Argentine : une crise de confiance

L’imposition de mesures d’austérité et l’instabilité politique ont miné le système fédéral argentin, tout en alimentant l’espoir d’un « fédéralisme mondial ».

PAR MARIA JOSE LUBERTINO

La crise en Argentine a profondément miné la confiance des Argentins dans leurs institutions politiques et les institutions financières mondiales comme le Fonds monétaire international (FMI). Elle a affaibli la capacité du gouvernement central d’agir de façon autonome, et pratiquement asphyxié plusieurs gouvernements provinciaux.

Aujourd’hui, 18 des quelque 40 millions d’Argentins vivent sous le seuil de la pauvreté. Trois millions de personnes se trouvent sans emploi, et trois millions de plus sont sous-employées. La répartition inéquitable des richesses touche 80 pour cent de la population. L’appareil de production a été démantelé, des entreprises ont fermé leurs portes et les faillites ont atteint un taux record. Les recettes fiscales ont chuté de façon dramatique, et la dette extérieure se situe actuellement au-delà des 150 milliards de dollars US. Comble de tout, la libre circulation des biens et services étrangers au cours des onze dernières années a entraîné une substitution de la production locale.

Cinq années de récession et de déflation, l’effondrement du système de sécurité sociale et une société en plein bouleversement sont le résultat de l’application d’une politique économique qui a provoqué une « crise de représentation » au niveau de l’administration des affaires publiques et de la prise de décision politique.

En conformité avec les prescriptions internationales

Depuis 1983, les gouvernements démocratiques poursuivent des politiques qui se sont soldées par une dette insoutenable. Ils ont ensuite imposé des mesures correctives dictées par des institutions financières internationales, avec pour objectif déclaré de réintégrer l’Argentine dans l’économie mondiale.

À son corps défendant, le président Alfonsin a adopté cette politique à la fin des années 1980. Avec son gouvernement, il avait d’abord poursuivi une politique différente, mais l’économie était devenue ingérable et il avait perdu le soutien populaire pour ne pas avoir tenu ses promesses. Il a dû affronter des groupes de pression de l’intérieur et de l’extérieur du pays, lesquels voyaient dans la privatisation de larges secteurs de l’économie (dont certains passeraient sous contrôle étranger) la panacée aux maux économiques de l’Argentine.

Le successeur d’Alfonsin, le président Menem, a poursuivi dans cette voie de façon plus enthousiaste, le menant à des conséquences ultimes – même si cela contredisait toutes ses promesses électorales. Le processus s’est confirmé dans les années 1990, entraînant la plus grande concentration de pouvoir économique de toute l’histoire de l’Argentine.

Les principales caractéristiques de cette politique étaient :

  • la vente des avoirs nationaux, par le biais de la privatisation des services publics et sociaux,

  • la restructuration du système bancaire, devenu progressivement extraterritorial,

  • une importante augmentation de la dette extérieure, et

  • la parité avec le dollar américain.

Cela a suffit pour que Menem soit réélu pour dix années, alors que le FMI, la Banque mondiale et le secrétaire au trésor américain saluaient les réformes de Domingo Cavallo, son ministre des Finances.

Espoir déçu d’une « troisième voie »

Au terme du régime Menem, beaucoup d’Argentins se retrouvaient appauvris et désenchantés de la politique actuelle. Après les complications associées à ce régime, la victoire de De la Rua et du Parti Alliance aux élections de 1999 apparaissait – même si De la Rua était un conservateur notoire – comme la « troisième voie » souhaitée, celle d’un gouvernement honnête et progressif.

On connaît la suite. La bulle engendrée par le régime Menem a éclaté, donnant lieu à une concurrence féroce entre les secteurs qui avaient profité de la concentration économique des années 1990. Le gouvernement appliqua la même médecine qu’auparavant, toujours sans faire d’inventaire préalable. Même les éléments soi-disant progressifs soutenaient cette politique comme étant « la seule possible » dans les circonstances.

La coalition gouvernementale s’est ensuite effondrée et le vice-président a quitté son poste, de même que de nombreux représentants en poste du parti présidentiel.

Le public a alors perdu confiance dans le gouvernement. Les questions économiques et financières ont pris des proportions rocambolesques et le pays est devenu pratiquement ingouvernable. Il y eut un soulèvement populaire et de nombreux groupes politiques et économiques ont cherché à renverser le gouvernement, ce qui a entraîné une répression, des morts, puis la démission du président.

L’impossibilité d’en arriver à un consensus au sein de la coalition au pouvoir a obligé à de nombreux changements et renversements de pouvoir à l’exécutif, jusqu’à ce que le président Duhalde soit élu par l’Assemblée législative pour terminer le mandat présidentiel. Celui-là même qui avait concédé la victoire à De la Rua en 1999 allait le remplacer.

Avec son premier discours comme président, Duhalde a laissé planer un espoir de changement… qui dura à peine une semaine. Talonné de toutes parts, il céda aux divers groupes d’intérêt engagés dans des luttes intestines au détriment du peuple argentin.

Toutefois, il continuait à avoir le soutien de la majorité au parlement, lequel

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002

approuva ses projets de loi presque sans débat. Ce soutien lui venait des membres de son parti, le Parti Justicialiste, mais également, avec quelque réserve, de la majorité des membres du Parti Radical et de plusieurs membres du Frepaso, parti à tendance gauchiste.

À la pauvreté, au chômage et au manque de confiance dans le système bancaire et dans la monnaie nationale, il faut désormais ajouter l’augmentation effrénée du prix des biens et services, le gel ou la réduction des salaires, et une pénurie de médicaments de base.

