Discorde ferroviaire en Inde

Les pourparlers déraillent entre le centre et les états relativement à la gestion d’un gigantesque transporteur ferroviaire de voyageurs.

PAR PRASENJIT MAITI

Fondée il y a 150 ans sous le règne du raj britannique, la société ferroviaire Indian Railways devait consolider l’Inde, le « joyau de la Couronne ». La société gère aujourd’hui 100 000 km de voies ferrées et un effectif de 1,65 million d’employés. Ses trains transportent quotidiennement 13 millions de passagers. Mais 55 ans après l’indépendance de l’Inde, l’avenir de ce « joyau » continue d’alimenter les débats.

La décision controversée du gouvernement d’ajouter sept nouvelles zones ferroviaires aux neuf zones actuelles à compter du 1er octobre 2002 a ravivé les conflits entre états voisins, en plus d’exacerber les tensions entre les états et le « centre » (gouvernement fédéral). Ajoutez à cela un ministre des Chemins de fer, Nitish Kumar, dont l’état d’origine, le Bihar, profitera de cette décision, et un gouvernement marxiste au Bengale-Occidental qui risque d’en souffrir, et vous avez un conflit.

Cette tension menace même la stabilité du gouvernement de l’Alliance démocratique nationale, sous l’égide du Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP). Le Congrès Trinamul, un parti régional de la coalition dirigeante à Delhi, originaire du Bengale-Occidental, s’est fortement opposé à la décision du ministre des Chemins de fer de diviser la société Eastern Railway, qui dessert présentement les états du Bengale-Occidental, du Bihar et de l’Uttar Pradesh. Le Congrès Trinamul a menacé de se retirer de la coalition gouvernementale si on ne rétablissait pas le statu quo.

Les motifs derrière la décision

La décision d’ajouter sept nouvelles zones remonte à 1996. Le ministre des Chemins de fer de l’époque, Ramvilas Paswan, député du Hajipur, dans le nord du Bihar, jugeait cette mesure nécessaire aux fins « d’efficacité et de décentralisation ». C’était pendant le court règne de la coalition gouvernementale instable du Front uni, et la décision n’eut pas de suite à cette époque-là.

Le Congrès Trinamul affirme que le BJP et le parti Samata ont déterré cette décision pour s’attirer des votes dans le cadre des prochaines élections étatiques au Bihar.

La division avantagerait le Bihar, puisque les recettes ferroviaires liées au transport de charbon iraient dorénavant à Hajipur, ville du Bihar et siège social de la nouvelle zone. Calcutta, la métropole du Bengale-Occidental, serait perdante. Suite à un transfert massif des employés du chemin de fer de Calcutta vers Hajipur, le gouvernement du Bengale-Occidental subirait des pertes commerciales et fiscales, ces employés ne dépensant plus leur salaire à Calcutta. Mamata Banerjee, chef du Congrès Trinamul et ancienne ministre des Chemins de fer, a accusé Atal

Prasenjit Maiti est auteur et conseiller politique à Calcutta.

Behari Vajpayee, premier ministre de l’Inde, d’avoir « abandonné » le Bengale-Occidental en choisissant d’établir de nouvelles zones ferroviaires.

Le BJP et ses plus forts alliés, dont le parti Samata du ministre Kumar, d’où émane la politique de division des zones, ont indiqué qu’ils ne se laisseront pas intimider par les « politiques de chantage » de Mamata Banerjee, pour reprendre l’expression de Kumar, originaire du Bihar, comme on l’aura deviné.

Une opposition croissante

Selon le Parti communiste de l’Inde (marxiste) et ses alliés du Front de la gauche, au pouvoir au Bengale-Occidental, il s’agit plus d’une décision « politique qu’administrative ». Le Front de la gauche affirme que des décisions fédérales comme celle d’intégrer Dhanbad, la division rentable de la Eastern Railway, à une nouvelle zone entraînerait d’importantes pertes de revenus à l’échelle du Bengale-Occidental. Une telle mesure affaiblirait aussi les liens financiers entre l’Union et les gouvernements d’état.

Les deux partis de la gauche ont vertement critiqué la double décision de retirer de Calcutta les sièges sociaux de la Eastern Railway et de la South Eastern Railway.

Buddhadeb Bhattacharya, ministre en chef du Bengale-Occidental, a demandé à Lal Krishna Advani, vice-premier ministre, et au ministre Kumar de réévaluer leur décision. Une délégation multipartite a également rencontré le premier ministre Vajpayee à New Delhi pour faire valoir ses arguments. Et, Mamata Banerjee a organisé une grève de 24 heures (Bangla Bandh) pour contester « la passivité du gouvernement d’état et l’indifférence » du centre.

Les partis opposés à la division ne s’entendent pas non plus. Le Parti communiste de l’Inde (M) a rejeté l’appel de Banerjee en faveur d’une lutte unifiée contre le gouvernement de coalition,

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002

soutenant qu’elle devait d’abord quitter ce gouvernement. Selon Anil Biswas, secrétaire du Parti communiste du Bengale-Occidental, « Mamata Banerjee doit d’abord clarifier sa position et quitter les rangs de la coalition. »

Il ajoute que Banerjee avait auparavant refusé de se joindre aux partis de la gauche lorsqu’une délégation conjointe du Bengale-Occidental avait tenté d’engager des négociations avec le premier ministre au sujet de la division de la Eastern Railway.

