POINT DE VUE

La fédération vénézuélienne centralisée : une antinomie politique?

PAR ALLAN R. BREWER-CARÍAS

Allan Brewer-Carías, spécialiste du droit administratif et constitutionnel, est professeur à l’université centrale du Venezuela. Dans un gouvernement antérieur du Venezuela, il a été ministre d’État pour la décentralisation. Les opinions et les idées exprimées ici sont les siennes, non celles du Forum des fédérations. Il est l’auteur du chapitre sur le Venezuela dans le Guide des pays fédérés 2002, publié chez McGill-Queen’s University Press.

Une fédération est d’abord et avant tout un mode de gouvernement décentralisé dans lequel les pouvoirs publics sont partagés de façon territoriale entre le gouvernement fédéral, les unités constituantes et les administrations locales. Ce n’est pas un simple cadre constitutionnel conçu pour décentraliser le pouvoir, cet objectif étant réalisable par d’autres formes de gouvernement régional.

Les concepts de fédération et de décentralisation politique sont toutefois intimement liés, à tel point que, sur les plans constitutionnel et politique, l’expression « fédération centralisée » est une antinomie.

Même si, depuis 1811, le Venezuela est gouverné selon le mode fédéral, surtout depuis la ratification de la Constitution de décembre 1999, le pouvoir politique y est centralisé, et les grands principes fédéraux y sont relégués aux oubliettes.

On peut soutenir avec force que, dans une fédération, les unités constituantes doivent jouir d’une mesure importante d’égalité politique. Vu les différences dans le développement économique et le nombre d’habitants des unités constituantes, l’une des rares institutions où celles-ci peuvent profiter d’un traitement égal est la chambre haute fédérale ou Sénat, où chaque unité jouit de la même représentation et participe de la même façon aux affaires nationales. Au Venezuela, toutefois, et pour la toute première fois de son histoire, la Constitution de 1999 a supprimé le Sénat de même que l’organisation bicamérale du pouvoir législatif. La Constitution a remplacé le Congrès par une assemblée nationale où la prépondérance choquante des états les plus peuplés fait entorse au principe d’égalité.

En effet, il faut donner aux unités constituantes d’une fédération l’occasion de participer directement à la conduite des affaires nationales, tout particulièrement lorsqu’elles affectent leurs intérêts. C’est la principale raison d’être des chambres hautes ou sénats. Toutefois, comme il n’y a pas de Sénat au Venezuela, la Constitution de 1999 crée expressément un moyen de participation directe des états au processus de négociation et d’approbation de la législation nationale par l’Assemblée nationale.

La Constitution impose à l’Assemblée nationale l’obligation de consulter formellement les états, par l’entremise de leurs conseils législatifs, avant d’approuver des mesures législatives susceptibles d’affecter leurs intérêts. Pourtant, et malgré cette disposition constitutionnelle explicite, au cours des trois dernières années, l’Assemblée n’a tenu aucun compte des états lors de l’adoption de lois nationales qui pouvaient les toucher. Pourtant, c’est particulièrement au cours de cette période qu’elle a adopté des lois ayant une incidence importante sur les intérêts des états sans la moindre participation des autorités des états.

L’Assemblée nationale réglemente les législatures des états

Le fédéralisme suppose aussi la garantie constitutionnelle de l’autonomie des unités constituantes à l’endroit du gouvernement fédéral, et, normalement, doit protéger les états dans l’exercice de leurs compétences contre l’ingérence d’organismes fédéraux.

Cette autonomie sous-entend le pouvoir des unités constituantes d’organiser et d’exécuter leurs compétences dans le cadre de la constitution fédérale sans ingérence fédérale, sauf par révision judiciaire de la Cour suprême ou du tribunal constitutionnel. C’est pourquoi les unités constituantes sont souvent habilitées à modifier leur propre constitution et à légiférer pour fixer les règles d’organisation et de fonctionnement de leurs compétences législatives, exécutives et judiciaires.

Au Venezuela, le pouvoir judiciaire a toujours été centralisé au niveau fédéral. De plus, la Constitution de 1999 limite la compétence des états à organiser leurs processus législatifs (conseils législatifs). Pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle du Venezuela, elle a habilité l’Assemblée nationale à légiférer pour fixer les règles d’organisation et de fonctionnement des législatures des états, limitant ainsi la compétence constitutionnelle de ces dernières à organiser leurs propres affaires. De plus, l’Assemblée nationale a approuvé une loi fédérale fixant les règles de nomination, par les états, du chef du bureau de vérification des comptes, qui fait pourtant partie de la structure constitutionnelle des états. Ainsi, l’autonomie des unités constituantes, principe au cœur du fédéralisme, a été beaucoup réduite.