Des conditions contraignantes, surtout pour les provinces

En réponse à la demande de capitaux frais, le FMI impose une série de mesures législatives et économiques, notamment les conditions sine qua non suivantes :

  • abrogation de la loi sur la faillite et de celle portant sur la « subversion économique »,

  • ajustement des budgets national et provinciaux, et

  • retrait de la circulation des bons provinciaux, lesquels ont fini par représenter, depuis qu’ils ont été émis par les provinces, à peu près 50 pour cent des devises en circulation.

Il est vrai que la plupart des gouvernements provinciaux, dans les années 1990, avaient majoré leur budget de dépenses, alors même que les recettes fiscales étaient à la baisse. L’augmentation des dépenses publiques était due à une baisse des activités de production : certaines provinces, aux prises avec des usines désertes, avaient cherché à réemployer la main-d’œuvre en chômage dans le secteur public. Les provinces ont également souffert d’une baisse substantielle des recettes fiscales locales, ce qui a entraîné d’importants déficits, ainsi qu’une expectative et une dépendance accrues par rapport aux transferts du gouvernement fédéral – lequel perçoit, de toute manière, quelque 70 pour cent des impôts du pays.

Le fédéral est le seul ordre de gouvernement autorisé à traiter avec les organismes internationaux de crédit. De fait, il travaille à convaincre les gouverneurs provinciaux de consentir aux réformes et aux ajustements exigés par le FMI.

Le gouverneur de San Luis est la seule autorité provinciale qui ait refusé d’entériner l’entente fédérale sur la réforme politique destinée à modifier le système électoral et à réduire le coût « politique ». De plus, seulement six des 24 gouverneurs ont conclu une entente bilatérale nation-province sur les ajustements fiscaux : quatre du Parti Justicialiste et deux du Parti Radical.

Mis à part l’opposition de gauche, seuls quelques législateurs nationaux issus de deux ou trois provinces faisant partie de la coalition gouvernementale ont amené la question sur la table, sans effet notable, toutefois, sur la position de l’équipe en place.

Confiance populaire et « fédéralisme mondial »

La tâche qui incombe en priorité à tout gouvernement en Argentine est de rétablir la confiance populaire dans la capacité des gouvernements de résoudre les crises économiques. Cela risque de prendre plusieurs années et ne se fera pas simplement en organisant de nouvelles élections, en révisant le système électoral, en établissant de nouvelles règles du jeu pour le financement des activités politiques, ou en assurant l’indépendance du système judiciaire. Il s’agit là de conditions nécessaires mais non suffisantes.

La confiance dans l’appareil politique ne pourra être rétablie que par des résultats concrets, qui doivent changer la vie des gens au quotidien, se traduire par une relance de l’économie et la création d’emplois, et restituer les services de base au chapitre de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale.

Plusieurs font valoir que cela n’est possible que par une redistribution des richesses. Ainsi, la lutte à la pauvreté devrait être le principal objectif. Assurer la sécurité d’emploi et le financement de la formation de tous ceux qui sont présentement en chômage, et garantir un revenu minimal pour tout enfant ou aîné à charge permettraient, en plus de satisfaire à un idéal de justice sociale, de stimuler la demande et de relancer l’économie.

Mais il en est qui posent le problème en termes plus complexes, parlant de la souveraineté et de l’indépendance dont devrait faire montre la nation dans ses relations extérieures.

L’économie mondiale est régie par la loi du marché. Toutefois, si le marché dans son ensemble obéit à peu de règles, il est clair que les pays avantagés ne manquent jamais d’imposer leurs règles du jeu à leurs propres marchés.

D’autres pays ont vécu une expérience comparable à celle de l’Argentine et y ont remédié de diverses façons. Conscients du monde qui les entourent, nombreux sont les Argentins qui souhaitent une forme de coalition internationale qui viendrait contrebalancer l’influence disproportionnée de l’« économie » sur l’ordre international.

L’établissement de règles de base pour l’économie mondiale exige un modèle de prise de décision plus démocratique au niveau mondial. Les Argentins se tournent vers des organismes comme les Nations Unies, en souhaitant que ceux-ci participent plus activement au dossier. Pourquoi pas des Nations Unies de type fédéral, qui adopteraient un mode de gouvernance à la majorité tout en protégeant le droit des minorités, après avoir retiré aux grandes puissances leur droit de veto? Il ne reviendrait certes plus à une élite de contrôler la plupart des décisions.

Peut-être la crise actuelle motivera-t-elle l’Argentine et d’autres pays d’Amérique latine à initier un mouvement en faveur d’une réforme mondiale des institutions. L’expérience amère qu’ils ont eue de la mondialisation a conduit les Argentins à chercher des institutions qui favorisent l’équilibre et l’harmonie entre les intérêts locaux, nationaux et internationaux.

Les mouvements anti-mondialisation prennent tout leur sens dans ce contexte. Ils révèlent un réel besoin de changement – comme le font les mouvements de citoyens, les protestations « de la casserole » et les comités de voisins en Argentine. Ces formes de protestation sociale ont également le potentiel d’aboutir à des solutions viables.

Mais, que ce soit en Argentine ou ailleurs, cette mouvance n’est pas suffisante. Il lui manque, en Argentine notamment, l’émergence d’un leadership novateur, lequel, dans la foulée de cette protestation, saurait combiner honnêteté et imagination pour ouvrir la voie à des solutions politiques et économiques.

Sur la scène internationale, nombreux sont les Latino-Américains qui souhaitent un leadership capable d’articuler ces réformes. Beaucoup d’Argentins espèrent, quant à eux, que leurs souffrances auront au moins contribué à l’établissement d’un nouvel ordre social, plus juste, et à l’émergence d’un leadership orienté vers la création d’une forme de mondialisation plus démocratique et fédéraliste.

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002