Élections au Pakistan : un pas en arrière pour la démocratie et le fédéralisme?

PAR SAJID MANSOOR QAISRANI

Après trois ans de régime militaire, le Pakistan est doté d’un gouvernement élu. Le nouveau Premier ministre, Mir Zafarullah Khan Jamali, est chef d’un gouvernement de coalition faible, à peine capable de rassembler l’appui nécessaire pour survivre à un vote de confiance. Bien que, dans l’ensemble, des observateurs aient trouvé que le vote s’était déroulé de façon juste le jour du scrutin, ils n’estiment ni tout à fait libres, ni tout à fait justes, les règles le régissant. (Voir Encadré 1)

À la suite d’un référendum controversé en dehors du cadre de la constitution, le général Pervez Musharraf, chef d’État major de l’armée, demeure président du pays. Il jouit du pouvoir de congédier les assemblées élues, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Sous son contrôle étroit, le système fédéral semble plus faible que jamais.

Commentant la situation, M. Sanaullah Baloch ( autrefois membre de l’Assemblée nationale élu au Baloutchistan ) a affirmé que lesmilitaires ont tout pris en main et que le Pakistan n’est plus un État fédéral démocratique. M. I.A. Rehman, directeur de la Commission des droits de la personne du Pakistan, a laissé entendre que « le régime fédéral est en voie d’érosion » et que « la nouvelle donne est fondée sur un commandement unifié. Cela a déjà échoué et, a-t-il ajouté, «cela échouera de nouveau ». La plupart des gens prédisent que la lutte continuera entre les hautes sphères militaires et les institutions politiques du Pakistan. Certains croient même que le nouveau gouvernement ne survivra pas au-delà d’un an.

Les élections du 10 octobre 2002 ont été marquées par plusieurs précédents : • on a augmenté le nombre de sièges à l’Assemblée nationale de

217 à 342 ; • on a réduit de 21 à 18 ans l’âge du droit de vote;

  • un diplôme de baccalauréat, au minimum, est devenu une condition d’éligibilité à l’assemblée ;

  • 60 sièges ont été réservés aux femmes à l’assemblée ; et

  • 10 sièges ont été réservés aux non-Musulmans.

Les règles changent

Avant même le début de la campagne, le gouvernement avait clairement fait savoir qu’il ne tolérerait pas le retour au pouvoir de deux anciens Premiers ministres. L’un d’entre eux , Benazir Bhutto, avait été Premier ministre de 1988 à 1990 et de 1993 à 1996. L’autre, Nawaz Sharif, était le Premier ministre que Musharraf renversa. Le gouvernement a décrété que tout parti acceptant Bhutto ou Sharif comme membre se rendrait inapte à contester l’élection. De plus, une nouvelle loi a établi que toute personne ayant occupé deux fois le poste de Premier ministre du pays, ou encore de ministre en chef d’une province, serait privée du droit de briguer un troisième mandat.

Pour éviter la disqualification dans le parti de Nawaz Sharif, la Ligue musulmane du Pakistan changea de leadership. Le parti de

Sajid Mansoor Qaisrani assure la direction du service des ressources pour le compte de la Fondation Aurat, la plus grande ONG vouée à la défense des droits des femmes du Pakistan.

Benazir Bhutto, le Parti des peuples du Pakistan, utilisa une nouvelle tactique : il s’enregistra sous le nom légèrement différent de Parti des Parlementaires des peuples du Pakistan, auquel Benazir Bhutto n’est pas inscrit.

Bien avant le déclenchement des élections, un processus pour miner ces partis fut mis en marche. On provoqua le détachement de factions, puis on poussa ou on contraignit des candidats susceptibles de se faire élire de les rejoindre. Des accusations de corruption visant des politiciens qui avaient assuré leur appui au gouvernement militaire furent levées, tandis que des accusations furent portées contre d’autres qui avaient osé rejeter cette offre.

L’intimidation et une mince majorité

Le jour du scrutin, il y eut de nombreuses plaintes au sujet de diverses tentatives d’intimidation. Cependant, l’establishment pro-Musharraf ne put réussir a former un gouvernement de son choix. C’est alors que commença le maquignonnage et l’intimidation. Jamali s’arrangea pour former une coalition qui puisse obtenir une mince majorité à l’assemblée.

Le résultat du vote a été de 41 % à l’échelle nationale. Une ancienne faction dissidente pro-Musharraf de la Ligue pakistanaise musulmane a gagné 118 sièges à l’assemblée nationale comptant 342 membres. Le successeur du parti de Bhutto a gagné la seconde plus grande représentation avec 81 sièges.

