Le conflit au Cachemire, source de difficultés pour le fédéralisme indien

PAR GEORGE MATHEW

L’Inde considère le Cachemire comme un « joyau de sa couronne ». L’État de Jammu-et-Cachemire possède trois régions distinctes : le Cachemire (pop. : 5 441 341), le Jammu (pop. : 4 395 712) et le Ladakh (pop. : 232 864). Le Cachemire est à majorité musulmane, le Jammu hindou, et le Ladakh bouddhiste.

Lorsque l’État a adhéré à l’Union indienne (voir encadré), il y bénéficiait d’un statut spécial et de plus de pouvoirs que les autres États. En fait, le gouvernement de l’Union, de régime fédéral, ne légiférait au Cachemire que dans trois domaines : la défense, les affaires extérieures et les communications. Toutefois, au fil des ans, tous les articles de la constitution indienne ont fini par s’appliquer au Cachemire, ce qui eut de sérieuses répercussions, notamment la rupture du lien émotionnel et psychologique qui unissait le Cachemire au reste de l’Inde. Ce tournant fatidique eut lieu en 1953. À cette époque, les formations politiques de droite militaient avec insistance pour une « adhésion complète » et immédiate du Jammu-et-Cachemire à l’Union indienne. Un climat de méfiance régnait, minant les relations entre les leaders cachemiris et le gouvernement central de Delhi, ce qui finit par entraîner la destitution et l’arrestation, le 9 août 1953, du premier ministre cachemiri, le cheik Abdullah.

Il s’ensuivit une phase de résistance armée sur le territoire. Balraj Puri, un spécialiste du Cachemire témoin de ces événements, explique : « Bien qu’une extension de juridiction des institutions autonomes indiennes et de plusieurs lois fédérales sur le bien-être social offrit une certaine garantie de respect des droits des citoyens, d’autres mesures contribuèrent à accroître la mainmise du gouvernement central sur l’État. Toutes ces mesures étaient perçues comme favorisant soit l’autonomie soit l’intégration ».

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002

Aujourd’hui, pour des raisons pratiques, le Jammu-et-Cachemire se retrouve au sein de l’Union indienne et se trouve traité comme n’importe quel autre État de la fédération, à la seule différence qu’il est le seul État à posséder sa propre constitution.

Un conflit d’origines diverses

Hormis les agissements du gouvernement central, d’autres facteurs contribuent à perpétuer le conflit au Cachemire. D’abord, les élections à l’assemblée législative de l’État n’ont jamais été libres et justes, à l’exception de celles tenues en 1977. L’institutionnalisation de la fraude électorale a fortement contribué à la désillusion de l’électorat et à isoler l’État au sein de la fédération.

Le second facteur est une corruption généralisée. Bien que le gouvernement de Delhi a octroyé d’importantes sommes à l’État, celles-ci se trouvent systématiquement détournées par les leaders, bureaucrates et intermédiaires corrompus du régime. Une part minime de ces sommes parvient réellement à leurs ayant-droit officiels.

La violation des droits humains sur une grande échelle a aussi créé un vif ressentiment dans la population. Selon des sources officielles, l’insurrection aurait coûté la vie à 12 771 civils entre 1990 et janvier 2002. Les forces de sécurité déployées par le gouvernement central se sont mérité, du fait de nombreuses violations des droits humains, la profonde méfiance du peuple. Un grand nombre de civils ont été victimes des forces de sécurité, quoique leur nombre exact ne fasse l’objet d’aucune statistique digne de confiance.

La crainte de perdre leur identité culturelle a également exacerbé le sentiment d’aliénation des Cachemiris. Le Pakistan mise sur cet état de fait pour se positionner dans la région.

