Le 15 mars 2002, un jour seulement avant le sommet de l’Union européenne (UE) à Barcelone, la Serbie et le Monténégro signaient un accord de principe portant sur leurs relations futures [cf. l’encadré]. Ce geste mettait fin à quatre mois de pourparlers diplomatiques tumultueux exacerbés par d’intenses pressions de la part de l’UE en faveur d’un règlement quelconque qui empêcherait l’effritement d’un autre État des Balkans.

Lors du sommet de l’UE à Barcelone, on qualifiait la signature de l’Accord de Belgrade d’importante victoire pour la politique étrangère et les politiques de sécurité de l’UE. L’attention et la gloire générées par l’événement rejaillissaient sur les présidents de la Yougoslavie et du Monténégro.

Mais la jubilation des chefs de gouvernement de l’UE contrastait vivement avec la froide réception que la Serbie et le Monténégro réservaient à l’Accord de Belgrade. Au lieu de redonner de l’élan et un certain soulagement aux efforts pour repenser et redéfinir les relations avec la Serbie, la signature de l’Accord de Belgrade a engendré une crise qui a ébranlé le gouvernement monténégrin. Au moment de rédiger le présent article, cette crise perdurait depuis sept semaines déjà et rien ne laissait entrevoir de solution. On semble croire que la meilleure façon de calmer cette crise consiste à organiser des élections générales, à moins que les trois partis au pouvoir arrivent à conclure une entente quelconque. Deux petits partis souverainistes irréductibles ont quitté les rangs du gouvernement en clamant bien haut que le président Djukanovic, qui est également le chef du troisième et plus grand parti de la coalition, avait trahi cette coalition.

Un nationalisme qui grandit

En Serbie, l’Accord de Belgrade a ravivé le nationalisme serbe et attisé les ardeurs en faveur d’un État indépendant. Le petit état du Monténégro fait l’objet d’une impatience grandissante. La plupart des Serbes ordinaires ont l’impression d’avoir été pris en otage par une clique du minuscule état. Les sondages actuels révèlent que près de 60 pour cent de la population s’oppose à l’Accord de Belgrade, alors que 30 pour cent semble l’appuyer.

Un important parti parmi les 18 qui forment la coalition au pouvoir en Serbie s’affaire à recueillir les 100 000 signatures nécessaires pour tenir un référendum sur l’indépendance de la Serbie. Même les politiciens serbes les plus libéraux et les plus ouverts n’ont rien trouvé de mieux à dire au sujet de l’Accord de Belgrade que : « C’est ce qu’il y avait de mieux à faire, compte tenu des circonstances » et « l’Accord pourrait potentiellement servir à renforcer les liens entre la Serbie et le Monténégro ».

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002

Par conséquent, le seul acteur qui semble vraiment satisfait de l’état actuel des choses est l’UE. Après dix ans de tergiversations dans la péninsule balkanique et de rôles de second plan dans des scénarios américains, l’UE devait démontrer sa capacité de régler au moins une crise à l’échelle des Balkans. Jusqu’à la signature de la présente entente, les États-Unis semblaient toujours prendre les devants lors des conflits armés dans la région, y compris ceux qui ont secoué la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et finalement, la Macédoine.

La crise qui menaçait les relations au sein de ce qu’il reste de la Yougoslavie semblait moins urgente, car on n’a jamais cru que la Serbie et le Monténégro finiraient par recourir à la violence pour redéfinir leurs liens futurs. En outre, les deux partis affirmaient que leur objectif stratégique ultime était l’association et, en bout de ligne, le statut de membre de l’UE. C’est surtout cet argument que l’UE a repris à la table de négociations et qui a rendu possible la signature de l’Accord. Le fait que les États-Unis endossaient fortement l’initiative de l’UE revêtait également une grande importance.

La volonté de demeurer ensemble?

Nul doute que l’Accord de Belgrade constitue un appui clair en faveur du statu quo. Il s’agit d’une entente pragmatique conclue entre deux partis, sous la forte influence d’un troisième parti, entente dont certaines dispositions majeures laissent les deux partis fort insatisfaits.

L’objectif immédiat de l’UE, qui consiste à empêcher le Monténégro de se séparer, n’a pas été réalisé, seulement retardé de trois ans. Pour y parvenir, l’Accord de Belgrade a dû accepter un plus grand nombre d’éléments négociés par les intervenants monténégrins, ce qui a déplu à beaucoup de Serbes. L’UE espère qu’au cours de ces trois ans, l’humeur politique du Monténégro s’améliorera, que l’état délaissera ses visées séparatistes et se montrera plus intéressé à former un État commun avec la Serbie.

