Les élections au Cachemire : vers une nouvelle ouverture

Une coalition menée par un nouveau parti politique peut-elle apporter la paix?

PAR RUPAK CHATTOPADHYAY

Dans une région montagneuse, le long d’une

La langue et la religion

frontière instable où Indiens et Pakistanais s’affrontent depuis la séparation de 1947, l’état indien de Jammu-La religion divise profondément cet état du nord. En 2001, la majorité des et-Cachemire a récemment élu son neuvième 10 millions d’habitants du Jammu-et-Cachemire étaient musulmans. Selon le dernier gouvernement. De septembre à octobre 2002, selon les recensement indien (1981) qui fournit des données sur la religion, 64 % étaient régions, et en raison des menaces de violence qui musulmans, 32 % hindous, 2 % sikhs et 1 % bouddhiste. Malgré une majorité planaient, ces élections furent les plus vivement musulmane globale, les trois régions de l’état possèdent chacune des majorités

contestées des dix dernières années. Elles ont entraîné religieuses différentes. La région de Ladakh, dans l’est, regroupe un nombre égal de la défaite massive du parti dirigeant de la Conférence bouddhistes et de musulmans, alors que la grande majorité des habitants de la nationale de Jammu-et-Cachemire, qui, depuis près

vallée du Cachemire, dans le nord, sont musulmans et que ceux des plaines de Jammu, dans le sud, comptent une majorité d’hindous. En outre, même si le d’un demi-siècle, contrôlait l’agenda politique.

Pakistan réclame depuis longtemps un plébiscite pour décider du sort de cetteLe nouveau gouvernement de l’état forme une province divisée, il n’est pas certain que la plupart des habitants du Jammu-etcoalition regroupant des membres du Parti Cachemire voteraient en faveur du Pakistan. démocratique du peuple nouvellement formé (qui a

On parle plusieurs langues au sein de l’état et les préférences linguistiques vont remporté 16 sièges), du Parti du Congrès de l’Inde souvent de pair avec l’appartenance religieuse. Au Jammu-et-Cachemire, on parle le (qui a raflé 20 sièges) ainsi que de membres kachméré, le dogra, l’ourdu, l’hindi et le ladakhis. Il faut préciser que le kachméré indépendants.

regroupe plusieurs dialectes. Dans les régions sous domination pakistanaise, on L’état indien du Jammu-et-Cachemire, situé à la pointe

parle également le pendjabi. Les personnes qui parlent le ladakhis sont généralement bouddhistes, celles qui parlent l’ourdu sont majoritairement la plus septentrionale de l’Inde, atteint environ la musulmanes, celles qui s’expriment en hindi sont hindous alors que celles quidimension de la Belgique. Il est célèbre en raison de la

parlent le kachméré et le dogra sont soit hindous soit musulmans.

qualité de sa laine de cachemire et parce que s’y trouve K2, la deuxième plus haute montagne au monde. Les événements se déroulant au Jammu-etla famille Abdullah à Ganderbal, lieu où le légendaire sheikh Cachemire décideront peut-être si l’Asie méridionale connaîtra une ère Abdullah et sa machine politique ont constamment remporté la de paix ou de guerre. Le nouveau gouvernement de l’état pourrait être victoire depuis des décennies.

bien placé pour régler l’avenir du Jammu-et-Cachemire, dont les territoires du nord et de l’est sont occupés par le Pakistan et la Chine, Lors de leur campagne électorale, les candidats du PDP ont voulu et où les pressions en faveur de l’indépendance, de l’autonomie ou de « guérir les blessures physiques, psychologiques et émotives » du l’union avec le Pakistan ont souvent donné lieu à des manifestations peuple de Kashmiri, et tenir compte de toutes les divergences violentes. d’opinion – soit celles des séparatistes – sans imposer

de conditions préalables, pour, enfin, demander aux forces de la sécurité d’exercer moins de pressions

« Un véritable séisme politique »

sur le public. Selon les analystes, le nombre accru de L’élection du nouveau gouvernement

votants (soit 46 % par opposition à 32 % en 1999),représente un point tournant. Selon le

était dû aux promesses électorales du PDP. Mais Kashmir Times, la débandade du parti de la

encore : on a noté un grand nombre d’électeurs Conférence nationale équivaut à un «

dans des districts à majorité musulmane de la Lignevéritable séisme politique ». L’élection n’a

de contrôle, dont Karnah avec 71 %, Gurez avec accordé à aucun parti une majorité nette au

77 % et Uri avec 67 %. Plusieurs habitants du sein de l’assemblée d’état, qui compte

Cachemire estime que cette élection constitue un 87 sièges. Le parti de la CN, qui occupait

point tournant de leur histoire. Ainsi que le constate auparavant 57 sièges à l’assemblée, se

le journaliste Shujaat Bukhari : « Beaucoup de retrouve avec 28 sièges seulement. Le Congrès national indien (CNI) a personnes croient qu’il s’agit d’une des élections les plus justes et fait un pas en avant, passant de sept à 20 sièges, alors que le Parti équitables de toute l’histoire du Cachemire ». démocratique du peuple (PDP), fondé il y a trois ans à peine, a remporté 16 sièges.