Quatre scénarios sont fréquemment évoqués en Inde concernant l’avenir du Jammu-et-Cachemire :

• la vallée du Cachemire à prédominance musulmane se joint au Pakistan; le Jammu et le Ladakh restent avec l’Inde;

  • le Cachemire devient indépendant;

  • le Jammu-et-Cachemire revient à son statut antérieur à 1953 (où il jouissait d’une plus grande autonomie);

  • le statu quo est maintenu et la ligne de contrôle devient éventuellement une frontière internationale entre l’Inde et le Pakistan.

Étant donné la position de l’Inde, la dernière option est la plus susceptible de se produire. Mais il existe une autre approche qui pourrait satisfaire la quête cachemirie pour une identité nationale tout en renforçant le fédéralisme indien.

Pour une véritable démocratie

Qu’il s’agisse d’organismes de la société civile, de penseurs ou de praticiens du fédéralisme, tous sont d’avis qu’une démocratie véritable et authentique est la seule solution viable au problème du Cachemire, et que des élections libres et justes aux niveaux étatique et fédéral en sont la condition sine qua non. Mais plus encore, les principes et valeurs démocratiques doivent parvenir jusqu’à la population. Les conseils de village (halqa panchayats) sont la clef.

Si le Jammu-et-Cachemire était doté d’un système d’autogouvernement local dynamique, la situation serait-elle différente ? Toutes les personnes auxquelles nous avons posé la question étaient d’avis qu’un gouvernement local démocratiquement élu aurait fait une différence.

Les privations et la frustration sont les principaux facteurs qui poussent jeunes et vieux à souscrire aux demandes des extrémistes. Un développement orienté vers le peuple et une capacité pour celuici de participer aux décisions politiques pourraient grandement contenir la militance.

Il est de notoriété publique que le Pakistan a tout fait récemment pour empêcher la tenue d’élections de conseils de village au Cachemire. Le Pakistan ne souhaite pas que les Cachemiris participent à quelque activité politique que ce soit dans la vallée.

Il faut reconnaître, à la décharge de la Conférence nationale au pouvoir, qu’elle a contribué ces cinq dernières années à remettre à flots certaines institutions étatiques fragilisées. Le fait que l’État ait réussi le recensement de 2001 malgré la menace des extrémistes n’est pas qu’un mince accomplissement. L’élection des halqa panchayats dans les institutions démocratiques locales s’est déroulée avec la participation enthousiaste de la population. Il s’agit d’une initiative politique majeure qui a fait baisser la pression chez les militants.

À la suite des attaques terroristes du 11 septembre aux États-Unis et dans le cadre des développements internationaux subséquents, les Cachemiris espéraient que la tension se relâcherait dans la vallée. Cela ne s’est pas produit.

Le Jammu-et-Cachemire connaît la dure réalité de la marginalisation, ce que les chargés d’affaires à Delhi refusent de reconnaître. La problématique du Cachemire est souvent mécomprise ou interprétée de façon erronée, ce qui se traduit par une plus grande misère chez les gens et un sentiment d’isolement par rapport au reste de l’Inde.

Des institutions démocratiques efficaces et une décentralisation du pouvoir réalisée dans un véritable esprit fédéral seraient la meilleure façon de réduire la dissidence. L’État se doit de jouer un rôle actif pour renforcer ces mécanismes. Le gouvernement central, tout en combattant la militance et le terrorisme, ne doit épargner aucun effort pour résoudre le problème de confiance chez les Cachemiris.

Les élections sur le plan local ont démontré que les Cachemiris ne se laisseraient pas démonter par la militance, qu’elle provienne de l’intérieur ou de l’extérieur. Le prochain défi à relever est celui des élections à l’assemblée législative, prévues pour le mois de septembre de cette année. L’État et le gouvernement central parviendrontils à engager les différentes factions dans un processus démocratique ? Les gouvernements sauront-ils faire ce qu’il faut pour convaincre la population que ces élections seront libres et justes ? Il s’agit de questions primordiales selon l’avis de toute personne concernée par le Cachemire et ayant à cœur le bien-être des Cachemiris.

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002