Chypre est une excellente candidate pour l’adhésion à l’Union européenne (UE). La Turquie, quant à elle, cherche toujours à rejoindre les rangs de l’UE. Leurs aspirations conjointes pourraient être la force motrice qui permettrait de trouver une solution constitutionnelle au conflit chronique de l’île – une solution revenant à établir une structure fédérale pour Chypre.

Karl Nerenberg, rédacteur en chef de Fédérations, s’est entretenu avec Lellos Demetriades, ancien maire de Nicosie, lors de la Conférence internationale sur le fédéralisme 2002, qui avait lieu à Saint-Gall (Suisse), au mois d’août.

Fédérations : Lorsque vous étiez maire de Nicosie, quels étaient vos fonctions et vos pouvoirs?

Demetriades : C’étaient les fonctions et pouvoirs habituels d’un maire. Il faut faire face aux problèmes quotidiens, aux questions qui concernent les routes, l’éclairage, la propreté dans la ville, la planification, des choses de ce genre. Sauf qu’en plus des préoccupations ordinaires qui sont le lot de n’importe quel maire d’aujourd’hui – la propreté de l’atmosphère, l’environnement, etc. – en plus de tout cela, j’administrais une ville divisée : une ligne passe exactement au centre de la ville et la divise en deux parties qui ne communiquent pas du tout entre elles. Alors, tout s’arrête à la frontière; pour continuer, il faut prendre des dispositions spéciales, et si tout marche bien, ça va. Si ça ne marche pas, là vous avez des problèmes.

Fédérations : Étiez-vous maire des deux parties de la ville?

Demetriades : Et bien, légalement, ou théoriquement si vous voulez, j’étais le seul maire de Nicosie. Il ne pouvait pas y avoir d’autre maire parce que nous ne reconnaissons pas… Quand je dis « nous », je veux dire « nous les Chypriotes grecs ». Le reste du monde, à part la Turquie, ne reconnaît pas d’autre État à Chypre que la République de Chypre.

Fédérations : Mais, aviez-vous réellement le pouvoir d’administrer la moitié turque?

Demetriades : Non, non. En réalité, non. Et j’ai été maire de 1971 à 2001. Au début, la ville n’était que partiellement divisée, mais ensuite, après l’invasion de 1974, il y avait une sorte de rideau de fer; aucune communication n’était possible.

Fédérations : Comment la partie turque de Nicosie était-elle administrée?

Demetriades : Et bien, selon leurs propres règles d’administration, les Turcs avaient des élections et élisaient une personne qu’on appelait le maire dans cette partie de Nicosie mais, ce processus n’avait aucun fondement légal.

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002

Fédérations : Le connaissiez-vous?

Demetriades : Oui, j’ai réussi à le connaître et je pense que nous nous entendions très bien. Naturellement, il y avait des difficultés qui tenaient à ce que nous étions, lui et moi, des deux côtés de la barrière. Alors nous avons décidé de laisser tomber les titres et de dire qu’il représentait la communauté civile turque de Nicosie et que moi, je représentais la communauté grecque. Mais nous appartenions tous à une même ville et si nous aimions réellement notre ville, nous devions faire quelque chose en ce qui concerne les services communs.

Fédérations : Vous êtes ici à une conférence internationale sur le fédéralisme. De quelle façon vous intéressez-vous au fédéralisme?

Demetriades : Ce qui nous dérange tous le plus maintenant, c’est ce qui va se passer d’ici la fin de l’année. Pourquoi? Parce que, semble-t-il, à la fin de l’année, l’UE devra décider si elle nous accepte ou non. Nous sommes prêts à entrer dans l’UE. En fait, nous sommes en tête de liste des pays candidats, et la seule chose qui nous dérange et qui préoccupe également l’UE, c’est la position prise par la Turquie, à savoir que si l’UE prend une décision unilatérale en notre faveur et accepte Chypre comme membre, les Turcs fomenteront toutes sortes de choses terribles.

Je ne sais pas exactement ce qu’ils ont l’intention de faire, mais ils ont dit qu’ils nous rendraient la vie très difficile. Pas seulement à nous, mais à la communauté internationale. Alors il y a un problème; et il n’y a pas beaucoup d’espoir, je dois dire, que ce problème soit réglé. Je veux dire le « problème de Chypre ». Par contre, j’ai le sentiment que, à cause du fait que, pour la première fois dans notre lutte pour régler le problème de Chypre, nous avons enfin une grande puissance qui nous appuie, c’est-à-dire l’UE – parce qu’elle a avantage à le faire.

