Demandez aux Canadiens ce qui démarque leur pays des États-Unis, et ils vous répondront : son régime public et universel de soins de santé. Mais une hausse constante des coûts, un financement fédéral réduit, une pénurie croissante de travailleurs de la santé et des listes d’attente de plus en plus longues menacent la bonne réputation de cette institution.

Les Canadiens sont d’avis que leur régime de soins de santé est en péril. Cette année, l’angoisse était palpable lors du débat public entourant l’avenir de l’assurance maladie.

En avril 2001, le premier ministre Jean Chrétien demandait à l’ancien premier ministre de la Saskatchewan, Roy Romanow, d’établir une commission individuelle pour étudier la viabilité du régime de soins de santé universel du Canada. La réaction de la population s’avérait pour le moins surprenante, des applaudissements aux huées en passant par les défilés de contestataires et la présence occasionnelle de chahuteurs. Autant d’émotions et de réactions qui allaient teinter les séances publiques de la Commission Romanow sur l’avenir des soins de santé au Canada organisées aux quatre coins du pays.

Les soins de santé : la grande priorité

Alors que les Canadiens attendent avec appréhension la parution du rapport Romanow, les sondages révèlent qu’ils sont devenus quelque peu amers face à leur régime d’assurance maladie.

Ils s’inquiètent grandement de l’avenir des soins de santé, qu’ils jugent comme une importante question de politique publique. Un sondage mené par Communication Canada auprès de plus de 5000 Canadiens entre le 25 avril et le 13 mai 2002 révèle que 93 pour cent des répondants accordent au dossier des soins de santé « une très grande priorité ». La question suscite plus d’intérêt que tout autre sujet abordé, que ce soit la sécurité nationale suivant les attentats terroristes du 11 septembre aux États-Unis, le chômage, l’économie nationale, la dette publique ou divers autres problèmes.

Les Canadiens se soucient également de l’accès aux soins de santé sans égard à la capacité de payer. Une analyse du Conference Board du Canada portant sur l’évolution des valeurs socioéconomiques des Canadiens entre 1981 et 2001 démontre qu’ils continuent de souscrire au principe de l’universalité des soins de santé.

Tim Stutt, résidant d’Ottawa, est rédacteur et spécialiste des affaires publiques.

Le sondage révèle également que 71 pour cent des répondants sont satisfaits de la qualité des soins de santé qu’ils reçoivent. Par contre, toujours selon le sondage, 64 pour cent des Canadiens jugent que le régime global de soins de santé est en mauvais état.

Influence fédérale par le biais de contributions financières

Au Canada, l’assurance maladie ne constitue pas un régime national unique, et la prestation des services ne relève pas exclusivement du secteur public [cf. Lazar dans Fédérations, numéro spécial triple (été 2002), p. 35].

Les soins de santé sont en grande partie financés par

l’impôt sur le revenu des particuliers et des entreprises. Les services sont offerts, dans une large mesure, par des personnes et des établissements privés.

La Constitution canadienne confère aux provinces la responsabilité des soins de santé. Par conséquent, le système d’assurance maladie prend la forme de plusieurs régimes de soins de santé gérés par dix provinces et trois territoires, mais qui sont interreliés et imbriqués et qui assurent une couverture universelle et globale des services médicaux partout au pays. Ensemble, ces régimes consomment la part du lion des dépenses de santé qui s’élèvent à 82,5 milliards de dollars CA, soit 9,3 pour cent du produit intérieur brut du Canada en 1998.

Depuis les années 50, le fédéral a influencé l’évolution des soins de santé par l’entremise des transferts financiers aux provinces et territoires. Ces montants visaient à aider les provinces et territoires à offrir à leur population des soins de santé de même qualité aux quatre coins du pays.

Un pays, cinq principes

En 1984, le fédéral adoptait sa Loi canadienne sur la santé. La Loi précise que les régimes d’assurance maladie provinciaux financés par le fédéral doivent souscrire à cinq grands principes :

1) garantir une couverture universelle 2) assurer tous les services « médicalement nécessaires » 3) être gérés publiquement 4) offrir une couverture transportable à l’extérieur de la

province 5) interdire les frais modérateurs et la « surfacturation » de la part des médecins

Au cours des dernières décennies, la nature des transferts fédéraux a changé, ce qui a eu pour effet d’attiser les tensions fédérales-provinciales. Dans les années 50 et 60, le gouvernement fédéral accordait aux provinces et territoires des subventions conditionnelles qui constituaient, en gros, un

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002

partage à parts égales du coût des services de santé assurés spécifiques. En 1977, le gouvernement fédéral remplaçait l’entente sur les coûts partagés par un mode de transfert proportionnel au nombre d’habitants qui allait dorénavant constituer le financement de base.

Dorénavant, les provinces étaient plus vulnérables qu’avant aux priorités changeantes du fédéral et aux pressions financières croissantes.

À plusieurs reprises au cours des années 80 et 90, le fédéral a dû s’adapter au climat d’incertitude économique et à un déficit fédéral croissant en modifiant unilatéralement la formule de calcul du financement de base. La réduction globale des paiements de transfert a eu pour effet de soulever la colère des dirigeants politiques provinciaux et territoriaux.

