COMMENTAIRE : Réforme et longue tradition du fédéralisme en Suisse

PAR RENÉ RHINOW

En Suisse, personne ne remet en cause la nécessité et le bien-fondé du fédéralisme. C’est même la raison d’être de l’extraordinaire amalgame de communautés linguistiques, culturelles et religieuses que constitue cette fédération unique.

La réforme actuelle se veut une tentative de renforcer et de renouveler le fédéralisme, en rehaussant notamment le statut et le poids politique de la base. La remarque du constitutionnaliste Werner Kägi, faite en 1944, n’a rien perdu de sa pertinence : « La Suisse sera une fédération ou elle ne sera pas ».

L’anarchiste Pierre Joseph Proudhon (1808-1865) avait bien vu, dès la première moitié du XIXe siècle, que « le XXe siècle marquerait le début d’une ère de fédérations, à défaut de quoi l’humanité sombrerait dans un nouveau millénaire de souffrances ». Il semble que Proudhon ait eu raison, si l’on considère la seconde moitié du XXe siècle et la tendance au fédéralisme en Europe et à la décentralisation dans les pays traditionnellement unitaires et centralisés.

Les fondements

Théâtre de diverses alliances interétatiques, l’actuel territoirehelvétique avait d’abord été le siège d’une alliance d’Étatsavant d’acquérir le statut d’État fédéral. Dès sa fondation en 1848, le fédéralisme et l’enchâssement de principes démocratiques dans la Constitution sont les pierres angulaires de son système politique. On considère toujours le système fédéral comme le cadre idéal permettant la coexistence d’une diversité linguistique et culturelle confinant à l’éclectisme. Qu’il s’agisse de confessions religieuses, de particularités régionales (montagnes, vallées, plaines), d’environnements spécifiques (ruraux, urbains) ou de collectivités et regroupements politiques tous profondément enracinés dans l’histoire, aucun de ces éléments ne saurait être négligé par le système fédéral.

Forme originale de partage des pouvoirs, le fédéralisme a la capacité de préserver la diversité et l’existence des minorités politiques, culturelles, linguistiques et régionales. En outre, comme, sur un territoire restreint, on participe plus volontiers à la vie politique, le fédéralisme se trouve plus susceptible de favoriser l’idéal démocratique.

Comme tout État fédéral, la Suisse agit sur deux plans complémentaires : intégration et centralisation d’une part, autonomie et diversité, d’autre part. L’enjeu de cette action est un territoire de dimension restreinte, divisé en 26 cantons très diversifiés sur les plans historique, territorial, linguistique, religieux, économique, géographique, environnemental et politique. La Suisse est en cela un « pays de minorités », dont les citoyens font tous partie de l’une ou

René Rhinow est professeur de droit parlementaire et administratif à l’Université de Bâle.

l’autre des majorités et minorités, selon les circonstances. Ils sont donc naturellement sensibles à la nécessité de protéger les minorités tout en respectant la majorité.

Le fédéralisme suisse s’est développé du bas vers le haut. Historiquement parlant, les cantons représentent des patries qui ont vu le jour ou qui se sont affermies dans le sillage de la Révolution française. Toutes proportions gardées, et sans égard au moteur de l’histoire, il existe des similarités entre le développement du fédéralisme suisse et l’intégration européenne. Surtout en ce qui concerne l’élaboration des principes et du système.

La réforme constitutionnelle

Le 1er janvier 2000, la Suisse a adopté une nouvelle Constitution, version améliorée de la précédente. La réforme visait notamment à renforcer le fédéralisme et à donner une voix aux éléments fondamentaux du régime fédéral d’une façon claire et non équivoque pour les citoyens. Elle visait aussi une collaboration accrue entre le fédéral et les cantons, ainsi qu’au niveau intercantonal, et l’affirmation du caractère tripartite du régime, à savoir l’importance constitutionnelle de chacun des trois paliers de gouvernement : fédéral, cantonal et communal.

Les frontières cantonales ne coïncident pas toujours avec la réalité linguistique et culturelle de la fédération, non plus qu’avec la diversité religieuse. Le renforcement du fédéralisme visait notamment à articuler ces réalités avec un découpage territorial résultant d’antécédents historiques profonds.

Il serait erroné de voir la Suisse comme un pays clairement délimité sur le plan linguistique. Les cantons bilingues de Berne (avec le sud du Jura), de Fribourg, du Valais et des Grisons constituent d’importantes passerelles entre les diverses régions du pays.

Autonomie cantonale et autogouvernance

Les cantons sont généralement considérés comme des états, car ils bénéficient de toutes les caractéristiques d’une démocratie et sont dotés d’un appareil politique complet – avec constitution, appareils législatif et judiciaire, parlement, gouvernement, droits civils et partis politiques. Leur autonomie s’étend à l’organisation et aux finances, au choix des tâches qui leur incombent et, dans une certaine mesure, à la mise en œuvre du droit fédéral. Cette autonomie est soutenue par un système de péréquation horizontale et verticale.

Il est fait mention dans la Constitution fédérale (cf. article 46) d’une « autonomie de mise en œuvre » (Umsetzungsautonomie), concept que nous préférerons à celui de « fédéralisme exécutif » (Vollzugsföderalismus). Étant donné l’augmentation considérable des champs de responsabilité de la Confédération, il est essentiel de laisser

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002

et d’assurer aux cantons toute la latitude nécessaire pour mettre en œuvre la loi fédérale. Il ne s’agit pas d’exécuter tout bonnement la loi, mais de participer activement à l’élaboration des politiques.

