Tournant dans la politique argentine : une étonnante élection présidentielle

Sans mandat électoral clair, Néstor Kirchner recherche une coopération fédérale-provinciale ainsi que des partisans au sein du nouveau Parlement.

PAR GABRIEL PURICELLI

L’accession de Néstor Kirchner à la présidence de l’Argentine, le 25 mai dernier, a mis fin à une période de profonde crise politique au pays, qui avait débuté un an et demi plus tôt, et qui s’était poursuivie jusqu’aux élections présidentielles. La victoire de Kirchner survient au terme d’une série de spectaculaires « premières » en politique argentine : Kirchner a « gagné » la présidence en dépit d’une seconde place lors d’un unique scrutin avec seulement 22 pour cent du vote populaire. En se retirant de la course au second tour, le candidat en tête, l’ancien président Carlos Menem, a empêché Kirchner de recueillir une majorité des voix ainsi que le solide mandat électoral qu’il aurait sûrement obtenu (cf. Tableau 1). Sa nouvelle administration doit maintenant faire face à des défis fondamentaux, et il semble bien que l’Argentine ne soit pas encore délivrée de son instabilité politique.

Kirchner doit prendre en main les énormes problèmes économiques de sa nation, notamment le renforcement nécessaire de la reprise économique naissante, la lutte contre un taux de chômage extrêmement élevé et la réorganisation de la dette extérieure auprès de créanciers privés. Dans son discours inaugural, le président a indiqué qu’il travaillerait également à établir des

normes fédérales au niveau des systèmes d’éducation provinciaux et qu’il adopterait une nouvelle loi fédéraleprovinciale sur le partage des recettes. Le succès

de son programme – pour le moins ambitieux – et celui de son administration dépendront des négociations fédéralesprovinciales de même que du résultat d’autres élections d’ici la fin de l’année.

Début d’une crise

La longue crise politique et économique qu’a connue la République argentine (17 mois) s’est déclenchée le 20 décembre 2001 au moment où le président Fernando De la Rua s’est brutalement désisté de ses fonctions. Son départ saisissant a provoqué une tornade d’événements en une seule semaine : départ prématuré d’un président élu suivi de quatre remplacements, arrêt des paiements de la dette publique et dévaluation monétaire. Ces développements politiques ont suscité des protestations publiques, déclenchant des répressions gouvernementales qui ont causé la mort d’une trentaine de personnes. C’est sans compter les pertes individuelles qui se chiffrent à des millions de pesos suite à des pillages massifs dans le centre de grandes villes du pays.

Gabriel Puricelli, sociologue argentin, travaille en tant qu’analyste politique et économique à Buenos Aires.

Cette explosion de violence a ouvert la voie à l’établissement d’une administration temporaire dirigée par Eduardo Duhalde, un sénateur ayant appartenu au parti qui a perdu les élections présidentielles de 1999 contre De la

Néstor Kirchner, le

Rua. Les quelques mois de

nouveau président de

l’administration Duhalde ont été

l’Argentine.

marqués par un soulèvement social mené par les détenteurs d’obligations à terme fixe : ces obligations étaient à l’origine en dollars américains, mais le gouvernement argentin les a remboursées aux investisseurs en pesos argentins après la dévaluation monétaire. Au même moment, une foule de chômeurs en colère ont manifesté et perturbé le trafic sur les routes et les autoroutes du pays.

Dette et provinces

En Argentine, la dette publique est si considérable qu’elle représente un défi fondamental pour tout nouveau

gouvernement. Lors de l’administration précédente, à l’époque de Menem, soit de 1989 à 1999, cette dette a augmenté de façon exponentielle, atteignant un total de 123 pour cent et se chiffrant à 146 milliards de dollars (US). Et il ne s’agit là que de la dette du gouvernement fédéral; la dette totale est bien plus importante, la plupart des 24 composantes de la fédération argentine ayant également de

graves problèmes financiers. Au cours de ladite période, cette dette combinée est passée de 15 milliards à 37 milliards de dollars (US). Le Fonds monétaire international (FMI) s’est alors vu dans l’obligation d’examiner attentivement non seulement le bilan du gouvernement fédéral (le seul directement relié au Fonds), mais aussi les bilans des provinces.