La tendance s’est poursuivie au cours de l’exercice financier de 1996-1997, au fur et à mesure que le fédéral cherchait à consolider sa participation aux programmes sociaux et de santé provinciaux et territoriaux en un nouveau mode de financement de base unique, le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPC). Ce dernier permettait le transfert du financement fédéral aux provinces et territoires sous forme combinée de contributions au comptant et de points d’impôt. Les points d’impôt sont des réductions d’impôt fédéral qui accordent aux provinces une plus grande marge de manœuvre pour percevoir leurs propres impôts.

Nouveau siècle, nouveaux conflits

La signature, en septembre 2000, d’une nouvelle entente en matière de santé entre les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux n’a pas mis un terme aux querelles entourant le financement des soins de santé, même si cette dernière prévoit une hausse considérable des subventions aux provinces et territoires entre 2000 et 2004.

Le fédéral n’est pas convaincu que les provinces et territoires investissent toutes les sommes provenant des transferts fiscaux dans les soins de santé. Certains politiciens fédéraux ont même accusé leurs homologues provinciaux d’utiliser cet argent pour financer des réductions d’impôt provincial.

Les provinces, pour leur part, ont enjoint au fédéral de dépasser les dispositions de l’entente en rétablissant les transferts de santé annulés au cours des années 90.

La réforme : une nécessité fiscale

Les soins de santé continuent d’absorber une part grandissante des budgets provinciaux et territoriaux. En décembre dernier par exemple, l’Institut canadien de l’information sur la santé prédisait une hausse de 7,9 pour cent des dépenses provinciales et territoriales en matière de santé pour 2001. Les budgets provinciaux établis pour 2002-2003 misent sur un financement accru de 5 à 10 pour cent pour assurer le financement des soins de santé. Cependant, l’économie canadienne n’a augmenté que de 1,5 pour cent en 2001.

Dans un récent rapport, le gouvernement de l’Alberta précisait son intention de faire appel, dans certaines circonstances, à des organismes privés à but lucratif pour fournir divers services de santé. Le premier ministre albertain, Ralph Klein, indiquait que la province n’avait pas l’intention d’attendre la publication du rapport final de la Commission Romanow pour commencer à appliquer ses propres recommandations.

Attitudes politiques, réactions publiques

La publication, en juin 2002, des résultats obtenus suite aux consultations publiques organisées par la Commission Romanow révélait que les Canadiens réclament un financement public accru du régime de soins de santé et envisagent pour ce faire non seulement une réorientation des ressources mais aussi une hausse de taxes.

L’étude révèle également que les Canadiens désirent encadrer de conditions très strictes toute hausse fiscale. Ils veulent que les gouvernements, les prestataires de services de santé et les usagers deviennent plus imputables. Ils exigent une plus grande transparence quant au mode de dépense des fonds publics et aux répercussions des sommes investies, et ils favorisent la perception d’impôts supplémentaires qui serviront uniquement à financer le régime de soins de santé.

En même temps, un document de travail publié par la Commission Romanow en septembre 2002 indique que les citoyens qui engagent des poursuites en justice aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés pourraient jouer un rôle crucial en vue d’orienter l’avenir du régime de soins de santé au pays.

Le document suppose que des citoyens pourraient engager une cause fondée sur la Charte pour revendiquer le droit à des services de santé privés en vue d’obtenir un traitement plus rapide.

L’annonce, en août dernier, de la retraite du premier ministre Jean Chrétien en février 2004 pourrait bien changer la donne. Depuis qu’il a annoncé son intention de quitter l’arène publique, le premier ministre a laissé entendre que son testament politique pourrait consister à guérir le régime de soins de santé du Canada. Pour sa part, le ministre des Finances, et l’un de ses successeurs éventuels, soutient que le fédéral pourrait bien ne pas avoir assez d’argent pour investir davantage dans les soins de santé à court terme.

Un régime d’assurance maladie remanié?

La Commission Romanow est accolée au pied du mur puisqu’elle doit composer à la fois avec les attentes élevées du public, les pressions financières croissantes, les querelles intergouvernementales et les intrigues politiques.

Dans son rapport intérimaire de février 2002, Roy Romanow définissait quatre approches aptes à orienter l’avenir du régime de soins de santé :

  • prévoir un plus grand investissement gouvernemental,

  • demander aux Canadiens d’absorber personnellement une plus grande part des coûts en imposant des frais modérateurs et autres,

  • demander au secteur privé de s’engager et de participer davantage,

  • réorganiser le mode de prestation des services pour favoriser une plus grande intégration des soins.

Compte tenu des pressions conflictuelles qui s’exercent, les uns réclamant une participation accrue du secteur privé et les autres cherchant à préserver coûte que coûte le caractère universel du régime de soins de santé, il semble peu probable, voire impossible, qu’on trouve une solution qui arrive à satisfaire toutes les parties en cause.

Comme le dit lui-même Romanow : « Dans les faits, il semble très improbable qu’un point de vue quelconque, peu importe s’il est logique ou convaincant, offre une solution globale permettant de régler les problèmes qui affligent notre régime de soins de santé. »

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002