Les politiques fiscales et l’économiechancelante des États-Unis fragilisent le tissu fédéral

Quand le gouvernement fédéral tente de réduire les impôts en même temps qu’il s’adonne à la guerre, il accule les états au pied du mur.

PAR ROBERT AGRANOFF

La guerre en Irak et la lutte internationale contre le terrorisme ont relégué au second plan un problème économique national qui va au cœur même du régime fédéral américain.

À l’échelle fédérale, l’administration Bush a proposé d’importantes réductions d’impôt pour stimuler l’économie, ainsi qu’un retour au déficit budgétaire et la réorganisationdes régimes de soins de santé. À l’heure actuelle, les états font face à un déficit conjoint de 30 milliards de dollars et à un déficit anticipé de quelque 82 milliards de dollars dès l’exercice financier de juillet prochain. Puisqu’en vertu de leur constitution, la quasi-totalité des états n’ont pas le droit d’accuser de déficits budgétaires, leur seul recours consiste à réduire les services et à hausser les impôts.

Les politiques fiscales des états sont étroitement liées aux mesures d’imposition et de dépense fédérales, et les gouvernements d’état doivent absorber les coûts afférents aux programmes fédéraux. Voilà pourquoi les gouverneurs

d’état réclament l’aide du fédéral.

Jusqu’à maintenant,

L’administration Bush

l’administration Bush a choisi une autre voie. espère que les faibles

À la base, le plan de taux d’intérêt et les stimulation économique

grands déficits

du président Bush mise sur des réductions fiscales budgétairesde 695 milliards de dollars

donneront un élan

étalées sur dix ans, y compris l’élimination de majeur à l’économiel’impôt sur les profits de

chancelante des

dividendes, l’accélération des réductions de taux États-Unis. d’imposition déjà légiférées et la mise en œuvre permanente des réductions d’impôt « temporaires » accordées en 2001. L’administration estime que les recettes fédérales devraient diminuer de quelque 1,8 trillion de dollars d’ici 2013. Dans le passé, un tiers environ du budget fédéral servait à payer les programmes discrétionnaires nationaux (l’éducation, les services aux personnes handicapées, le logement, le transport), un autre tiers était alloué aux programmes sociaux (le régime de pensions ou « social security », ainsi que Medicare et Medicaid, deux programmes d’assurance maladie) et le dernier tiers était consacré à la défense. Compte tenu de la situation internationale actuelle, il

Robert Agranoff est professeur et doyen associé émérite à la School of Public and Environmental Affairs, de l’université Indiana – Bloomington. Il est aussi président du comité de recherche « Fédération et fédéralisme comparés » de l’Association internationale de science politique.

est peu probable qu’on réduise le budget de la défense. Le gouvernement fédéral cherche donc à économiser ailleurs et mise sur un déficit actif. L’administration Bush espère que les faibles taux d’intérêt et les grands déficits budgétaires donneront un élanmajeur à l’économie chancelante des États-Unis.

Les modifications fiscales fédérales ébranlent les états

Plusieurs mesures fédérales récentes ont eu des répercussions fiscales importantes sur les états, y compris l’abrogation de l’impôt fédéral de mutation par décès. Jusqu’ici, quelque 35 états se prévalaient d’une disposition de « ramassage », c’est-à-dire que l’impôt perçu sur les successions ou les héritages constituait un

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003

paiement perçu sous forme de crédit contre paiements fédéraux, une source de recettes de quelque 6 milliards de dollars en 2000 au profit des états. L’abrogation fédérale signifie que les états doivent « découpler » leurs recettes et adopter de nouvelles lois fiscales, à défaut de quoi ces recettes disparaîtront d’ici 2004.