Le résultat le plus étonnant fut sans doute le succès du Mutahidda Majlis-e Amal, ou MMA, ce qui, en urdu, signifie « comité d’action conjointe ». Le MMA est une libre coalition de partis religieux musulmans de toutes tendances qui, avec 60 sièges, est devenue la troisième force en importance à l’Assemblée. Ces éléments avaient été rassemblés par d’anciens initiés du régime, avec l’appui discret d’éléments conservateurs vigoureusement opposés aux politiques pro-occidentales du Général Musharraf. Ils réussirent à former un gouvernement dans la province de la Frontière du Nord-Ouest et à participer comme partenaires dans une coalition au Baloutchistan.

Étant donné les circonstances, l’establishment Musharraf dut se rabattre sur de plus petits groupes pour former un gouvernement à son goût. La « clause de défection » de la constitution fut mise en veilleuse afin de permettre à dix membres du successeur du parti de Bhutto de rejoindre la coalition.

Un gouvernement de factions détachées

Le plus grand élément du gouvernement de la coalition de Jamali est le PML-Q, la faction pro-Musharraf de la Ligue pakistanaise musulmane originale. Il bénéficie du soutien de quatre petits partis ainsi que de celui de dix transfuges du successeur du parti de Bhutto. Il reçoit également l’appui d’autres petits groupes ainsi que celui de partis à l’assemblée qui n’appartiennent pas officiellement à la coalition.

L’émergence de Jamali en qualité de candidat de la LMP-Q a étonné de nombreux observateurs. On l’avait choisi parce que le régime ne voulait pas d’un Premier ministre issu de la province du Pendjab ou du Sind. Comme il est originaire du Baloutchistan,

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003

Représentation à l’Assemblée nationale, par parti

Parti Abrév. Sièges

Ligue musulmane du Pakistan (Quaid-e-Azam) LMP-Q 118
Parlementaires du Parti des peuples du Pakistan PPPP 81
Muttahida Majlis-e-Amal Pakistan MMA 60
Ligue musulmane du Pakistan (Nawaz Sharif) LMP-N 19
Ligue musulmane du Pakistan (Junejo) LMP-J 3
Tehrik-e-Insaf du Pakistan TIP 1
* Parti Pukhtunkhwah Milli Awami PPMA 1
Mouvement Muttahida Qaumi MMQ 17
Alliance Nationale AN 16
Ligue musulmane du Pakistan (fonctionnelle) LMP-F 5
Parti des peuples du Pakistan (Sherpao) PPP-S 2
Awami Tehrik du Pakistan ATP 1
Ligue musulmane du Pakistan (Zia-ul Haq) LMP-Z 1
Mouvement Muhajir Qaumi du Pakistan MMQ-P 1
*Parti National du Baloutchistan PNB 1
*Parti Jamhoori Watan PJW 1

Indépendants, y compris 12 des ZTAF** 14

*partis militant pour une autonomie provinciale accrue ** zones tribales sous administration fédérale

province la moins peuplée, les assises de son pouvoir sont faibles et, pour cette raison, de nombreux analystes voient en lui un Premier ministre faible. C’est pourquoi, au sein de la coalition régnante, est-il dépourvu d’un puissant entourage de partisans.

En ce moment, la LMP-Q est fort tiraillée : ses adhérents, en effet, estiment qu’on leur reconnaît moins d’importance qu’aux membres de formations plus petites de la coalition. Il existe par conséquent un danger d’effritement au sein même du parti.

La fragilité du gouvernement peut se mesurer au fait que, peu après avoir appuyé Jamali comme Premier ministre, le MMQ lui a retiré son soutien. Ce n’est que très péniblement que la coalition est parvenue à le réintégrer.

Pressions sur la fédération

Divers facteurs exercent des pressions sur la fédération du Pakistan. Les efforts déployés par l’establishment pakistanais pour conserver son contrôle centralisateur ont affaibli les partis populaires qui appuient le fédéralisme et les droits des unités constituantes du pays. Les partis régionaux et les groupes qui avaient livré une longue lutte pour les droits économiques, culturels et sociaux des unités constituantes ont été balayés de la scène politique. Ceci a créé un redoutable vide dans un pays où l’augmentation des prix a mis les nécessités mêmes de la vie hors de la portée du citoyen ordinaire, et où le chômage a atteint des sommets jamais connus.

