Les signes et les présages semblent de plus en plus favorables pour les partisans d’une administration urbaine au Canada. Selon de nombreux politiciens municipaux, ce n’est qu’une question de temps, voire de peu de temps, avant que les villes canadiennes n’obtiennent enfin une place dans le système fédéral du pays.

Les villes fonctionnent déjà avec ce que certains

appellent une « constitution de facto » qui commence à prendre le pas sur les structures officielles

existantes. Un certain

la population du Canada vit maintenant dans des nombre de tendances et provinces »; elles n’avaient régions urbaines ou, tout au moins, dans des villes de d’événements récents ont été

plus de 100 000 habitants. Les responsabilités des

que les pouvoirs que les gouvernements provinciaux voulaient bien leur octroyer.

cités comme étant révélateurs d’une plus grande autonomie pour les villes du Canada. Une série d’affaires judiciaires ont d’abord contribué à rendre les administrations des villes plus

indépendantes. De nombreuses provinces remanient maintenant leurs lois afin d’accorder plus de liberté aux municipalités. Le gouvernement fédéral a récemment nommé un membre du Parlement de Toronto pour conduire un groupe de travail parlementaire sur des enjeux urbains.

Le candidat le plus en vue pour succéder au Premier ministre Jean Chrétien à la tête du Parti libéral fédéral s’est lui-même proclamé champion des villes. Par ailleurs, les principaux médias ainsi qu’une organisation nationale de municipalités et un groupe de politiciens et de dirigeants communautaires de cinq des plus grandes villes du Canada exercent de fortes pressions pour que les municipalités disposent de plus d’argent et de pouvoirs.

Tout cela est fort intéressant, déclarent les sceptiques, mais les villes canadiennes ont encore beaucoup à faire avant de gagner un siège permanent à la table constitutionnelle. Légalement, en effet, le système fédéral canadien n’a que deux ordres de gouvernement : le fédéral et le provincial.

Enfants des provinces

Le statut légal des villes canadiennes remonte à une loi de 1849. Une poignée de colonies anglaises rustiques étaient alors disperséesle long de la frontière nord des États-Unis. La loi n’accordait aux villes que des responsabilités ordinaires : voir, par exemple, à ce que les porcs ne se trouvent pas dans la rue ou encore surveiller les ivrognes. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 n’a pas donné d’expansion à ces fonctions lorsqu’il a lié les colonies pour former le Dominion du Canada. On accordait si peu d’importance aux villes qu’on pouvait bien en laisser l’administration aux nouveaux gouvernements provinciaux. Les

David Lewis Stein détient une maîtrise en planification régionale et en urbanisme. Il s’est récemment retiré après 30 ans de carrière en tant que chroniqueur spécialisé en urbanisme au Toronto Star.

villes, comme on le disait couramment, étaient simplement « enfants des provinces » ; elles n’avaient que les pouvoirs que les gouvernements provinciaux voulaient bien leur octroyer.

Les villes ont quelque peu changé depuis 1867, même si leur place

dans la structure constitutionnelle est toujours la même. Dans de nombreux cas, les grandes villes et les villes rurales qui les entouraient ont grandi au point de se chevaucher, créant des régions urbaines comme le Montréal métropolitain, le Grand Toronto, le Winnipeg métropolitain, l’axe Calgary-Edmonton et, enfin, la région métropolitaine de Vancouver. Plus de la moitié de

municipalités se sont accrues et englobent maintenant l’hygiène publique, le logement, l’aide sociale, les soins aux enfants et aux personnes âgées, ainsi que la protection de l’environnement naturel. Malgré cela, le statut constitutionnel des villes demeure statique.

Le statut des villes change

Pourtant tout change et, dans certains cas, radicalement.

Lorsque la ville de Hudson (Québec) a banni l’utilisation des pesticides, une société de produits chimiques a contesté cette mesure devant les tribunaux. Le tribunal a décidé que les villes pouvaient tout à fait établir des règlements visant à protéger la santé des citoyens, du moment que ceux-ci n’allaient pas à l’encontre des lois provinciales. Afin de protéger le bien-être des citoyens, les municipalités peuvent même resserrer leurs propres critères.