Une route déficitaire

Lorsque six anciens membres du conseil d’administration de la Indian Railways ont demandé au premier ministre Vajpayee d’abandonner la décision d’établir sept nouvelles zones ferroviaires, les groupes d’opposition ont senti qu’ils venaient de gagner un appui. Les anciens dirigeants affirmaient que cette décision ne constituait rien d’autre « qu’une mesure populiste, politique et bornée » et prédisaient qu’elle résulterait en « une catastrophe opérationnelle, un désastre financier et une bourde administrative ». Les anciens dirigeants du chemin de fer étaient médusés du fait que la Indian Railways choisisse d’alourdir sa dette, alors même qu’elle utilisait 60 pour cent de ses recettes pour payer ses 1 600 000 employés et qu’elle dépensait 102 roupies pour 100 roupies gagnées.

Par ailleurs, les comptes de la Eastern Railway révèlent qu’elle a subi, en pourcentage, les plus graves pertes au pays, affichant un ratio d’exploitation de 129 à 100, soit 129 roupies dépensées pour 100 roupies gagnées. Selon certains, de telles pertes témoigneraient d’une mauvaise administration publique, un phénomène que devrait éliminer la deuxième génération de réformes économiques.

Des zones fondées sur des motifs politiques?

Même la Fifth Central Pay Commission, une commission sur la compensation établie par le gouvernement du Front uni et récemment critiquée pour avoir suggéré que les échelles salariales étaient trop élevées, a recommandé à la Indian Railways de réduire son effectif de 400 000 postes. Les anciens dirigeants déclaraient :

« Depuis 1948, seulement trois nouvelles zones ont été créées : l’une pour des raisons stratégiques (la Northeast Frontier Railway), les deux autres pour des raisons opérationnelles, mais aucune pour des motifs linguistiques ou politiques. »

Les propos des anciens dirigeants n’ont toutefois pas ébranlé le ministre Kumar qui estime que les plaintes du Bengale-Occidental sont sans fondement.

« Il ne s’agit pas d’une division centrée sur les états. Dhanbad regroupe quatre états : le Jharkhand, le Bihar, l’Uttar Pradesh et le Chhattisgarh. De surcroît, plus les zones sont petites, plus elles sont efficaces », de préciser le ministre.

Même les cadres supérieurs de la société ferroviaire ignoraient où se situe le siège social de la nouvelle zone de la Eastern Railways, soit Hajipur, une ville de quelque 21 000 habitants.

Lorsqu’on a questionné

B.K. Banik, conseiller financier et agent en chef des comptes de la Eastern Railway, au sujet de l’emplacement de Hajipur, il a dû consulter une carte ferroviaire!

Certains ont signalé le fait que le Bihar fait face à un problème d’ordre public grandissant (enlèvements de médecins et fraude électorale). Comment l’Inde peut-elle décentraliser son réseau ferroviaire et respecter une philosophie nationale axée sur un fédéralisme multiculturel et coopératif si elle n’établit pas le siège social de la nouvelle zone ferroviaire en lieu sûr?

Bandaru Dattatreya, ministre fédéral de second rang des Chemins de fer, est d’avis que la division ne nuirait à aucun état. « Il n’est pas nécessaire de politiser la question de bifurcation. Si jamais il en résulte un fardeau financier, il reviendra à la société ferroviaire, et non aux états, d’assumer ce fardeau », ajoute-t-il.

Le débat dépasse clairement la politique partisane. Dans bien des cas, diverses filiales étatiques d’un même parti ont adopté des positions carrément contraires. Au Jharkhand, les unités locales du BJP et du parti Samata sont fortement opposées au transfert des divisions hautement rentables de la Eastern Railway (Dhanbad et Katihar); elles cherchent à protéger les intérêts économiques de leurs propres états. Mais au Bihar, ces mêmes partis ont appuyé le transfert (songeant sûrement aux prochaines élections de l’assemblée législative de l’état).

Répercussions futures

La décision de diviser la Eastern Railway a animé les tensions sous-jacentes qui secouent la politique fédérale de l’Inde à l’amorce du nouveau millénaire. Les aspirations locales vont souvent à l’encontre des politiques centrales. Lorsque les chefs de parti prennent des décisions importantes, on s’attend à ce qu’ils fassent preuve d’objectivité et donnent l’impression de gérer les affaires de l’état en toute neutralité. Plus souvent qu’autrement, même des politiciens de longue date comme Vajpayee ou Advani ont de graves défaillances. Il en ressort qu’une valeur aussi fondamentale que la transparence se trouve dépréciée au sein du régime fédéral actuel de l’Inde.

Si la population de l’Inde veut se doter de gouvernements stables, des partis régionaux comme le Congrès Trinamul et le parti Samata doivent cesser de mettre les coalitions en péril en concentrant l’attention sur des dossiers uniques. Ils doivent tenir compte du fait que les membres de la coalition ont aussi des responsabilités et qu’ils devront rendre compte des échecs du gouvernement, même si leur parti remporte une victoire tactique dans le feu de l’action.

De leur côté, des partis nationaux comme le BJP au pouvoir peuvent tirer de cette grande controverse des leçons fort valables sur la politique fédérale. Ils doivent améliorer leur leadership et peaufiner leurs compétences organisationnelles dans divers domaines, y compris le dialogue et le règlement des conflits.

Fédérations vol. 2, no 5, novembre 2002