« Des prisonniers politiques? »

Sur le plan politique, le grand vainqueur est surtout le Parti Dès son arrivée au pouvoir, le Premier ministre a honoré une démocratique du peuple, dirigé par un politicien chevronné, l’ancien promesse électorale en libérant plusieurs séparatistes connus qu’il ministre Mufti Mohammad Sayeed. En plus de s’accaparer les comtés qualifiait de « prisonniers politiques ». Cependant, depuis le début dede la vallée du Cachemire qui, traditionnellement, revenaient au parti décembre, une recrudescence d’attentats terroristes contre le de la CN, le parti a aussi obtenu le soutien du CNI pour l’aider à gouvernement a forcé le nouveau gouvernement à redoubler de diriger le nouveau gouvernement de coalition. L’image la plus prudence. Même si, à l’instar du PDP, le gouvernement de la CN de éloquente de cette élection est celle de la perte du siège traditionnel de Farooq Abdullah avait promis de transformer une fois de plus l’état en

un « paradis sur terre » (en éliminant les révoltes et en négociant avec Rupak Chattopadhyay est agent de recherche et de programme au les séparatistes du Cachemire pour les intégrer au courant national Forum des fédérations. dominant), le PDP demeure dans une position plus difficile encore car

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003

les attentes de l’électorat à son endroit sont nettement plus élevées. Mufti Mohammad Sayeed se montre en effet plus circonspect que son prédécesseur. Il admet que le défi qui se pose «l’effraie» quelque peu.

En cette époque marquée par la guerre contre le terrorisme, l’accès au pouvoir de Mufti relève sans doute du hasard. Le gouvernement de Farooq a dû affronter l’étape la plus sauvage de l’insurrection au Cachemire. Par ailleurs, Mufti est devenu Premier ministre au moment même où d’énormes pressions s’exercent sur le Pakistan pour qu’il réduise l’infiltration du Jammu-et-Cachemire par les combattants armés, ou jihadis. Par conséquent, la révolte est encore plus faible que l’an dernier et ses perspectives d’avenir pour le moins compromises. De plus, la mobilisation du gouvernement indien suivant l’attentat terroriste contre le Parlement en décembre 2001 a rendu la vie plus difficile aux jihadis du Jammu-et-Cachemire. Cet amalgame de changements militaires et politiques pourrait ainsi tracer la voie à un règlement.

Mufti s’est montré plus dynamique que son prédécesseur, en instaurant notamment des mesures audacieuses. Le PDP a été repositionné en qualité d’outil promotionnel de choix pour véhiculer le message d’indépendance du Cachemire, c’est-à-dire l’azadi. L’universitaire Amitabh Dubey croit que cette démarche historique comporte à la fois des avantages et des inconvénients pour l’Inde. Le plus grand avantage est que le PDP pourrait déplacer la Conférence séparatiste de Hurriyat, le cœur du nationalisme du Cachemire, et tenter de l’intégrer au courant national dominant. Ceci pourrait se faire si la coalition dirigeante donne suite à son engagement d’accroître le bien-être de la région et d’en accélérer le développement économique. La pression populaire pourrait également encourager le Hizbul Mujahideen, seul groupe contestataire autochtone d’importance, à examiner une seconde offre de cessez-le-feu, d’autant plus qu’à l’heure actuelle le Pakistan aurait plus de difficultés à saboter une tentative de paix.

Toutefois, une stratégie quasi séparatiste pourrait bien constituer une arme à deux tranchants. Le premier danger serait que cette stratégie paralyse la coalition dirigeante, puisqu’il est peu probable que le CNI, le plus important partenaire de la coalition, respecte l’opinion des séparatistes. Contrairement au gouvernement précédent, le PDP ne compte que 16 sièges au sein d’une assemblée qui en compte 87. Il doit donc compter sur l’appui du Parti du Congrès qui possède 20 sièges, ainsi que sur d’autres alliés. En outre, une stratégie politique incohérente aurait pour effet d’invalider les gains psychologiques de la dernière élection et il serait plus difficile de séduire les électeurs de la vallée du Cachemire. Le président de la Conférence nationale, Omar Abdullah, a déjà signalé que son parti tentera d’obtenir le vote proazadi en reprenant sa campagne en faveur de l’autonomie. Il se dit également déterminé à exploiter en sa faveur toute querelle qui secoue la coalition dirigeante. Le second danger tient aux éventuelles conséquences de la politique gouvernementale face à une unité policière controversée, soit le Groupe des opérations spéciales (GOS).

Le 7 janvier 2003, Amnistie Internationale condamnait le gouvernement du Jammu-et-Cachemire car il n’avait pas donné suite à une promesse du Programme minimal uniforme (Common Minimum Program) d’enquêter sur tous les décès de personnes sous garde à vue et de punir les responsables. Si le gouvernement abolit le GOS ou s’immisce trop dans ses activités courantes, le flot de renseignements transmis aux forces de la sécurité pourrait tarir. Si le gouvernement ne fait rien, on pourrait l’accuser d’avoir violé les droits de la personne.

