La dévolution se poursuit au Royaume-Uni

Mais le centre a-t-il suffisamment défini son propre rôle?

PAR CHARLIE JEFFERY

Le vice-premier ministre britannique est sur le point d’annoncer quelles seront les régions de l’Angleterre qui organiseront les premiers référendums sur l’établissement d’un gouvernement régional élu. Les régions à surveiller sont celles du Yorkshire et du Nord-Est, et sans doute aussi celle du Nord-Ouest, autour des villes de Manchester et de Liverpool.

Les référendums auront lieu en 2004, et s’ils obtiennent une majorité de « oui », les premières assemblées régionales élues en Angleterre seront en fonction dès 2006.

La « question anglaise »

Les nouvelles assemblées régionales anglaises mettent en lumière deux caractéristiques singulières du processus de transfert des compétences (« dévolution ») au Royaume-Uni.

D’abord – et c’est le plus important – elles peuvent répondre à cette « question anglaise ». Chaque fois que la dévolution fait l’objet d’un débat au Royaume-Uni, celui-ci porteprincipalement sur l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande. La dévolution cherche toujours des moyens de mieux refléter les traitsdistinctifs des Écossais, des Gallois et des Irlandais dans un Étatunion dominé par l’Angleterre et les Anglais.

On n’a jamais très bien su ce qu’il faut faire de l’Angleterre. Le problème de l’équité se pose chaque fois qu’il est question detransfert de pouvoirs importants. Si les Écossais et les autres obtiennent des pouvoirs grâce à la dévolution, les Anglais ne le devraient-ils pas aussi? Cependant, l’idée de l’établissement d’un Parlement en dévolution pour l’Angleterre est tout aussi problématique. Les Anglais représentent plus de 80 pour cent de la population du Royaume-Uni et une part encore plus importante du pouvoir économique. Un Parlement anglais aurait l’air d’un éléphant dans un magasin de porcelaine : trop puissant et bien évidemment trop lourd pour ne pas piétiner les besoins très différents des autres nations du Royaume-Uni. Selon plusieurs, un Parlement anglais aliénerait le reste du pays et pourrait même provoquer la scission du Royaume-Uni.

La solution réside-t-elle donc dans les régions anglaises? Composeront-elles avec le problème d’équité? Sans doute. Les sondages indiquent un soutien limité au sujet d’un Parlement anglais. La plupart des Anglais estiment que le Parlement de Westminster veille correctement à leurs intérêts. Ceux qui ne partagent pas cet avis habitent invariablement le nord de l’Angleterre. Mais il semble bien qu’ils bénéficieront de leur propres assemblées régionales dans quelques années, et qu’elles leur donneront enfin cette voix qui semble leur faire défaut à Westminster.

Charlie Jeffery dirige le programme de recherche sur « La dévolution et les changements constitutionnels » au Economic and Social Research Council du Royaume-Uni. Il est également professeur de politique allemande à l’université de Birmingham.

La « taille unique » ne convient pas à tout le monde

Les premières assemblées régionales anglaises vont

toutefois complexifier une autre caractéristique singulière

de la dévolution : son « asymétrie » radicale. Lorsque les

premières assemblées régionales seront en place, on

comptera six formes différentes de dévolution

gouvernementale, depuis la très grande autonomie

législative du Parlement écossais jusqu’à la modeste

dévolution administrative vers les régions anglaises

dépourvues d’assemblées élues.

L’asymétrie a de nobles objectifs. C’est une façon d’essayer

de combler les besoins particuliers des territoires. La

dévolution de l’Irlande du Nord s’adapte aux circonstances

de cette société déchirée qui avance à tâtons vers la paix.

En Écosse, la dévolution constitue un moyen d’exprimer

une forte identité nationale et d’acheter le silence des

séparatistes. Dans les régions du sud de l’Angleterre, là où

il y a très peu de demande pour un gouvernement

autonome, la question porte surtout sur une meilleure

coordination administrative des politiques du

gouvernement central au niveau régional.

Ce type de gouvernement régional « sur mesure » a toutefois tendance à ne pas être suffisamment stable et équilibré. Tel que le montrent les systèmes nettement asymétriques comme il en existe en Espagne, l’asymétrie prépare le terrain à d’autres mises au point pour offrir des solutions encore mieux adaptées ou pour proposer aux régions moins bien servies une façon d’essayer de « rattraper » les autres. On remarque, dans toutes les régions du Royaume-Uni, des signes qui traduisent clairement ce manque d’équilibre :

  • Au pays de Galles, en septembre 2002, Lord Richard, ancien dirigeant du Parti travailliste à la Chambre des lords, a établi une commission afin de réviser les pouvoirs de l’Assemblée nationale galloise. La mise en place de la Commission Richard révèle l’extrême insatisfaction du pays de Galles face à une forme de dévolution complexe et limitée. Lorsqu’elle présentera son rapport, à la fin de 2003, la Commission recommandera sûrement que le pays de Galles devrait se diriger vers des pouvoirs plus étendus comme ceux du Parlement écossais.

  • En Écosse, l’établissement du Parlement en 1999 devait clore le débat constitutionnel. Selon le regretté Donald Dewar, ancienpremier ministre d’Écosse, le Parlement représentait la « volontéétablie » du peuple écossais. Mais en Écosse, le Parti national écossais (le deuxième en importance après le Parti travailliste) s’est donné comme mandat de réaliser l’indépendance del’Écosse. Naturellement, il veut que la question de la « volonté »écossaise reste en suspens tant que l’Écosse fera partie intégrante du Royaume-Uni. Il a donc tenté d’ajouter des réformes de dévolution au programme. Ces réformes comprennent des pouvoirs plus importants pour le Parlement écossais en matière de prélèvement des impôts. L’ « autonomie » fiscale, l’un des thèmes-clés lors des dernières élections de Westminster en Écosse, refera sans doute surface dans la campagne électorale en vue des élections écossaises le 1er mai 2003. Il est clair que la volonté écossaise n’est pas encore établie.

