Nigeria – Le centre conserve-t-il une trop grande part de l’argent?

PAR KINGSLEY KUBEYINJE

Près de 57 ans après les premières tentatives de mise en place d’une formule de partage des recettes fiscales entre les trois échelons de gouvernement, et 43 ans après avoir accédé à l’indépendance en 1960, le Nigeria n’a toujours pas réussi à se doter d’une formule susceptible de rallier toutes les composantes du pays.

La chambre haute de l’Assemblée nationale (c’est le nom officiel du Parlement fédéral) vient d’être saisie d’un nouveau projet de loi visant à assurer un partage des recettes perçues à l’échelon fédéral entre les autorités fédérales, étatiques et locales.

Si le projet de loi est adopté, le Nigeria en sera à sa dixième formule de partage. Chaque année, une somme de quelque 5 milliards de dollars (US) est partagée entre les divers gouvernements du pays.

Selon les dispositions du projet de loi, un peu moins de la moitié des recettes totales serait attribuée aux autorités fédérales, environ un tiers aux 36 gouvernements étatiques et au nouveau territoire de la capitale fédérale (Abuja), et un cinquième aux 774 administrations locales officiellement reconnues dans la Constitution du pays.

Le jugement de la Cour suprême

Au Nigeria, le partage des recettes, que l’on associe parfois au « gâteau national », est une question très politisée qui soulève de vives controverses. En vertu de la formule qui sera bientôt abandonnée, les autorités fédérales reçoivent près de 55 pour cent des recettes, les états environ un quart, et les conseils locaux un cinquième. En fait, cette formule de partage a été rapidement élaborée en juillet 2002, dans la foulée d’un jugement historique rendu quatre mois auparavant par la Cour suprême où celle-ci déclarait invalide la formule mise en place en 1992 par les dictateurs militaires de l’époque.

Dans ce jugement qui a eu pour effet de régler un différend sur le contrôle des ressources opposant le gouvernement fédéral et les 36 états, la Cour suprême a aboli les « charges de première ligne » figurant dans la formule de 1992. Les charges correspondaient à 7,5 pour cent des ressources et constituaient le Fonds spécial administré par le gouvernement fédéral et servant à financer divers projets et institutions, dont la Niger Delta Development Commission (NDDC).

Kingsley Kubeyinje est rédacteur à la News Agency of Nigeria (NAN), une agence de presse appartenant au gouvernement fédéral du Nigeria. Il a également été correspondant de cette agence dans l’est et le sud de l’Afrique.

La part de la NDDC, un organe créé pour accélérer le développement de régions pauvres mais néanmoins dotées de ressources pétrolières, était de 3 pour cent, tandis que celle d’Abuja, le Territoire de la capitale fédérale, était de 1 pour cent. Le reste des ressources était partagé entre le Fonds écologique (2 pour cent), les projets de dérivation (1 pour cent), et le programme de stabilisation (0,5 pour cent).

La poursuite concernant le contrôle des ressources avait pour

fondement les doléances persistantes de certains états, en particulier ceux qui produisent du pétrole, au sujet du caractère injuste du partage des recettes pétrolières. Comme celles-ci représentent plus de 90 pour cent des recettes en devises du pays et environ 32 pour cent du PIB, ces états ont toujours prétendu que les recettes qu’on leur accorde devraient être sensiblement supérieures à celles des états non producteurs de pétrole. Le gouvernement fédéral a intenté cette poursuite en 2001 pour régler une fois pour toutes la question de la part

légitime des recettes pétrolières qui devrait être accordée aux états producteurs de pétrole.

Tensions entre le gouvernement fédéral et les états

Mise à part la question du Fonds spécial, la formule de partage de 1992 attribuait 48,5 pour cent des recettes perçues à l’échelon fédéral au gouvernement fédéral, la part des états et des administrations locales n’étant que de 24 pour cent et 20 pour cent, respectivement.

L’élaboration d’une formule de partage acceptable à toutes les parties a toujours soulevé de grandes difficultés et a suscité de nombreux conflits aussi bien entre les autorités fédérales et les états qu’entre les états bien nantis et les états moins bien nantis. Les tensions ont parfois été tellement fortes qu’elles ont fait craindre pour l’unité du pays.