L’UE a cependant tenu pour acquis que la Serbie serait toujours intéressée à constituer un État commun avec le Monténégro, une hypothèse qui pourrait bien s’avérer fausse.

La bonne nouvelle, c’est que pour le moment du moins, la vie des citoyens ordinaires n’a pas vraiment changé dans une république comme dans l’autre. Ils continuent de voyager sans problèmes à travers l’UE et de se déplacer à l’extérieur de la Serbie et du Monténégro avec un seul passeport. Les propriétés détenues par les Serbes au Monténégro, et vice versa, sont toujours protégées. En outre, beaucoup de Monténégrins fréquentent encore l’université de Belgrade, alors que beaucoup de Serbes prennent encore leurs vacances au Monténégro.

La mauvaise nouvelle, c’est que l’UE a grandement gonflé l’importance de l’Accord de Belgrade et que les partis ont encore énormément de travail à abattre.

Les fédéralistes et les séparatistes s’affrontent

Pour l’instant, l’Accord demeure un énoncé d’intentions politiques. Il n’a pas été concrétisé, c’est-à-dire qu’il n’a pas donné lieu à une nouvelle structure étatique. Il est déjà acquis que l’échéancier prévu ne sera pas respecté. C’est là le moindre des deux problèmes auxquels seront confrontées les instances chargées de rédiger la charte constitutionnelle. La grande difficulté consistera à concilier les aspirations contradictoires des fédéralistes et des séparatistes qu’on avait cachées sous le tapis pour signer l’accord politique mais qui referont surface une fois la charte élaborée.

Les fédéralistes réclamaient un modèle d’État défini par les deux républiques et capable de fonctionner en toute autonomie, tant au niveau des responsabilités internes qu’externes. Les souverainistes monténégrins exigeaient une union sous le contrôle absolu des états souverains constituants. L’Accord fait mention des deux mais une question demeure : La charte constitutionnelle arrivera-t-elle à créer un État fonctionnel?

Pour qu’un État soit pleinement fonctionnel, il doit jouir d’une autonomie juridique, organisationnelle et financière. Le futur État ne peut être le seul fruit de règlements négociés entre deux républiques. Il s’agit d’un principe clé dont la charte constitutionnelle devra tenir compte et articuler clairement.

On note une série de questions fort complexes qui ont été abordées en termes vagues dans l’accord politique mais qu’il faudra convertir et définir clairement dans la charte d’État exécutoire.

Les élections pour élire le parlement conjoint seront-elles directes (point de vue serbe) ou indirectes (point de vue monténégrin)?

  • De quelle façon la charte définira-telle la répartition des pouvoirs, les relations mutuelles et les responsabilités des autorités légales et du pouvoir exécutif du gouvernement?

  • La charte pourra-t-elle déterminer quelles ententes politiques permettront d’établir ce qui constitue une majorité parlementaire et comment former un gouvernement?

  • L’Accord de Belgrade ne fait aucune allusion à l’autonomie financière de l’État conjoint. Sera-t-il financé par les états membres – la faible solution proposée par le Monténégro – ou sera-t-il financé par le biais d’une source financière indépendante comme une taxe à valeur ajoutée, par exemple?

Un pays, deux monnaies?

De plus, puisque le nouvel État continuera de fonctionner avec deux monnaies, le dinar en Serbie et l’euro au Monténégro, il y aura deux banques centrales. Des ententes aussi bizarres n’existent que dans deux autres pays à travers le monde, soit en Chine et à Hong Kong. En outre, au moment d’établir le nouvel État, le système de tarifs douaniers actuel demeurera opérationnel, même si les tarifs en vigueur au Monténégro sont nettement inférieurs à ceux en vigueur dans les autres pays de l’UE. Par contre, les tarifs douaniers de la Serbie resteront supérieurs de 50 pour cent environ à ceux des autres pays de l’UE. Une telle situation nuira probablement à la libre circulation des biens, du moins au début.

L’UE se propose de régler éventuellement la question d’un marché commun en négociant une « entente de stabilisation et d’association » entre l’UE et le nouvel État. Dans le meilleur des cas, ce système dualiste perdurera pendant plusieurs années. Au pire, il faudra songer à prolonger le processus d’accession à l’UE.

Dans le cadre de l’Accord, l’UE a promis de l’aide et des garanties aux Serbes et aux Monténégrins. À long terme, les efforts iront surtout à combler l’imposant écart économique entre les deux républiques. Mais à court et moyen terme, les émissaires de l’UE auront beaucoup de travail politique à abattre pour produire une charte constitutionnelle capable d’incarner leur vision.

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002