L’absence d’une loi fédérale-provinciale sur le partage des recettes (qui, en vertu de la Constitution de 1994, aurait dû être approuvée avant la fin de 1996) a aggravé la tension. Les frictions entre l’administration fédérale et les provinces se sont en effet accentuées lorsque le FMI a exigé le partage des ajustements fiscaux. Puis, en 1999, lorsque le gouvernement fédéral a été repris par un parti politique différent de celui qui administrait la majorité des provinces, les relations fédéralesprovinciales se sont dégradées. Au cours du mandat de De la Rua, les tensions fédérales-provinciales ont provoqué une compétition intense et continue. Les gouverneurs, péronistes pour la plupart, se sont opposés plus nettement à l’administration du Parti radical que les législateurs de leur propre parti ne l’ont fait au sein du Parlement de la nation.

Les relations fédérales-provinciales se sont améliorées lorsque le péroniste Duhalde a remplacé De la Rua, non seulement en

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003

raison de couleurs politiques semblables, mais aussi grâce à l’amélioration de la performance fiscale aux deux niveaux de gouvernement suite à la dévaluation de la monnaie.

Kirchner et la division au sein du péronisme

Néstor Kirchner, l’un des gouverneurs péronistes, s’est installé à Buenos Aires pour diriger le gouvernement fédéral. En dirigeant le gouvernement provincial de Santa Cruz, Kirchner a acquis une grande perspicacité, et comprend fort bien la dynamique des relations fédérales-provinciales. Bien que la situation à laquelle il doit maintenant faire face soit moins grave qu’elle ne l’était, la nouvelle scène politique fédérale n’est pas sans soulever des questions au sujet du futur comportement des gouverneurs dans le cadre de leurs relations avec la présidence.

Depuis la fondation, en 1946, du Parti péroniste en Argentine, ses candidats ont toujours presque exclusivement dirigé le pays. Or, au cours des élections du 27 avril, le parti a été divisé entre trois candidats : Kirchner (vainqueur des élections), Menem (ancien président) et Adolfo Rodríguez Saá (ancien gouverneur de San Luis). Cette scission, ainsi que l’extinction virtuelle du radicalisme, idéologie de l’autre parti traditionnel, ont contribué à former un portrait électoral assez fragmenté. Dix points seulement séparaient le candidat en tête, Menem, d’Elisa Carrió, représentante progressiste, qui occupait la cinquième place. Il est trop tôt pour affirmer si ce nouveau scénario politique constitue un changement permanent au sein du système politique ou s’il n’est que passager. Le péronisme pourrait facilement se réunifier grâce au leadership du nouveau président; mais l’émergence de trois différents partis possédant de solides attaches régionales pourrait aussi renforcer la division du péronisme. Plus que jamais dans l’histoire

démocratique de l’Argentine, les tendances électorales des citoyens se dessinent sur une carte politique très fortement marquée par le soutien régional accordé aux différents candidats (cf. Tableau 2).

La décision de Menem de se retirer au second tour

Tableau 2 : Pourcentage de voix en faveur

des candidats péronistes
Candidat Région Provinces Régional (%) Fédéral (%)
Kirchner Patagonie (Sud) Terre de Feu, Santa Cruz, 47,43 22,24
Chubut, Río Negro, Neuquén
Menem Nord-Ouest La Rioja, Catamarca, Salta, 45,24 24,45
Jujuy, Tucumán

Rodríguez Saá Cuyo San Luis, Mendoza, San Juan 53,28 14,11

(Centre-Ouest)

(lequel était prévu le 18 mai) constitue une première dans l’histoire mondiale du scrutin : on n’avait jamais vu un candidat se retirer au second tour après avoir gagné au premier. Indéniablement, ce départ était destiné à affaiblir la légitimitédu mandat de Kirchner. À la lumière des sondages, Kirchner devait battre Menem à plate couture, avec 71 pour cent sinon 79 pour cent des voix, lorsque son adversaire décida d’abandonner. Cette décision pourrait marquer la fin de la longue carrière politique de Menem, qui, à 72 ans, ne peut entretenir d’espoirs véritables sur une éventuelle candidature en 2007.

