la Constitution canadienne. Depuis lors, les arguments en faveur d’une réforme électorale, avancés par la Commission Pépin-Robarts, ont été repris par une série d’alliés imprévus.

Deux opposants politiques se sont retrouvés côte à côte l’an dernier dans une campagne visant à établir une certaine forme de représentation proportionnelle. Judy Rebick est militante, féministe, communicatrice et auteure. Walter Robinson est le directeur fédéral de la Fédération des contribuables canadiens et également communicateur. Comme ils le font joyeusement remarquer dans un texte qu’ils ont distribué :

« Judy Rebick penche vers la gauche. Walter Robinson penche, quant à lui, vers la droite. »

« Nous sommes aux antipodes sur le plan politique et en désaccord sur presque tout; pourtant, nos voix sont à l’unisson sur un point : nous devons de toute urgence changer notre système électoral pour mieux représenter la volonté des électeurs.

« Différentes versions du système de représentation proportionnelle sont utilisées dans plus de 90 pays et elles peuvent être adaptées pour rendre compte des besoins de chacun. Par exemple, certaines personnes estiment que le système allemand, qui combine le régime uninominal à un tour et la représentation proportionnelle, conviendrait bien au Canada. Un tel système garderait intacte la notion de députés représentant leur circonscription tout en veillant à ce que les résultats globaux reflètent davantage la volonté des électeurs. »

Les comités de rédaction de plusieurs journaux canadiens se sont joints à cette campagne discrète. Toutefois, il y a un obstacle institutionnel puissant au changement électoral : les partis au pouvoir doivent leur succès au système actuel. Les politiciens qui remportent la victoire grâce à un ensemble particulier de règles croient généralement qu’ils peuvent encore vaincre. L’inertie n’a d’égal que l’intérêt personnel.

Au programme au Québec

Curieusement, il existe une exception remarquable dans la province qui a été rongée par le débat séparatiste. Le Québec est la deuxième province la plus populeuse et la seule qui soit à prédominance francophone. Le Parti québécois au pouvoir (qui préconise l’indépendance politique du Québec) a lutté pendant des années à l’intérieur des contraintes du système uninominal à un tour. Lors de la première élection à laquelle il a participé, en 1970, il a obtenu près du quart du vote populaire (ce qui le plaçait en seconde position par rapport au Parti libéral victorieux) mais moins de 7 % des sièges. En partie à cause de cette expérience, le Parti québécois revendique depuis ses débuts une certaine forme de représentation proportionnelle.

C’est une politique qui a survécu mais qui n’a jamais été mise en œuvre.

Le premier gouvernement péquiste a détenu le pouvoir de 1976 à 1985. En 1994, le parti est revenu au pouvoir, cette fois grâce au système électoral en place. Puis, en 1998, il a facilement été réélu même s’il a perdu le vote populaire favorable au Parti libéral provincial. Dans le débat polarisé au sujet de la souveraineté du Québec, les libéraux ont acquis le soutien massif de la population anglophone et des autres électeurs non francophones. Or, ces votes étaient concentrés dans relativement peu de circonscriptions tandis que le Parti québécois a remporté la plupart des sièges à prédominance francophone.

Malgré tout, le PQ demeure favorable à l’idée de changement, un point de vue que le nouveau ministre du Québec responsable de la réforme électorale, Jean-Pierre Charbonneau, a réitéré récemment.

On trouve aussi au Québec un groupe d’action politique qui plaide en faveur du changement électoral. Le mouvement pour une démocratie nouvelle partage en partie le sentiment d’intense indignation du

mouvement pour la représentation équitable au Canada.

Les résultats asymétriques des élections menées à l’aide du système uninominal à un tour faussent inévitablement le débat politique et les choix politiques aussi. Au niveau national, le débat est devenu régionalisé. Les principaux partis d’opposition représentent presque exclusivement les électeurs de l’Ouest et du Québec. Ils débattent souvent de questions qui ne font qu’aviver les ressentiments dans leurs circonscriptions, faisant ressortir encore davantage les tensions régionales.

L’argument le plus solide en faveur du maintien du régime uninominal à un tour est qu’il a au moins l’avantage de produire des gouvernements majoritaires ayant une orientation politique stable. Toutefois, au Canada, les tensions régionales, qui sont un sous-produit du système, semblent avoir l’effet opposé. La stabilité gouvernementale a pour contrepoids l’instabilité inhérente aux partis politiques régionaux.

Dans une nation assaillie par les tensions entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, un débat séparatiste permanent et des cas latents de ressentiment régional, ce genre d’instabilité peut difficilement être une bonne chose.

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002