Peu à peu, le PDP revient sur sa promesse d’éliminer entièrement le GOS. En vérité, le Programme minimal uniforme (Common Minimum Program) de la coalition ne fait aucunement allusion à l’avenir du GOS. Quoi qu’il en soit, le fait que la campagne du PDP repose sur une plateforme anti-GOS permet de croire que les électeurs de la vallée du Cachemire le surveilleront de près.

Le Groupe des opérations spéciales ressemble beaucoup aux organisations policières du Pendjab. Dans les années 1980, celles-ci ont appris à faire face aux groupes de séparatistes armés et ont acquis une grande compétence en ce sens. En général, il est difficile de lutter contre les insurrections sans l’appui de la police locale. Pour lutter contre les rebelles urbains, il devenait urgent de faire appel à une force

La violence politique

Les articles publiés dans la presse indienne témoignent bien de l’ampleur du problème : « Les attentats terroristes au Jammu-et-Cachemire ont fait plus de 1 900 victimes cette année, y compris 136 personnes dans les deux premières semaines du mois d’août seulement … « Depuis le début des activités visant à mater la rébellion au Jammu-et- Cachemire en 1990, les forces de la sécurité ont saisi 24 426 fusils AK, 27 782 bombes et dispositifs explosifs, 6 642 kilogrammes d’explosifs de R.D.X., 46 224 grenades à main et à fusil, 5 691 mines et 4 135 roquettes. Plus de 36 500 individus sont morts au Jammu- et-Cachemire depuis les premières manifestations terroristes en 1989 et on a appris de source officielle que 30 600 victimes étaient des terroristes civils et musulmans. Les fonctionnaires ont aussi enregistré 7 213 incidents de tir entre les frontières du Jammu-et-Cachemire et du Pakistan, dont 130 au cours des deux premières semaines du mois d’août. »

(traduction libre) The Hindustan Times, le 28 août 2002, tel que cité ci-après http://www.jammu-kashmir.com/archives/archives2002/ kashmir20020828b.html

Selon l’Institut des sciences sociales de New Delhi, la violence et la terreur au Jammu-et- Cachemire ont eu un effet sur les élections : « Dans un rapport publié par l’Institut des sciences sociales de New Delhi intitulé Fair Elections Under the Shadow of Fear, on affirme que même si l’élection était juste, « elle n’était pas nécessairement libre », puisque la violence et la terreur constituaient des facteurs concrets ayant affecté les résultats de l’élection. » Un porte-parole de l’Institut, George Mathew, a affirmé que même si les élections s’inscrivaient dans un processus démocratique, « il ne fallait pas y voir un plébiscite ».

http://www.hinduonnet.com/thehindu/2002/10/10/stories/20021 01005311100.htm

policière locale mieux équipée que celle des groupes paramilitaires ou des unités militaires. Tout comme au Punjab, cette stratégie comporte ses lacunes. L’esprit de corps et les incitatifs financiers et professionnels requis pour motiver les policiers à s’attaquer à des jihadis entièrement dédiés à la cause risque fort d’attirer des soldats de fortune et d’entraîner des violations des droits de la personne. Il s’agit d’une situation paradoxale. D’une part, le GOS est une force combattante efficace et respectée (compte tenu de son talent à glaner des renseignements). D’autre part, le GOS est détesté en raison de la perte humaine liée à sa conduite. Le Parti démocratique du peuple a donc établi que le Groupe des opérations spéciales constituait un bon sujet de mobilisation politique. La grande question tactique qui se pose au PDP consiste à déterminer si le fait de restreindre les activités du GOS contribuera à étouffer ou à encourager la rébellion.

Le gouvernement du PDP devra également relever un autre défi lié à l’appui exagéré que semblent lui accorder les habitants de la vallée du Cachemire. Même si cette partie du Jammu-et-Cachemire souffre davantage des séquelles de la rébellion, elle ne représente qu’un tiers de la zone géographique de l’état. Le PDP n’a aucun statut politique dans les secteurs largement hindous de Jammu et les secteurs très bouddhistes de Ladakh. Même si le CNI, partenaire de coalition du PDP, a fait élire des représentants au Jammu comme au Ladakh, le gouvernement doit user de prudence et s’assurer que ses politiques pro-Cachemire ne vexent pas les habitants de ces régions.

Il y a fort à parier que la victoire de la coalition du PDP-CNI provoquera un véritable renouveau du processus politique. La campagne électorale de 2002 a entraîné une plus grande participation des habitants de la vallée du Cachemire que la timide campagne de 1996. Cela dit, Mufti a un formidable défi à relever car il doit adopter une approche équilibrée pour ne pas se faire damer le pion par le mouvement séparatiste, tout en mettant fin au statu quo politique qui paralyse la région. Si, par ses efforts, Mufti franchit cette impasse et ravive le processus politique, il peut s’attendre à une nouvelle vague de violence jihadi. Et il lui faudra attendre avant que le calme ne revienne dans cette région du monde.

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003