Le cas de Rodríguez Saá, qui a dix ans de moins que Menem, est bien différent étant donné qu’il ne subit pas l’impopularité qui a poussé Menem à se retirer de la course. Si Rodríguez Saá conserve un soutien significatif, alors le péronisme demeurera divisé.

Diriger une province ou un pays

Le fait d’être à la tête d’un gouvernement provincial constitue un important tremplin pour les candidats d’allégeance péroniste : Kirchner et Rodríguez Saá étaient en effet gouverneurs lorsqu’ils ont lancé leur campagne, de même que Menem lorsqu’il s’est présenté pour la première fois en 1989.

Contrairement à d’autres régimes fédéraux, les partis politiques argentins ont été structurés à partir du niveau national vers le bas. Ainsi, les branches provinciales de chaque parti sont autant de structures desquelles l’on peut s’élever vers des positions d’importance au niveau fédéral. Cependant, cette tendance semble être à la baisse, en particulier dans le cas de l’Union civique radicale (UCR), dont le candidat à la présidence ne recueille que 2,34 pour cent des voix. Ce parti continue de contrôler le gouvernement dans cinq provinces et constitue la seule opposition significative dans la plupart des autres districts. Même s’il ne retrouve pas un rôle fédéral pertinent dans les années à venir, sa présence provinciale demeurera vraisemblablement forte.

Ces élections ont également donné lieu à l’émergence d’une nouvelle force politique conservatrice. Elle s’appuie sur les assises d’une confédération exclusivement constituée de partis conservateurs provinciaux, lesquels servent de plate-forme à l’ancien radical Ricardo López Murphy, qui a obtenu 16 pourcent des voix. À partir d’une faction minoritaire de droite de l’ancien Parti radical, cet ancien ministre de l’administration De la Rua a combiné avec succès son attrait pour certains secteurs de la classe moyenne urbaine et l’organisation élaborée par ces partis basés dans les provinces.

Changements à venir pour le gouvernement fédéral

L’élection de Kirchner ne marque pas la fin des changements apportés au plan politique argentin. L’élection de la moitié de la Chambre fédérale des députés, et celle du tiers du Sénat fédéral sont en cours. Selon toutes probabilités, ces élections contribueront à la constitution de deux chambres au Parlement qui ressembleront davantage à la somme des géographies électorales de chaque province qu’à une véritable géographie

politique. Ce changement est dû au fait que chaque gouvernement provincial a le pouvoir de déclencher les élections des législateurs fédéraux de chaque district électoral (qui, en Argentine, concorde avec les provinces et le gouvernement autonome de la ville de Buenos Aires). Cette décision du gouvernement Menem

de 1990 a cherché à transférer les résultats politiques du niveau provincial (là où le parti de Menem était le plus fort) au niveau fédéral (là où les préférences électorales étaient de moins en moins favorables au péronisme).

Ironiquement, les efforts concrets pour décaler les dates électorales pour le Parlement fédéral iront sûrement à l’encontre des requêtes des citoyens qui avaient manifesté à la fin de 2001 et au début de 2002. Le slogan préféré du public était : « Allez-vous en tous », soit une volonté radicale de secouer l’élite politique. Une série d’élections de 24 districts facilitera les victoires électorales pour ceux qui dirigent actuellement les gouvernements provinciaux.

Quelle que soit la date de leur élection, la moitié des 257 représentants et le tiers des 72 sénateurs fédéraux siégeront le 10 décembre 2003. Les résultats affecteront la capacité de Néstor Kirchner de gouverner son pays jusqu’à la fin de son mandat en décembre 2007. Ses relations avec le nouveau Parlement détermineront, entre autres, comment il sera possible d’imposer une seule norme de qualité en éducation dans un pays composé de régions très différentes, et si le chemin vers un nouveau système fédéral-provincial de partage des recettes sera simple ou sinueux. Peu importe les forces ou réalisations de Kirchner au cours des quatre prochaines années, aucune de ses promesses ne dépendra uniquement de lui.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003