Selon Peter Hogg, spécialiste de la question constitutionnelle et doyen de l’Osgoode Hall Law School de Toronto, l’élément le plus important de cette prise de conscience de la responsabilité municipale est la reconnaissance du « principe de subsidiarité ». Ce dernier, comme il le fait remarquer, a été emprunté à l’Union européenne. Pendant quelque temps, l’UE a essayé de prendre des dispositions pour que les grandes décisions stratégiques soient traitées aux « niveaux supérieurs » tandis que les services dont dépend régulièrement la population le seraient, selon une échelle descendante, par l’ordre de gouvernement considéré le plus près de la population.

« Personne ne peut nier la proposition de base voulant que les municipalités canadiennes n’aient que les pouvoirs que leur octroient les provinces, a affirmé Hogg. Mais ce point est sujet à interprétation. Dans l’affaire Hudson, le tribunal a donné une interprétation très libérale des droits des municipalités. C’était plutôt le type d’interprétation à laquelle on aurait pu s’attendre dans une décision sur les droits constitutionnels d’une province. »

L’affaire Hudson a été citée dans une décision d’un tribunal de l’Ontario qui a renversé une décision arrêtée par la Commission des affaires municipales de l’Ontario (un tribunal provincial), pour empêcher la ville de Toronto de contrôler la conversion des appartements de location en condominiums. Une autre décision a

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003

mis un terme à l’action du ministère des Affaires municipales de l’Ontario qui souhaitait s’opposer au plan conçu par la ville d’Ottawa pour retracer les frontières des quartiers.

Ainsi, les précédents juridiques élargissant les pouvoirs des municipalités continuent de s’accumuler. En même temps, au cours de la dernière décennie, de nombreuses provinces ont révisé leurs dispositions législatives afin de donner plus d’autonomie aux municipalités.

L’Alberta a défini les sphères d’intérêt municipal et a donné aux administrations locales le pouvoir d’agir dans le cadre de ces sphères. La nouvelle Loi sur les municipalités de l’Ontario donne plus de latitude aux municipalités pour emprunter de l’argent. En juin dernier, avec la ville de Montréal, le Québec a signé un accord définissant les relations des deux parties pendant les cinq prochaines années au moins et accordant à la ville plus de sourcesde revenu. La Nouvelle-Écosse a octroyé davantage de liberté à ses municipalités. De l’autre côté du Canada, la Colombie-Britannique dépose actuellement un projet de loi qui reconnaît les municipalités comme étant « un ordre de gouvernement indépendant et responsable ».

Statut de villes à charte

« Ce que Toronto, Winnipeg et d’autres grandes villes essaient de réaliser, c’est ce qui se rapproche le plus du statut de ville à charte » constate Donald Lidstone, un avocat de droit constitutionnel et conseiller juridique pour 150 municipalités canadiennes ainsi que pour la Fédération canadienne des municipalités ( FCM ).

«La constitution ne reconnaît encore que deux ordres de gouvernement, le fédéral et le provincial, mais nous procédons à des modifications considérables dans les coutumes, les usages et les traditions. On commence à créer une constitution de facto qui vise à donner aux villes l’autonomie législative et les ressources financières qu’elles devraient avoir selon l’Union internationale des villes et pouvoirs locaux.

Il y a cependant un risque, et non négligeable : l’absence de mesures financières adéquates dans ces nouvelles dispositions politiques et juridiques. Les municipalités dépendent encore de l’impôt foncier en ce qui concerne 52 % de leurs revenus. Elles ne disposent pas d’une part garantie des revenus qu’Ottawa et les provinces tirent des impôts sur le revenu et autres taxes. Pour les villes, l’argent provenant des gouvernements fédéral et provinciaux se présente encore sous forme de subventions et de financement à but spécial qui peuvent être suspendus arbitrairement n’importe quand.

Au cours des années 1990, les administrations fédérale et provinciales ont réduit régulièrement leurs contributions aux programmes desquels dépendent les municipalités. Dans les domaines de l’infrastructure et du logement, les restrictions ont été particulièrement pénibles. Alors que les échelons supérieurs de la hiérarchie constitutionnelle du Canada retiraient leur appui aux villes, les observations de la philosophe torontoise Jane Jacobs sont devenues un lieu commun dans le discours politique canadien. Désormais on peut difficilement se trouver dans une réunion politique sans entendre un politicien déclarer solennellement : « La richesse de la nation dépend de l’activité économique des villes. »

En 2001, le Premier ministre Jean Chrétien a nommé Judy Sgro, députée libérale, à la tête du groupe de travail de son caucus sur les questions urbaines. Sgro a une sorte d’instinct pour les problèmes des villes. Par ses critiques sur la police de Toronto, cette ancienne conseillère s’est valu beaucoup de respect de la part du grand public.