Nous avons un allié parce qu’un grand nombre de gens en ont réellement assez de la situation, y compris les Chypriotes eux-mêmes, et parce qu’il y a trop de problèmes dans notre partie du monde et que les grandes puissances, qui ont toujours joué un rôle important dans ce genre de problème, pensent réellement qu’il est temps de faire quelque chose. Et sans cette aide de la part des grandes puissances, j’ai bien peur que rien ne se fasse.

Quand je parle d’aide, j’entends par là qu’ils ne vont pas nous forcer à reconnaître que, « oui, la minorité chypriote turque de 18 pour cent a le droit de se séparer de la République de Chypre et de former son État indépendant ». Il n’a jamais été dit, dans nos débats, que l’on ferait deux états à partir d’un seul parce qu’une minorité dont la mère-patrie est à 65 km souhaite voir à ses propres intérêts et créer un État séparé. Sans aller jusque là, nous sommes prêts à donner à cette minorité de 18 pour cent toutes sortes de garanties et de libertés, tout ce qu’un pays a dans l’UE, parce que nous, les Chypriotes, nous souhaitons entrer dans l’UE. La Grèce en fait partie. La Turquie souhaite y entrer. Alors, pourquoi ne pas accepter un genre de constitution de pays membres de l’UE? Nous sommes prêts à l’accepter.

Fédérations : Vous attendez-vous à recevoir l’aide de l’UE pour rédiger une constitution convenant aux besoins de Chypre ou adopterez-vous une constitution comme celle d’un État fédéral particulier, la Belgique ou l’Allemagne, par exemple?

L’avenir de Chypre

Chypre appartient à l’Empire ottoman de 1571 à 1878, date à laquelle le Congrès de Berlin la cède à l’administration britannique. Après des négociations internationales à Zurich et à la Conférence de Londres en février 1959, on établit la Constitution de Chypre de 1960, qui comprend une forme de partage des pouvoirs entre les deux communautés de l’île : les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs. En 1974, un coup d’État manqué contre le gouvernement Makarios sert de prétexte à une intervention militaire turque. Les troupes turques occupent alors 37 pour cent de l’île. Depuis lors, les Chypriotes turcs ont créé la République turque du Nord de Chypre, reconnue par la seule Turquie.

Proposition des Chypriotes grecs pour une solution fédérale (site Internet du gouvernement de Chypre) :

    • http://www.pio.gov.cy/docs/proposals/ proposal1989/proposal1989_main.htm

    • Proposition des Chypriotes turcs pour une confédération en deux états (site Internet du ministère des Affaires étrangères de la Turquie) :
    • http://www.mfa.gov.tr/grupa/percept/IV3/dodd.htm

    • Proposition de confédération des Chypriotes turcs :
    • http://www.north-cyprus.net/trnc/negotiations/ confed.htm

    • « Ultimes tractations à Chypre », Le Monde diplomatique, avril 2002 :
  • http://www.monde-diplomatique.fr/2002/04/ KADRITZKE/16312

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002

Demetriades : Je n’irai pas jusqu’à dire que nous allons adopter complètement la Constitution de l’Allemagne ou de la Belgique ou d’un autre pays, non; chaque cas a ses problèmes et particularités, et il faut s’y ajuster, mais, on ne peut pas s’écarter des règles de base.

Une des règles de base est que oui, on peut avoir une constitution fédérale avec un gouvernement fédéral qui laisse un peu de latitude et n’ait pas trop de pouvoirs. Mais on ne peut pas avoir deux états indépendants qui s’assemblent pour en former un seul. Non, ça nous ne pouvons pas l’accepter et en fait, il n’y a pas de précédent de ce genre, dans aucune constitution européenne, même dans la Constitution de la Belgique.

Fédérations : Imaginez que vous essayiez de développer un cadre constitutionnel sur un modèle fédéral pour Chypre. Une des différences avec la Belgique, notamment, tient aux écarts en nombre dans les populations, c’est-à-dire que vous avez plus de 80 pour cent de Grecs et moins de 20 pour cent de Turcs. Quels genres de garanties offrez-vous et comment les appliquez-vous de façon pratique?