Par exemple, suite au jugement de la Cour suprême qui a eu pour effet de rendre inopérante la formule de partage de 1992, le président Obasanjo a essayé de porter la part fédérale des recettes perçues à l’échelon fédéral de 48,5 pour cent à 56 pour cent, laissant la part des états et des administrations locales à 24 pour cent et 20 pour cent, respectivement. Obasanjo a aussi tenté d’ajouter le Fonds spécial de 7,5 pour cent à la part du gouvernement fédéral.

Les commissaires financiers des états ont rejeté la « modification » présidentielle et ont menacé de saisir les tribunaux de l’affaire. Ce profond désaccord est devenu une source d’embarras national et a

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003

provoqué de fortes tensions dans le pays. Pendant toute la période du désaccord, les quelque 1,5 million de fonctionnaires du pays ne pouvaient toucher leurs salaires.

La Chambre des représentants (ou chambre basse de l’Assemblée nationale), composée de 366 députés, s’est fermement opposée à cette modification unilatérale du gouvernement fédéral, qu’elle considérait comme un acte inconstitutionnel.

Dans une déclaration qui a été largement diffusée, la Chambre des représentants a recommandé aux 36 gouverneurs d’état « de s’adresser aux tribunaux pour mettre en évidence le caractère inconstitutionnel de la nouvelle formule de partage des recettes ». La déclaration précisait que « le président n’a pas le droit de modifier unilatéralement la formule de partage des recettes ».

Parlant au nom des 36 gouverneurs d’état, Adebisi Akande, gouverneur de l’état d’Osun, dans le sud-ouest, a fait la déclaration suivante : « Nous ne pouvons pas l’accepter : le président ne peut pas agir ainsi. Nous n’allons pas lui permettre de déterminer seul la formule de répartition du Nigeria car il s’agit là d’une responsabilité de l’Assemblée nationale. »

Tentation militaire?

En 2001, le Nigeria a obtenu des recettes pétrolières non prévues totalisant 1,2 milliard de dollars. Les autorités fédérales ont placé cette somme dans un compte spécial. Les gouvernements étatiques ont aussitôt demandé que l’on procède immédiatement au partage de l’argent. Comme l’administration fédérale tergiversait, les états ont fait part de leur intention de porter l’affaire devant les tribunaux en faisant valoir que le gouvernement fédéral agissait de manière inconstitutionnelle.

Pour un pays vivant à l’ombre d’une caste d’officiers militaires ambitieux et qui, après avoir gouverné le pays pendant une quinzaine d’années, n’a abandonné les rênes du pouvoir qu’à contrecoeur, pareille évolution n’a rien de rassurant. Les dirigeants militaires nigérians se sont toujours prévalu du moindre prétexte pour supprimer la démocratie et ont gouverné le pays pendant 30 de ses 43 années d’indépendance.

Les états et les administrations locales ont toujours cru que les ressources considérables dont disposait le gouvernement fédéral augmentaient indûment son pouvoir. Ils estiment que la part des recettes perçues à l’échelon fédéral qui lui revient est trop élevée et qu’ils ont toujours été à sa merci. Comme la formule de partage accorde une part disproportionnée des recettes à un seul échelon de gouvernement et oblige les états constituants à quémander des fonds auprès des autorités fédérales, de nombreux acteurs de la scène politique ont exigé un nouveau « fédéralisme fiscal » et une plus forte déconcentration des pouvoirs et des ressources en faveur des états constituants.

Selon les adeptes du « fédéralisme fiscal », le Nigeria, tel qu’il est maintenant constitué, n’est pas, à proprement parler, un régime fédéral. Il n’aurait de fédéral que le nom.

D’ailleurs, certains politicologues et historiens comme le professeur Kunle Lawal, de l’université d’état de Lagos, explique l’instabilité de la société politique nigériane par l’énorme richesse dont dispose le gouvernement fédéral. Beaucoup de gens croient que le pays acquerrait une plus grande stabilité si la formule de partage des recettes accordait une plus grande part des recettes aux états et aux administrations locales.