Les villes au programme du prochain Premier ministre?

En juin, lors de la réunion annuelle de la Fédération canadienne des municipalités, le ministre fédéral des Finances, Paul Martin, s’est dit en faveur d’un « new deal » pour les municipalités canadiennes. Il a été fortement applaudi mais, à son retour à Ottawa, il a perdu son poste de ministre des Finances. On ne sait pas au juste si Martin a été mis à la porte ou si on lui a laissé le temps de donner sa démission, mais cela importe peu au regard municipal. Chrétien a annoncé qu’il démissionnerait au début de 2004 et Martin, qui convoite ouvertement le poste de commande, a accumulé tellement de soutien qu’il semble presque assuré d’être le prochain Premier ministre.

En novembre dernier, suite à une réunion de travail gouvernementale, il a été recommandé que Ottawa soutienne davantage le logement, les infrastructures et le transport. En fait, le gouvernement fédéral a déjà commencé à faire affaire directement avec les villes. Ottawa a attribué une somme de 250 millions de dollars canadiens à un « fonds vert » dont les villes peuvent se servir pour des projets environnementaux comme le réaménagement d’immeubles en vue de conserver l’énergie et l’installation d’aérogénérateurs (éoliennes) pour fabriquer de l’électricité. En réalité, les fonds sont distribués par la Fédération canadienne des municipalités ; il s’en faut donc de peu pour qu’Ottawa ne traite directement avec les villes. En vérité, les provinces ne participent pas à cette affaire.

En quelque sorte, la Fédération canadienne des municipalités est elle-même un élément à part. Les villes relèvent de la responsabilité des provinces, mais la FCM, en place depuis un siècle, est une organisation nationale qui est passée, en une décennie, de 350 membres à 1 050, ce qui représente 82 % de la population du Canada. Elle est devenue un formidable groupe de pression. En novembre 2002, dans sa présentation au Comité permanent des finances du Parlement fédéral, la FCM a déclaré que « la durabilité et la vitalité de nos collectivités sont menacées par des arrangements institutionnels et fiscaux dépassés… ».

Pressions exercées par les sociaux-démocrates et la presse.

La FCM a déjà fait des déclarations semblables, mais le discours est devenu plus rigoureux et la pression politique grandit. Jack Layton, conseiller municipal de Toronto et autrefois président de la FCM, est devenu candidat à la direction du gauchisant Nouveau Parti Démocratique (NPD) lors d’une victoire écrasante à la convention du parti en janvier. Président de la FCM, Layton avait incité son organisme à souscrire à l’Accord de Tokyo, ce qui a poussé le gouvernement fédéral à appuyer le Protocole de Tokyo. Au cours de la dernière décennie, le NPD a vu le nombre de ses députés réduit à une poignée; Layton veut renforcer l’attrait du NPD en aidant le parti à développer une solide base urbaine tout en mettant en sourdine ses doctrines sociales sur la lutte des classes.

Entre temps, pendant un an, le Toronto Star a lancé une campagne d’éditoriaux, textes et articles de fond, tous conçus pour exercer des pressions afin qu’Ottawa réinvestisse dans les villes. Les deux journaux nationaux du comté, le Globe and Mail et le National Post, ne se sont pas réellement joints à la croisade du Star, mais ils ont commencé à se pencher davantage sur les affaires municipales, rendant ainsi les lecteurs plus conscients des problèmes urbains. Les maires de cinq grandes villes - Toronto, Montréal, Winnipeg, Calgary et Vancouver – se sont récemment rencontrés à Winnipeg avec Jane Jacobs. Ils ont décidé d’adopter le nom collectif de « C5 » et ont lancé une campagne pour obtenir des « chartes » destinées à accorder plus d’autonomie aux villes. Le mouvement des C5 a pris de l’influence parce qu’il fait appel aux chambres de commerce et aux dirigeants des campagnes charitables de Centraide pour former un front urbain uni.

Il serait un peu prématuré de prédire que cette nouvelle constitution de facto signifie que les villes sont en train de se tailler une place dans la constitution écrite du Canada. Il n’y a toutefois jamais eu autant d’activité entourant les défis et le potentiel de gouvernance urbaine. En fait, pour les partisans de l’administration urbaine au Canada, 2003 se présente comme une année pleine d’espoir.

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003