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003

  • L’Irlande du Nord n’a jamais été vue comme présentant une situation stable. Dès le début, il a été prévu que des pouvoirs supplémentaires (en matière de maintien de l’ordre, par exemple) seraient dévolus une fois la situation politique stabilisée. Une étude officielle de l’assemblée de l’Irlande du Nord est conséquemment prévue à la fin de 2003. Cela pourrait néanmoins être devancé par la dynamique d’un processus actuel de négociation conçu pour sortir l’assemblée de son « retrait » avant les élections prévues le 22 mai 2003. Les questions de compétences et même de la forme de dévolution en Irlande du Nord sont en principe « sur la table ».

  • Enfin, il y a l’Angleterre. La régionalisation anglaise est un processus fluide à deux égards. Premièrement, les assemblées régionales seront créées en vagues successives. La première vague de référendums dans le nord, en 2004, sera vraisemblablement suivie d’une seconde vague, sans doute en 2006; elle est destinée aux régions telles le Sud-Ouest et les Midlands de l’Ouest, qui se sentent éloignées de Westminster, mais dont les « demandes » actives en matière de dévolution ne sont pas encore évidentes. L’hypothèse implicite veut que l’établissement des assemblées dans le nord donne libre cours à un « effet domino », avec d’autres régions incapables de résister à l’élan régional. Deuxièmement, le livre blanc du gouvernement du Royaume-Uni sur les politiques des régions anglaises, présenté en mai 2002, a clairement établi (sans toutefois donner de détails) que des pouvoirs supplémentaires pourraient ultérieurement être mis à la disposition des assemblées régionales.

« Nous voulons que vous nous disiez à quoi sert tout cela »

La dévolution au Royaume-Uni est, à tous points de vue, une cible mobile.

Il ne s’agit pas pour autant d’un désavantage dans cette transition d’un système de gouvernement extrêmement centralisé. Cela pourrait même donner une certaine portée à des modifications aux premières réformes alors que diverses régions – qui présentent des besoins et des histoires clairement différentes – se font à l’idée de la pratique et des possibilités de la dévolution gouvernementale.

Ainsi que l’a déclaré l’un des concepteurs de la dévolution, Ron Davies, ancien ministre du Cabinet du Royaume-Uni, la dévolution « est un processus et non un événement » – phrase célèbre depuis lors. Cependant, le centre doit se fixer des objectifs clairs pour que le processus de dévolution soit souple et nuancé. La dévolution asymétrique et dynamique représente un défi pour la coordination intergouvernementale, car il s’agit d’atteindre l’équilibre entre les politiques et les besoins de l’ensemble du Royaume-Uni, et ceux des diverses nations et régions constituantes.

Le gouvernement central doit veiller à cette question d’équilibre. La dévolution asymétrique réduit l’étendue d’une coordination significative entre les gouvernements en dévolution étant donné qu’ils n’ont pas forcément les mêmes pouvoirs pour traiter les enjeux qui les concernent tous. Au contraire, l’asymétrie favorise un ensemble d’accords de coordination bilatérale entre le « centre » d’un gouvernement central et les « rayons » de sa dévolution. Le centre ne semble pas vraiment agir selon ce rôle de « centre ».

Lorsqu’on a demandé à un ministre du Royaume-Uni de quelle façon la recherche universitaire pouvait faire progresser la politique sur la dévolution, il a répondu : « Nous voulons que vous nous disiez à quoi sert tout cela. »

En effet, jusqu’à maintenant, personne n’a précisé quelle doit être la vocation du Royaume-Uni dans son ensemble. Quel doit être le rôle du centre? Comment ce centre doit-il être lié aux territoires? Comment les parties doivent-elles se rejoindre pour former un tout? La dévolution asymétrique en est peut-être une d’adaptation; mais au Royaume-Uni, elle s’est avérée fragmentaire, composée de différentes réformes préparées par différents ministères, et ceci sans coordination ni logique globales.

Le centre pourrait définir quelles sont les obligations communes qui lient les parties du Royaume-Uni les unes aux autres. Il pourrait tenter de définir ce que tous les citoyens du Royaume-Uni souhaiteraient en termes de services publics, et pourquoi certaines parties du Royaume-Uni pourraient maintenant être à même de concevoir leurs propres services publics dans certains domaines. Autrement dit, le centre pourrait non seulement ouvrir les possibilités de la dévolution mais également en préciser les limites.

Ce n’est pas ce qui se produit à l’heure actuelle. Le centre tend plutôt à adopter un rôle de « laissez-faire », en composant avec les enjeux au fur et à mesure qu’ils se présentent, et en s’appuyant sur la capacité des fonctionnaires de se « tirer d’affaire » en réglant les problèmes cas par cas.

Dans les conditions de la dévolution asymétrique, cette stratégie est risquée. Elle ouvre la voie à des pressions centrifuges d’émulation et à une certaine instabilité. S’il y a un but principal à la dévolution, c’est de rééquilibrer le Royaume-Uni afin qu’il soit mieux en mesure de composer avec les différences territoriales.

Le gouvernement du Royaume-Uni semble avoir oublié que tout en rééquilibrant, il doit en même temps agir comme contrepoids.

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003