La plupart des états qui perçoivent des impôts utilisent la définition fédérale de revenu brut ajusté pour simplifier leurs opérations. L’élimination prévue de l’impôt fédéral sur les gains en capital éliminerait automatiquement

Gray Davis, gouverneur de la Californie : «La récession nous a fait basculer dans le rouge. »

l’impôt des états dans ce secteur. Puisque les obligations locales et étatiques ne sont pas imposables au fédéral, les états peuvent effectuer des emprunts à taux réduit pour financer leurs programmes d’investissement. Si on abolit l’impôt sur les gains en capital des sociétés, il deviendra moins avantageux d’investir dans les obligations des états et les taux d’emprunt des états augmenteront. Selon le Center on Budget and Policy Priorities, un organisme hautement respecté, onze des mesures de réduction d’impôt envisagées par l’administration priveront les états de recettes pouvant aller jusqu’à 64 milliards de dollars au cours des dix prochaines années.

Entre 1990 et 2001, l’économie florissante a engendré une hausse de plus de 5 pour cent des dépenses générales annuelles des états, deux fois le taux d’inflation et plus vite que les dépenses fédérales. Les états ont pu élargir des programmes très coûteux comme l’éducation et Medicaid, ainsi que l’admissibilité à plusieurs programmes sociaux, tout en réduisant les impôts. Le déficit actuel ne tient pas uniquement au ralentissement de l’économie mais au déclin des marchés boursiers et à la hausse des coûts de santé. Au cours de l’exercice prenant fin le 30 juin 2002, les recettes fiscales ont été nettement inférieures à ce que l’on prévoyait. Les recettes de la taxe de vente s’établissaient à 147,6 milliards, soit 3,2 pour cent de moins que les projections; celles de l’impôt sur le revenu des particuliers à 187,7 milliards, une baisse de 12,8 pour cent; et celles de l’impôt sur les sociétés à 21,6 milliards de dollars, soit 21,5 pour cent de moins que les estimations.

On a déjà procédé, sans grande difficulté, à une première ronde de coupures uniques et de remaniements budgétaires. En outre, les réserves d’urgence et les fonds en fiducie résultant des règlements avec les fabricants des produits du tabac sont à plat. Comme la majorité des états, une fois que la Californie aura rempli ses obligations face aux districts scolaires, aux collèges et universités, aux gouvernements locaux et aux fournisseurs de soins de santé, elle aura dépensé plus des trois quarts de son budget. Selon Gray Davis, gouverneur de la Californie, seulement 18 des 79 milliards de dollars du budget de 2003 serviront à financer les programmes et les sociétés d’état, hormis les fonds déjà engagés. L’état devra composer avec un déficit de 35 milliards de dollars qu’il n’arrivera évidemment pas à combler en effectuant des coupures marginales ici et là. De fait, seuls trois états, soit le Nouveau-Mexique, l’Arkansas et le Wyoming, s’attendent à équilibrer leurs finances l’an prochain.

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Oregon, l’année scolaire a été écourtée d’un mois. Quarante-neuf états et le district de Columbia ont sabré dans Medicaid, en plus de limiter ou d’éliminer la couverture dentaire, les services d’ergothérapie et de physiothérapie, et de réduire le financement des soins de longue durée. Près de la moitié des états songent à augmenter les taxes, particulièrement sur les cigarettes et l’alcool.

La question de Medicaid n’était pas la seule à inquiéter les gouverneurs lors de leur dernière réunion. Selon eux, trois autres programmes de mandat fédéral posent de grands défis en raison de leur sous-financement. Le premier défi a trait aux programmes de sécurité territoriale dont les gouvernements des états et les gouvernements locaux assument la plupart des frais de mise en œuvre. Le budget de 3,5 milliards de dollars mis de l’avant par l’administration fédérale ne représente qu’une fraction du coût réel. Le second défi tient aux besoins éducatifs spéciaux des enfants handicapés. Le gouvernement fédéral s’est engagé à verser 40 pour cent du coût de ces programmes mais n’a fourni, dans les faits, que 17 pour cent. Le troisième défi concerne la loi sur l’éducation « No Child Left Behind ». Ici, les gouverneurs affirment que le budget n’équivaut qu’à la moitié des sommes promises. Les états se disent très frustrés par les règles fédérales sur la vérification et l’imputabilité qui restreignent les politiques des états tout en intensifiant les frais. Le coût total de ces trois programmes s’établit à 21 milliards de dollars. Les gouverneurs espèrent que le Congrès fédéral acceptera de financer au moins la moitié de cette somme.

