Récemment, le gouvernement du Monténégro, petit État membre de la fédération yougoslave, établissait une série de mesures pour accéder à l’indépendance et obtenir la reconnaissance de la communauté internationale. Cette aspiration à s’émanciper de la Serbie, seul autre État membre de la Yougoslavie, ne reçoit toutefois pas l’appui de l’ensemble de la population du Monténégro. En réalité, la population est profondément divisée devant cette perspective de partition avec la Serbie.

La Serbie, le plus important des deux États membres de la fédération yougoslave (15 fois la population du Monténégro), s’oppose à la partition, offrant plutôt à son partenaire une fédération « réaménagée et minimale ».

Une année de discussion entre, d’une part, les dirigeants de la Yougoslavie et de la Serbie de l’ère post-Milosevic et, d’autre part, les leaders du Monténégro, n’a jusqu’ici produit aucun résultat. Au début de 2002, l’Union européenne a offert d’agir à titre de médiateur entre les parties. Devant le peu de résultat de sa démarche, l’UE s’est récemment engagée davantage en proposant une solution-cadre pour « un Monténégro démocratique dans une Yougoslavie démocratique ».

Du même souffle, l’Union européenne précise que le rejet par l’une ou l’autre des parties de sa proposition constituera un obstacle majeur à une éventuelle adhésion

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002

à l’UE. La balkanisation demeure donc toujours un phénomène d’actualité, de même que les efforts des puissances européennes pour stabiliser la région.

Un partage « incohérent » du pouvoir

L’actuelle fédération repose sur la Constitution de 1992, rédigée à la hâte pour sauver la Yougoslavie de la désintégration après le départ de quatre de ses constituantes, de même que pour occuper l’espace juridique laissé vacant par la précédente fédération. Une communauté d’intérêt existant entre les classes politiques des deux républiques, la rédaction d’un document mutuellement acceptable a été un jeu d’enfant. Il est toutefois remarquable que Milo Djukanovic, qui allait devenir le principal promoteur de l’indépendance au Monténégro, ait accepté cette constitution sans un mot de protestation. Il était à l’époque premier ministre du Monténégro.

Selon la Constitution de 1992, les pouvoirs de la fédération s’étendent aux droits humains, aux politiques monétaire et fiscale, aux relations économiques avec l’extérieur, aux douanes, à la politique étrangère, à la défense, ainsi qu’à la sécurité sociale et à l’environnement. Chacune des deux républiques possède en propre sa constitution, son parlement, sa présidence et un appareil gouvernemental.

Les deux constituantes (ou « républiques ») de la fédération possèdent ainsi, selon la constitution, plus de pouvoir que le gouvernement fédéral. Sans compter qu’elles exercent dans les faits plusieurs des prérogatives normalement réservées à l’administration fédérale. Un coup d’œil sur la répartition des pouvoirs révèle toutefois plusieurs incohérences ou contradictions, la plupart originellement destinées à consolider le pouvoir de Milosevic, l’exprésident de la Serbie.

La fédération a bien fonctionné, même si elle était légalement contestée, tant que Milosevic a été au pouvoir dans son pays. Les autorités des deux républiques avaient les mains libres dans leurs champs de compétence respectifs. Le président de la fédération était l’homme de Milosevic, et le premier ministre fédéral, celui du Parti communiste « réformé » du Monténégro, qui se trouvait alors fort et homogène.

Mais en 1996, Milo Djukanovic, premier ministre du Monténégro, confronte Milosevic sur le plan idéologique en réclamant une libéralisation des structures économiques et politiques de la fédération. Ce différend entre les leaders s’aggrave en 1997 lorsqu’on apprend que Milosevic brigue la présidence de la Yougoslavie. Il s’agit là d’un important transfert de pouvoir en faveur de la Serbie. Djukanovic, quant à lui, comprend que Milosevic cherche à le marginaliser et se retrouve cantonné au Monténégro.