La présidence et le Parlement resteront tout probablement sur le sentier de la guerre. L’ancien parti de Nawaz Sharif et le successeur du parti de Bhutto s’opposent amèrement à Musharraf car ils attribuent leur défaite à ses actions. De concert avec le MMA, ils s’opposent également à cet ensemble d’amendements constitutionnels connus sous le vocable d’« ordre du cadre juridique », que le gouvernement Musharraf a fait inscrire dans la constitution quelques jours à peine avant de convoquer l’Assemblée nationale. Dans ce combat, les partis d’opposition jouissent de l’appui des principaux éléments de la société civile pakistanaise.

L’anti-américanisme et l’orthodoxie religieuse

Le parti religieux de l’opposition conteste vivement les politiques pro-occidentales du gouvernement. Ses chefs exigent du généralqu’il renonce, d’ici mars, à son poste de chef d’État-major de l’armée. Ils menacent de lancer des manifestations de protestation à travers le pays si le gouvernement accorde son appui à uneattaque éventuelle des États-Unis contre l’Iraq. Ils exigent aussi le départ immédiat des troupes et des fonctionnaires américains au Pakistan. De surcroît, ils veulent que le congé hebdomadaire repasse du dimanche au vendredi, et préconisent l’imposition de restrictions sur les écoles mixtes et la libéralisation de la programmation télévisée. La popularité de ce parti pourrait augmenter les frictions avec l’Inde.

Au Pakistan, il y a aussi d’autres tensions illustrées par la polarisation entre partisans de l’autonomie et partisans du fédéralisme centralisé. Une partie de l’intelligentsia qui préconise le fédéralisme centralisé estime la fédération plus robuste que jamais. Interprétant les résultats de l’élection comme l’expression authentique de l’opinion publique, c’est la première fois dans l’histoire du pays, prétendent-ils, que les forces autonomistes dans les provinces ont été pratiquement anéanties. Au Baloutchistan, les partis de cette tendance n’ont pu remporter que trois sièges ; dans la PNOF et au Sind, ils n’ont pas pu en remporter un seul. « Plus les autonomistes sont faibles, plus la fédération est forte ». Tel est le mantra de ces intellectuels.

Ces mêmes personnes attribuent le déclin des mouvements autonomistes en partie à la création de gouvernements locaux récemment dotés de pouvoirs. Ils attribuent aussi cet affaiblissement à l’effondrement des canaux irréguliers de circulation de capitaux à la suite des attaques terroristes deseptembre 2001 contre les États-Unis : en coupant l’accès à des sommes non imputables, cet effondrement, affirment-ils, a asséché les ressources financières des forces autonomistes.

Ces intellectuels soutiennent qu’en allant chercher le Premier ministre au Baloutchistan, on a peut-être davantage consolidé les forces fédérales. Le Baloutchistan est la plus petite et la plus faible des provinces de la fédération, mais aussi la plus radicalement séparatiste et la plus riche en ressources. Le gaz naturel, seule ressource naturelle non renouvelable abondante du Pakistan, provient du Baloutchistan.

Jusqu’à quel point les élections au Pakistan furent-elles justes et libres ?

Human Rights Watch (New York, États-Unis) :

« Le gouvernement militaire du Pakistan a eu recours à diverses tactiques juridiques et politiques pour contrôler le processus et l’issue des élections ; l’amendement de la constitution pour dégager le pouvoir du Président Pervez Musharraf de toute entrave sur le Parlement et le gouvernement ; et, enfin , la révision des procédures électorales pour, à toutes fins utiles, éliminer de la compétition les chefs des deux principaux partis politiques. »

Commission internationale des droits de la personne (Lahore, Pakistan)

«Tout en appréciant les efforts de la Commission électorale du Pakistan, la Commission internationale des droits de la personne (CIDP) a constaté que les élections de 2002 se sont déroulées de façon juste, libre et transparente. Dans son rapport détaillé sur les élections de 2002, diffusé ici aujourd’hui, la CIDP a déclaré que ces élections avaient été les plus justes et les plus libres de l’histoire du Pakistan depuis celles de 1970. »

Dawn, Lahore, Pakistan, le 9 novembre, 2002

Mission d’observation de l’UE aux élections du Pakistan

(Bruxelles, Belgique)

« La tenue d’une élection générale n’assure pas, à elle seule, la restauration de la démocratie. L’ingérence non justifiée dans l’aménagement des élections … a gravement faussé le processus électoral. De plus, on ne sait toujours pas si les militaires remettront tous les pouvoirs à l’administration civile. »

Fédérations vol. 3, no. 1, février-mars 2003