Compétences « librement consenties » des cantons

Selon la Constitution, la Confédération accomplit les tâches qui lui incombent, tandis que les cantons définissent librement les tâches qu’ils accomplissent dans le cadre de leurs compétences. La nouvelle Constitution énumère les compétences fédérales dans un chapitre à part, de concert avec les objectifs et les tâches constitutionnelles et législatives propres à ce niveau (articles 54 à 125).

Le chapitre sur les compétences a été rédigé en empruntant à l’occasion au texte original, voire en en transcrivant littéralement la teneur. On a toutefois pris soin de produire un texte aéré, où se trouvent énumérés les compétences, le matériel et les objectifs sans détails superflus.

En vertu de la Constitution, le gouvernement fédéral contrôle l’assignation des tâches nationales. Il a la compétence de décider des compétences qu’il assume (ce qu’on appelle la « compétence des compétences »). La Constitution contient toutefois de puissants outils permettant aux cantons de défendre adéquatement leurs intérêts.

Participation

La participation à la Confédération, dans un esprit de fédéralisme participatif ou coopératif, est particulièrement intense en Suisse. Elle est manifeste au Ständerat (chambre haute du Parlement), élu par le peuple au niveau cantonal (article 150(3)), et dans le fait qu’il faille soumettre à l’approbation populaire et à celle des cantons toute révision de la Constitution, l’adhésion à certains traités internationaux et l’adoption de lois d’urgence quisuspendent la Constitution (article 140(1)). Étant donné que l’ajout d’une compétence fédérale exige d’amender la Constitution, on ne saurait en créer une sans l’approbation du peuple dans une majorité de cantons.

La participation des cantons est possible par le biais de la procédure de consultation (article 147), le droit d’initiative et de proposition (article 160(1)) et la possibilité pour huit cantons d’initier un référendum populaire sur la législation, sur certains traités internationaux et sur les lois fédérales déclarées urgentes (article 141(1), « Référendum facultatif »).

La Suisse a mis l’accent sur le caractère participatif du fédéralisme, une décision qui ne cesse de s’affirmer. Diverses formes de fédéralisme consultatif, ou « fédéralisme d’assemblée », ont vu le jour, notamment autour de l’assemblée des chefs de département cantonaux et, depuis dix ans, de l’assemblée des gouvernements cantonaux.

Collaboration

La collaboration existant entre la Confédération et les cantons présente des qualités de polyvalence et d’assistance mutuelle dont ne saurait rendre compte l’appellation «relation de confiance ». Cette collaboration se fonde sur un tissu de responsabilités extrêmement dense et sur le constat qu’une mise en œuvre efficace des politiques fédérales exige à la fois la participation des cantons, agissant dans leur propre intérêt, et une solidarité de fait dans l’élaboration des politiques, cela depuis l’étape de la planification jusqu’à celle de l’exécution.

La Constitution fédérale met l’emphase sur le dialogue et sur un fédéralisme de collaboration. Le nouvel « article sur l’entraide » (article 44) oblige le gouvernement fédéral et les cantons à collaborer et à s’accorder respect et assistance mutuelle.

Structure tripartite, égalité et traitement équivalent

La nouvelle Constitution mentionne explicitement l’autonomie dont jouissent les communes. Elle oblige la Confédération à tenir compte des conséquences éventuelles de son activité sur les communes, et à prendre en considération la situation particulière des villes, des agglomérations urbaines et des régions montagneuses (article 50). La Confédération est considérée être au service d’une structure tripartite comprenant le fédéral, les cantons et les communes. Il est toutefois du ressort des cantons de déterminer la structure de leurs gouvernements et de préciser le degré d’autonomie de leurs communes.

On comprend mieux la pertinence de cette clause lorsque l’on songe à l’écart existant entre les cantons quant à leur importance relative (Zurich compte une population de 1,2 million d’habitants, et l’Appenzell Rhodes-Intérieures, 15 000 habitants; Bâle-Ville couvre une superficie de 37 km ca., et les Grisons, plus de 7 000 km ca.). L’idéal d’égalité de la Constitution souffre par ailleurs du fait que certains cantons exercent une influence indue sur les politiques fédérales.

La Constitution contient une clause exprimant explicitement la primauté du droit fédéral sur les droits cantonal et communal (article 49(1)). La Confédération a le devoir de veiller à ce que les cantons respectent le droit fédéral (article 49(2)).

La Confédération a la responsabilité de garantir les constitutions cantonales, c’est-à-dire de les approuver si elle sont congruentes avec la législation fédérale et si elles satisfont à un minimum d’exigences eu égard à la démocratie et à la primauté du droit (article 51). Elle protège l’ordre constitutionnel des cantons, leur existence et leur statut, ainsi que leur territoire (articles 52-53).

La réforme en cours

La Suisse se trouve actuellement à une autre étape de sa réforme du fédéralisme : celle de la révision de ses systèmes de tâches et de péréquation. Cette révision vise quatre objectifs :

  • le désenchevêtrement du financement et des tâches,

  • le renouvellement de la collaboration et du financement entre la Confédération et les cantons,

  • un accroissement significatif de la collaboration intercantonale,

  • une répartition équitable des charges et une transparence de la péréquation, dans le sens où l’égalisation des ressources et celle des charges sont traitées de façon distincte.

De plus, la législation intercantonale doit être renforcée, car les cantons perdent actuellement d’importantes fonctions en faveur du fédéral. Un projet de loi à cet effet se trouve présentement à l’étude au Parlement.

La raison d’être du fédéralisme demeure le fédéralisme même, soit une vision positive de l’unité et de la diversité, de la tolérance, de l’autonomie et de la décentralisation. De toute première importance est la volonté du peuple de faire preuve de solidarité et de considérer sa diversité intrinsèque comme un avantage.

La Constitution est le cadre dans lequel un fédéralisme fort peut agir de façon concrète en faveur de la paix, de la liberté, de la protection des minorités et de la démocratie.

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002