Demetriades : Il y a de nombreuses manières. D’abord, il y a les garanties constitutionnelles et audelà, il y a les garanties des autres nations. Nous serions prêts, par exemple, à reconnaître certaines garanties des Nations Unies ou d’un certain nombre de pays. Je veux dire que nous ne souhaitons faire aucun mal, je veux dire aucun dommage réel à la minorité. Nous n’y pensons même pas, mais n’oubliez pas que la majorité a aussi des droits.

En définitive, vous ne pouvez pas changer la majorité

en minorité et vice versa.

Fédérations : La division des responsabilités et des pouvoirs devrait-elle être en fonction des populations?

Ou considéreriez-vous, disons, d’avoir l’équivalent d’un sénat, comme on en trouve dans de nombreux pays fédéraux, où les deux côtés sont également représentés en dépit de la différence, en nombre, des populations?

Demetriades : Oui, nous sommes prêts à atteindre ce stade aussi. Selon ces principes, qui prévalent maintenant en Europe, ça pourrait être une constitution viable. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit verrouillée de partout et que personne ne sache ce qui va se passer. C’est extrêmement difficile à décrire. Vous êtes mieux au courant que moi des petits détails dont il faut tenir compte, et s’il y aura un vote majoritaire. Il ne peut pas y avoir un vote majoritaire pour tout; pour des questions très importantes, il faut que ce soit une majorité spéciale ou qu’il y ait d’autres types de système de poids et contre-poids. Je suis prêt à cela et je le répète. Nous, à Chypre, le côté chypriote grec, si vous voulez, nous sommes prêts à accepter les principes prévalant en Europe au sujet de ce type de constitution, une constitution fédérale, en particulier comme la Belgique. Mais nous ne voulons pas avoir quelque chose de différent, un système qui ne correspondrait à rien de connu dans le domaine constitutionnel fédéral.

Fédérations : Alors, comment allez-vous faire maintenant? Quel type de processus allez-vous utiliser pour avancer et essayer d’avoir des pourparlers sérieux en plus de l’appui de l’Europe?

Demetriades : Il faut d’abord se mettre d’accord sur les principes. Si on n’est pas d’accord sur les principes, ce n’est pas la peine d’aller de l’avant avec une ébauche de document. Alors, avant la fin de l’année au moins, on doit se mettre d’accord sur les principes; ensuite ça ne devrait pas être très difficile de s’asseoir et de rédiger une constitution sur la base de ces principes.

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Base militaire britannique

Fédérations : Une fois que vous aurez franchi le premier stade d’un accord, cela vous intéresserait-il de chercher au niveau international et d’essayer de rassembler des spécialistes en gestion historique de ce type de structure politique, une structure politique fédérale?

Demetriades : Nous avons essayé et nous avons obtenu l’opinion de juristes et de rédacteurs constitutionnels, et nous avons des contacts avec eux sur une base permanente. En outre, le personnel du Secrétariat général de l’ONU qui s’occupe de notre problème comprend des gens qui ont les connaissances nécessaires pour traiter ce genre de question.

Le problème, c’est que la décision politique n’est pas encore là et que si rien ne se passe dans ce sens, j’ai bien peur que la question de Chypre se poursuive encore et encore. Il est probable que nous allons être acceptés dans l’UE. Les Turcs feront ce qu’ils veulent. Pour l’instant, il n’y a rien d’autre à faire. Alors, l’avenir ne semble pas très prometteur, mais, comme je l’ai dit, il y a beaucoup de choses qui se passent pour l’instant… Alors, espérons pour le mieux.

Réunir une île des solutions aux problèmes?

La « ligne verte » – Il s’agit d’une ligne divisant les zones turque et grecque de Chypre, et surveillée par les troupes de maintien de la paix de l’ONU. Il y a un poste de contrôle à Nicosie, à l’hôtel-palace Ledra, où les touristes peuvent passer de la Nicosie grecque à la Nicosie turque pour une journée.

24 sièges vacants à la législature – Aujourd’hui, des 80 sièges de la Chambre des députés de Chypre, 24 sont vacants. Ces sièges sont réservés aux Chypriotes turcs, mais n’ont jamais été occupés parce que les Chypriotes turcs refusent de se présenter aux élections.

Rencontres sans titres – Rauf Denktash, président en titre de la République turque du Nord de Chypre, entité reconnue par la seule Turquie, et Glafcos Clerides, président de Chypre (bien qu’il ne contrôle que la partie grecque), se sont récemment rencontrés pour la première fois depuis des dizaines d’années, mais à la seule condition qu’on laisse tomber les titres de part et d’autre.

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002