Quand il est question d’argent…

Enfin, la survie même d’un régime fédéral dépend du partage constitutionnel du pouvoir d’imposition entre les gouvernements fédéral et étatiques, afin de garantir aux états un minimum de recettes, et de réduire leur dépendance budgétaire à l’endroit du gouvernement fédéral.

C’est pourquoi les unités constituantes des fédérations jouissent presque toujours d’un certain pouvoir d’imposition.

Selon la Constitution de 1999, cependant, les états ne détiennent aucun pouvoir d’imposition qui leur soit propre. Ils n’ont qu’un pouvoir d’imposition limité, et ce, seulement si, et quand, le gouvernement fédéral consent à le leur céder : jusqu’à

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003

1614 habitants par

Venezuela : Faits et chiffres administration locale

(commune ou municipalité); Allemagne; 2333, en Suisse;

Nombre et type d’unités constituantes 23 états, 1 district fédéral, 1 dépendance fédérale

7156, en Italie; 3872, aux États-Retenons aussi que, dans ces

Chef de gouvernement Président : Hugo Rafael Chávez Fríaz (1999/2000), Movimiento Quinta question du rapport entre les República (MVR). Le président nomme les membres du Cabinet

administrations locales et le

(Conseil des ministres).

maintenant, cela ne s’est pas encore produit. Les états dépendent donc entièrement des recettes que leur attribue le gouvernement fédéral, dont certaines, prévues par la Constitution de façon relativement fixe, leur sont destinées en théorie. Malgré tout, le transfert effectif des sommes dues à tel ou tel état est souvent retardé par représailles parce que le gouverneur n’appartient pas au parti du président.

De surcroît, sans en avoir l’autorité, le gouvernement fédéral a écoulé des recettes destinées à être mises en réserve dans un fonds national macroéconomique – un fonds qui appartient aux états.

Déficit démocratique?

Les concepts de fédération et de décentralisation sont aussi en grande partie liés à la démocratie. Dans toutes les démocraties du monde occidental, l’organisation du gouvernement est politiquement et constitutionnellement décentralisée d’une façon ou d’une autre (selon le mode fédéral ou le mode régional). La décentralisation est caractéristique des démocraties – il n’existe pas d’autocraties décentralisées. Par conséquent, il faut tenir pour antidémocratique tout projet visant à centraliser le pouvoir dans une fédération démocratique. Depuis trois ans, malheureusement, c’est la tendance politique générale au Venezuela, où le plan d’action principal du gouvernement fédéral consiste à centraliser sans permettre une vraie participation politique.

Outre la consultation par voie de référendums et autres mécanismes de démocratie directe, la décentralisation est l’instrument le plus efficace pour assurer la participation réelle de l’électorat au processus politique. Dans ce contexte, il faut des instruments de gouvernement local à la fois efficaces et représentatifs. Le nombre de personnes par unité constituante en donne une mesure. En France, par exemple, on compte environ nombre d’habitants est fondamentale.

D’habitude, plus il y a plus

d’entités locales dans un pays,

plus elles se rapprochent des

citoyens et des organismes

communautaires. Il en résulte

non seulement une démocratie plus authentique et plus efficace sur le plan de la participation politique, mais aussi un accroissement de la vigueur et de la responsabilité à l’endroit des citoyens de la part des gouvernements de niveau « intermédiaire » (états, provinces, etc.).

En contraste, par rapport à la décentralisation locale que pratiquent généralement les fédérations solidement démocratiques, au Venezuela – malgré un engagement constitutionnel – les administrations locales sont si éloignées des citoyens et de leurs organismes communautaires qu’elles ne fonctionnent pas comme outil démocratique pour renforcer la participation politique. À titre de comparaison, au Venezuela, dont le territoire est deux fois celui de la France, on ne compte que 338 conseils municipaux élus, et, en moyenne, 71 006 habitants par administration locale!

Cette situation amoindrit considérablement toute possibilité réelle de participation politique à la base; en règle générale, c’est pourtant au niveau local que cette participation se développe le mieux.

La Constitution de 1999 définit expressément la décentralisation comme « politique nationale pour renforcer la démocratie en rapprochant le pouvoir du peuple, et pour améliorer les conditions de la pratique démocratique et de la réalisation efficace des missions publiques » (article 158). Pourtant, ces trois dernières années, la pratique montre que la politique nationale a été marquée au sceau de la centralisation progressive du gouvernement sans développement réel des administrations locales.

En conséquence, le fédéralisme au Venezuela a été reporté à plus tard, et, dans le cadre de cette antinomie qu’est une fédération centralisée, la démocratie en a été affaiblie.

Fédérations vol. 3, no 2, mai 2003