L’accession de Milosevic à la présidence de la Yougoslavie provoque la scission du Parti communiste « réformé » du Monténégro en deux factions : celle de la ligne dure favorable à Milosevic, représentée par le Parti socialiste du peuple, et une faction sécessionniste dirigée par Djukanovic, le Parti démocratique des socialistes. Aux élections suivantes, Djukanovic est porté au pouvoir. Celui-ci gouverne depuis lors au Monténégro, quoique par l’intermédiaire de gouvernements de coalition, son parti n’ayant jamais obtenu la majorité nécessaire pour gouverner seul.

Le fossé s’élargit

Milosevic récompense alors la faction monténégrine demeurée fidèle à sa cause en nommant son chef premier ministre de la Yougoslavie. Comme il était traditionnellement entendu qu’il revenait au parti au pouvoir au Monténégro de nommer le premier ministre fédéral, ce précédent ne manque pas d’irriter au plus haut point les dirigeants du Monténégro. Dès lors, les relations entre le Monténégro d’une part, et les autorités fédérales et serbes d’autre part ne cesseront de se détériorer.

Djukanovic n’hésite pas à confronter ouvertement Milosevic, appliquant au Monténégro une série de réformes radicalement démocratiques et libérales. En quatre ans, il parvient lentement mais sûrement à éroder ce qu’il reste de pouvoir à la fédération, rapatriant méthodiquement chacune des compétences vers le Monténégro. Le Monténégro en est même arrivé à posséder une monnaie distincte, le mark allemand (devenu l’euro).

Le plus étonnant dans cette démolition de fait de la fédération par Djukanovic, c’est que, tant que Milosevic était au pouvoir, jamais la possibilité d’un Monténégro indépendant n’avait été présentée comme un enjeu politique stratégique. Cela dit, une fois que l’opposition en Serbie est parvenue à déchoir Milosevic de la présidence yougoslave et, plus tard, à mettre fin à son régime, Djukanovic est allé de l’avant avec sa rhétorique d’indépendance. Les motifs de la prudence dont il avait initialement fait montre résident probablement dans l’attitude de la communauté internationale.

La communauté internationale a soutenu le régime et les politiques de Milo Djukanovic tant et aussi longtemps qu’il était opposé à Slobodan Milosevic et contrariait ses activités. « L’ennemi de mon ennemi est mon ami », était la prémisse pouvant expliquer que Djukanovic ait été soutenu sur les plans politique, diplomatique et surtout financier.

Mais la communauté internationale n’allait certes pas consentir à un nouvel épisode de désintégration des Balkans. Il semble toutefois que Djukanovic ait déduit du soutien de la communauté internationale à son endroit qu’il ne s’agissait là que d’une opposition nominale à l’indépendance, laquelle finirait par le céder au fait accompli, comme ce fut le cas pour la Slovénie dix ans auparavant. Aussi, au lieu de mettre la pédale douce à son projet d’indépendance, Djukanovic a-t-il annoncé, entre autres mesures, la tenue d’un référendum sur cette question au Monténégro.

L’avenir

Une fois de plus, l’Union européenne tente de prévenir la désintégration d’un État des Balkans, avec les conséquences que cela risque d’avoir sur le Kosovo, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine. Au moment d’écrire ces lignes (fin février 2002), d’intenses négociations ont cours entre les représentants de l’UE, du Monténégro, de la Yougoslavie et de la Serbie. L’UE a mis sur la table une proposition qui, bien qu’elle n’ait pas été rendue publique, s’est déjà mérité le sobriquet d’« État Frankenstein », faisant référence à un assemblage de pièces plus ou mois disparate, destiné à créer un État « de compromis » inédit.

(Nous vous reviendrons à ce sujet dans le prochain numéro de Fédérations.)

Il est difficile de faire des prédictions à long terme concernant la fédération yougoslave. Deux choses sont certaines cependant : d’abord, celle-ci ne survivra pas dans sa forme actuelle; ensuite, la population du Monténégro demeurera profondément divisée sur la question de l’indépendance, que les deux républiques acceptent ou non le modèle européen. Toutefois, il est à envisager que l’instabilité, voire la violence, perdureront.

Fédérations volume 2, numéro 3, avril 2002