Le nouveau premier ministre du Québec a signalé que, malgré ses antécédents à titre d’ancien député et ministre fédéral, les tensions entre sa province et les autorités fédérales canadiennes ne sont pas sur le point de disparaître. En avril dernier, le Parti libéral de Jean Charest a remporté 76 des 125 sièges de l’Assemblée nationale du Québec, mettant ainsi fin à neuf années d’administration du Parti québécois. Les résultats électoraux au Québec ont conduit le gouvernement fédéral et le Canada anglais à pousser un soupir de soulagement.

Toutefois, une des principales questions figurant au programme du nouveau gouvernement libéral du Québec risque de l’opposer directement aux autorités fédérales d’Ottawa. Le premier ministre Charest et son nouveau ministre des Finances, Yves Séguin, font tous deux campagne pour corriger ce qu’ils estiment être le « déséquilibre fiscal » entre la province et le gouvernement fédéral. Bernard Landry, chef du Parti québécois, séparatiste, et premier ministre jusqu’à sa récente défaite électorale, résumait la situation comme suit : l’argent est à Ottawa, mais les besoins sont dans les provinces.

Selon David Perry, chercheur associé principal et économiste auprès de l’Association canadienne d’études fiscales, une société à but non lucratif dont la mission est de déterminer les paramètres d’un régime fiscal optimal pour le Canada, « le débat repose sur deux conceptions opposées de la nation, l’une centralisatrice, l’autre décentralisatrice. » Dans cette perspective, « la question consiste à déterminer quel ordre de gouvernement fixera la marche à suivre pour l’ensemble du pays. Manifestement, il y a une limite à ce que les Canadiens sont disposés à payer pour des services publics. »

Avant de s’engager dans la politique provinciale, Charest a été chef d’un parti d’opposition à Ottawa. Cette expérience pourrait s’avérer utile pour mener une vaste campagne à l’échelle nationale visant à redresser ce que les économistes appellent un « déséquilibre fiscal vertical ». Fédéraliste convaincant, Charest devrait réussir mieux que ses prédécesseurs à trouver des appuis au Canada anglais.

Perry croit que « Charest pourrait obtenir le ralliement des autres provinces. Le gouvernement fédéral ne pourra pas prendre à la légère le gouvernement du Québec comme il l’a fait dans le passé. Le fédéral et Charest sont unis dans un même désir de maintenir le pays intact. Le désaccord portera sur l’ampleur des fonds qui devraient être versés au Québec. Les provinces appuieront vraisemblablement sa position. »

Établie à Ottawa, Louise Gagnon est journaliste et publie de nombreux articles sur les questions d’intérêt médical.

Excédents fédéraux et endettement provincial

La notion de déséquilibre fiscal renvoie à la capacité inégale des ordres de gouvernement de prélever des recettes et de financer leurs dépenses. Ces dernières années, les autorités fédérales ont affiché des excédents tandis que beaucoup de provinces ont enregistré des déficits.

Lors de la Conférence annuelle des premiers ministres provinciaux en août 2002, ceux-ci ont déclaré que le déséquilibre fiscal limitait leur capacité de satisfaire les besoins des provinces en matière de soins de santé, lesquels figurent toujours au premier rang des priorités politiques dans les sondages d’opinions et correspondent au plus important poste de dépenses de programmes dans les budgets provinciaux. La part provinciale des dépenses de programmes au Canada est de 62 pour cent.

L’année dernière, les premiers ministres provinciaux et territoriaux ont demandé au Conference Board du Canada, un organisme de recherche économique indépendant, d’étudier la question du déséquilibre fiscal vertical. L’étude a conclu que les excédents du gouvernement fédéral étaient appelés à croître de manière constante au cours des deux prochaines décennies et qu’ils atteindraient presque 86 milliards de dollars. Par ailleurs, les provinces et les territoires seront obligés de restreindre davantage leurs dépenses pour éviter les déficits chroniques, lesquels pourraient atteindre 12,3 milliards de dollars lors de l’exercice financier 2019-2020.

Le Conference Board arrive à la conclusion que le gouvernement fédéral pourrait alors avoir presque entièrement remboursé sa dette et afficher chaque année des excédents budgétaires, tandis que le total des dettes provinciales/ municipales aurait augmenté de 54 pour cent, pour atteindre 386,9 milliards de dollars.

De son côté, le gouvernement fédéral soutient qu’il n’y a pas de déséquilibre fiscal puisque les administrations tant fédérale que provinciales/territoriales ont accès aux mêmes grandes sources de recettes : impôts sur le revenu personnel et sur les bénéfices des sociétés, et taxes de ventes.

Le ministre canadien des Affaires intergouvernementales rejette les conclusions du rapport du Conference Board en faisant valoir que ses auteurs ont pris pour acquis que le ratio des dépenses publiques au PIB demeurera constant au fil des ans. Par ailleurs, le ministère fédéral des Finances rappelle que l’on ne saurait considérer comme précises des prévisions de dépenses portant sur une période supérieure à deux ou trois ans.

Le débat latent sur l’équilibre ou le déséquilibre fiscal (tout dépend de la perspective de chaque ordre de gouvernement) est peut-être lié à un manque de transparence dans la gestion

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003

des affaires publiques : les contribuables ne savent pas toujours quel ordre de gouvernement finance tel ou tel programme.