Des régions initialement fortes

En fait, sous la Première République (en vigueur du ler octobre 1960 au 15 janvier 1966), les quatre gouvernements régionaux qui exerçaient alors leurs activités étaient relativement puissants et disposaient de ressources plus nombreuses que le gouvernement fédéral. Chaque région (que l’on a plus tard subdivisée en états) contrôlait entièrement ses ressources à l’intérieur de son territoire et se contentait d’acquitter des redevances et des impôts au gouvernement fédéral pour des services communs.

Les régions ont connu un essor rapide et ont pu se développer chacune à son propre rythme. Sous la direction du regretté chef Obafemi Awolowo, le gouvernement de la région occidentale exerça un rôle de guide en créant la première chaîne de télévision d’Afrique noire, en mettant en valeur des zones industrielles, en instituant des programmes d’enseignement gratuits et en lançant diverses autres initiatives. Les trois autres gouvernements régionaux adoptèrent leurs propres projets de développement.

Compte tenu des inquiétudes que leur inspire la situation budgétaire actuelle des états nigérians, les observateurs politiques continuent de croire que cette ancienne structure à caractère régional est celle qui conviendrait le mieux au Nigeria. L’époque où elle a été mise en vigueur s’est avérée être l’âge d’or du pays.

Bon nombre de Nigérians souhaitent revenir à cette structure régionale qu’ils estiment être la seule susceptible d’assurer la viabilité d’une fédération fragile.

D’ailleurs, la volonté de contrôler les ressources du Nigeria – aux termes du contrôle proposé, chaque état contrôlerait entièrement les ressources naturelles sur son territoire – est une forme de protestation contre ce que certains états richement dotés en ressources mais politiquement faibles considèrent comme l’injustice de la formule de partage des recettes.

Les trois groupes ethniques les plus importants, les Hausa/Fulani, les Igbo et lesYoruba, ont toujours été favorisés par la formule de partage et ont bénéficié d’autres avantages, et ce sans qu’il soit tenu compte de leur apport à la richesse nationale. Tout compte fait, bien que ces trois groupes (« Big Three ») pèsent très lourdement dans toutes les grandes décisions du pays, la plus grande partie de la richesse provient des états pétroliers, lesquels sont peuplés par des groupes qui sont officiellement considérés comme « minoritaires ». Cinq des sept états producteurs de pétrole

– Delta, Rivers, Bayelsa, Cross River et Akwa Ibom – ont des populations composées surtout de « minorités ».

Les groupes ethniques minoritaires du Nigeria insistent constamment sur le fait qu’ils sont traités de façon inéquitable. Ils font valoir que les critères sur lesquels repose la formule de partage des recettes étaient favorables aux « trois principaux groupes » bien avant que l’on ait découvert d’importantes réserves de pétrole sur leur territoire. Ces critères étaient également favorables aux trois groupes lorsque ceux-ci disposaient de ressources naturelles exportables (cacao, coton, arachides, huile de palmier et charbon) car le principe de « dérivation » était alors un facteur déterminant de la formule.

Les groupes ethniques minoritaires veulent un retour aux dispositions initiales, ce qui leur permettrait de contrôler entièrement les ressources sur leur territoire, quitte à payer des redevances et des impôts au gouvernement fédéral.

Rééquilibrer la fédération?

L’idée d’organiser une conférence nationale souveraine lancée par certains éléments de la fédération nigériane s’explique en partie par ce que certains estiment être le caractère injuste de la formule actuelle de partage des recettes perçues à l’échelon fédéral. Les adeptes d’une telle conférence croient qu’elle permettrait de corriger les nombreux déséquilibres dans le fonctionnement de la fédération, de réorganiser celle-ci, de redéfinir les rapports entre les diverses nationalités ethniques et d’asseoir le pays sur des assises plus solides.

Ceux qui s’opposent à l’idée d’une conférence nationale – en particulier le gouvernement fédéral et les états peu dotés en ressources naturelles – y voient une manœuvre destinée à faire éclater la fédération.

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003