Comment devenir une priorité pour Bush?

Les coûts mandatés par le fédéral et les coûts des programmes, ainsi que l’influence des politiques fiscales fédérales, poussent de plus en plus les gouverneurs et les responsables d’associations étatiques et locales à s’adresser directement au président et aux membres du Congrès pour réclamer un redressement de la situation. D’habitude, les gouverneurs n’organisent pas de séances de négociation officielles avec le président, comme cela se fait au Canada et en Australie lors des conférences des premiers

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ministres. Et contrairement à l’Espagne, où les présidents régionaux débattent périodiquement des enjeux des communautés autonomes devant le Cortes et ont le pouvoir de présenter des lois, les gouverneurs américains doivent compter sur la National Governors Association, sur d’autres associations représentatives des états, sur les membres de leur personnel et sur les lobbyistes pour revendiquer en leur nom.

À deux reprises, on a organisé des « sommets du fédéralisme » avec les gouverneurs et les associations législatives des états. Lors du premier, en 1995, les états exploraient des façons de mieux contrôler, voire de bloquer certaines mesures fédérales et de faire appliquer le Dixième amendement de la Constitution, qui accorde des pouvoirs aux états. Le deuxième sommet, qui se déroulait en 1997, portait sur les mandats et les droits de préemption fédéraux. Il en résultait un plan en onze points visant à promouvoir un partenariat entre le fédéral et les états. On y formulait des recommandations pour que le Congrès justifie son autorité constitutionnelle de promulguer une loi quelconque, pour limiter et préciser les droits de préemption du fédéral quant aux lois des états et aux règlements fédéraux, pour rationaliser le financement global et pour abolir les conditions à l’aide fédérale sans rapport direct avec les motifs de cette aide.

Ce programme intergouvernemental fait ressortir les doléances des états et encadre stratégiquement leurs assemblées nationales et leurs activités de lobbying. Les réductions de dépenses et d’impôt envisagées par Bush, et que le Congrès modifiera sûrement d’une façon ou d’une autre, confirment que si chaque gouvernement mène sa propre barque, tous sont soumis aux mêmes vents et marées. Les états réclament un dédommagement, compte tenu du nombre croissant de mesures nationales qui affectent leurs finances et leurs programmes, dont plusieurs leur ont été imposés, au départ, par Washington.

Une période difficile exacerbée par un financement épuisé ou réduit

Si la situation ne menace pas la fédération américaine comme telle,elle n’en ébranle pas moins la structure. À l’instar de la plupart des fédérations du monde, la force combinée des communications, de l’industrialisation, des programmes de l’état providence, jointe aux interconnexions internationales et mondiales, ont contribué à rapprocher les gouvernements étatiques et locaux dugouvernement central des États-Unis.

Comme c’est le cas dans la plupart des fédérations, on remarque également que les mesures de centralisation au niveau du gouvernement central sont souvent contrebalancées par des modes quelconques de décentralisation à l’échelle du régime. Mais quand l’heure est grave, comme c’est le cas en raison des menaces actuelles à la sécurité territoriale, le ralentissement économique et la nécessité de financer la guerre, les frais inhérents exercent d’inévitables pressions sur les systèmes à paliers multiples. Quoique les états aient contribué à leurs circonstances présentes en prenant certaines décisions face aux dépenses et aux réductions d’impôt dans les années 1990, une grande part du blâme rejaillit sur le gouvernement fédéral. Voilà pourquoi les états exigent aujourd’hui un redressement fiscal.

En cette période économique difficile, le sous-financement ou l’absence de financement mettent à rude épreuve les relations fédérales-étatiques, discrédite la valeur ajoutée d’une présence fédérale dans l’arène des politiques étatiques, et affaiblit la capacité des états de répondre à leurs besoins et de produire des budgets équilibrés, comme l’exige la Constitution. Si ces conditions persistent, il se pourrait bien qu’on doive « retisser » d’une façon quelconque la toile fédérale en y apportant des changements qui repositionneront les états au sein du régime fédéral américain.

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003