Selon Finn Poschman, analyste principal auprès de l’Institut

C.D. Howe, à Toronto, un institut de recherche indépendant à but non lucratif qui diffuse des renseignements sur les politiques économiques et sociales, « les lignes de partage des responsabilités s’estompent lorsque plusieurs ordres de gouvernement interviennent dans les décisions en matière de fiscalité et de dépenses. » « C’est dans ce contexte », préciset-il, « qu’il convient de parler de déséquilibre fiscal. Ottawa pourrait percevoir moins d’impôts et laisser aux provinces plus d’espace pour prélever les leurs et financer les biens et services que leurs électeurs réclament. »

Poschman appuie sans réserve la suggestion de Charest concernant un transfert de points d’impôts du gouvernement fédéral aux gouvernements provinciaux, ce qui procurerait à ces derniers des ressources suffisantes pour s’acquitter de leurs obligations. Ministre du Revenu dans un ancien gouvernement libéral, Yves Séguin a été chargé par le gouvernement souverainiste du Parti québécois d’étudier la question du déséquilibre fiscal. La Commission Séguin a recommandé que la Taxe sur les produits et services (TPS), une taxe fédérale en vigueur depuis 1991, soit transférée du gouvernement fédéral aux provinces.

« Yves Séguin prétend qu’Ottawa n’est pas responsable », soutient Poschman. « Le Québec doit maintenant trouver des appuis pour le rapport et pour ses recommandations. Il doit créer une alliance politique et établir les modalités de fonctionnement de l’appareil fiscal. Les alliés naturels du Québec devraient être l’Alberta et l’Ontario. Nous nous retrouvons dans une situation où les autorités fédérales prélèvent manifestement beaucoup plus de recettes qu’il ne leur en faut. »

Croissance des dépenses provinciales

Harvey Lazar, directeur de l’Institut des relations intergouvernementales de l’université Queen’s, à Kingston, en Ontario, estime que

que l’on adopte sur la question du

ont mis en place un régime national

le Canada est déjà une des fédérations les

d’assurance-maladie reposant sur cinq

plus décentralisées au monde. Lazar craint

grands principes. Graefe croit que l’opinion

que le déséquilibre fiscal vertical ne soit un

obstacle à un régime de soins de santé

déséquilibre fiscal détermine la position

optimal au Canada et souligne qu’un

que l’on prend sur le caractère centralisé ou

système reposant sur une centralisation des

décentralisé du pays, sur la façon dont

recettes et une décentralisation des dépenses

celui-ci devrait être gouverné et sur les

comporte de nombreux avantages. Il croit

responsabilités de chaque ordre de

que Charest a la possibilité de forger des

alliances favorables, mais que la légitimité des doléances des provinces est parfois compromise par leurs propres politiques.

Selon Lazar, « la voie la plus sage que pourrait suivre Charest consisterait à créer une alliance avec les autres provinces pour légitimer leurs revendications concernant l’octroi d’un supplément de ressources fédérales. Si on réussit à créer une telle alliance, les revendications des provinces retiendront davantage l’attention d’Ottawa, mais il faudrait alors que celles-ci cessent de promettre des réductions d’impôts à leurs électeurs. Les efforts du Québec et des autres provinces visant à obtenir un transfert de ressources seraient plus fructueux s’ils abandonnaient cet aspect particulier de leur programme. Il pourrait également être plus facile pour le Parti libéral du Québec de s’entendre avec le prochain premier ministre fédéral qu’avec celui qui est actuellement en place. » Le fait que l’attention soit actuellement centrée sur la situation budgétaire et fiscale a pour effet d’élargir la portée du contentieux entre Québec et Ottawa. Bien que la question de la souveraineté oppose le Québec au Canada anglais, le déséquilibre fiscal oppose toutes les provinces au gouvernement fédéral.

Toutefois, selon William Johnson, ancien président d’« Alliance Québec », un groupe de défense des droits des anglophones dans cette province, l’approche de Charest pourrait avoir un effet boomerang. Johnson est journaliste et observe depuis longtemps la vie politique au Québec. Il craint que, malgré les profondes convictions fédéralistes de Charest, les Québécois en viennent à considérer les autorités fédérales comme rigides et inflexibles, ce qui renforcerait la position de ceux qui préconisent une séparation entre le Québec et le reste du Canada.

Johnson constate que les pressions incessantes en faveur d’un accroissement des pouvoirs fiscaux et des dépenses remontent à l’administration libérale qui présidait aux destinées du Québec au début des années 1960, et qui est à l’origine de la « Révolution tranquille ». Les Québécois avaient alors confié à l’État un rôle plus important dans les domaines de l’enseignement, des soins de santé, du développement économique et de l’aide sociale.

Une évolution à l’échelle internationale

La tendance vers une décentralisation plus poussée n’est pas propre à la réalité canadienne. On peut l’observer dans d’autres fédérations, comme en Suisse et en Belgique, et, à vrai dire, un peu partout dans le monde. La décentralisation se fonde sur une théorie selon laquelle les gouvernements infranationaux peuvent prendre des décisions plus éclairées en matière de dépenses.

Peter Graefe, chercheur à l’université McMaster, à Hamilton, en Ontario, observe que le gouvernement fédéral canadien prend des initiatives qui empiètent sur les compétences des

provinces, par exemple dans le domaine des

soins de santé, où les autorités fédérales

gouvernement.

« Une approche plus centralisée en matière

de gestion gouvernementale permet aux autorités fédérales de faire respecter les cinq principes de l’assurance-maladie », affirme Graefe, qui détient un doctorat en science politique de l’Université de Montréal. « C’est le gouvernement fédéral qui s’est autorisé à jouer un rôle dans les institutions culturelles nationales. La Constitution ne dit rien à ce sujet. »

Quant à la détermination de Charest de s’attaquer à cette question, Graefe pense qu’elle donnera aux nationalistes du Québec l’occasion de repenser leur programme et de radicaliser leurs exigences; et si Charest ne réussit pas à obtenir des concessions d’Ottawa, les sécessionnistes prétendront que la fédération est ingouvernable.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003