Fédéralisme indien et autodétermination tribale

Conflits interethniques et lutte pour la sécession ont conduit au transfert de pouvoirs à des conseils tribaux pour qu’ils protègent l’identité et la culture autochtones.

PAR HARIHAR BHATTACHARYYA

Le 10 février 2003, l’Inde signait un traité tripartite avec le gouvernement de l’Assam et la tribu des Bodos, une ethnie locale. Le traité devait mettre fin à une décennie de revendications de la part des Bodos pour le contrôle de leurs terres ancestrales. Le Conseil territorial du Bodoland était né, dernier avatar d’une série de mesures administratives destinées à redonner aux autochtones de la région du Nord-Est de l’Inde un droit de regard sur leur destinée.

Autonomie dans la région du Nord-Est

Véritable mosaïque ethnique, le Nord-Est a été littéralement coupé du reste de l’Inde par la création du Bangladesh. La région comprend sept états : l’Arunachal Pradesh, l’Assam, le Manipur, le Meghalaya, le Mizoram, le Nagaland et le Tripura. Patrie de quelque cinq millions d’autochtones (appelés les « tribaux » en Inde), cette région isolée et montagneuse est relativement sous-développée et pauvre. La diversité raciale, ethnique et religieuse qu’on y trouve alimente, en particulier chez les autochtones, le mécontentement et un extrémisme politique aspirant à la sécession. Les autochtones sont majoritaires dans quatre des sept états et en nombre significatif dans les trois autres (cf. tableau « Population tribale du Nord-Est de l’Inde »). Trois de ces états sont d’obédience chrétienne,tandis que deux autres sont d’anciens États princiers.

Constitution indienne et autodétermination autochtone

L’Inde prévoit certaines dispositions spéciales pour l’autodétermination des autochtones dans les annexes 5 à 7 de sa Constitution. Les plus significatives d’entre elles

– relatives à la délégation des pouvoirs – se trouvent à l’Annexe 6. Les éléments de cette Annexe qui favorisent l’autodétermination

Population tribale du Nord-Est suffisant pour assurer la défense de leurs droits culturels et territoriaux. Ce n’est

de l’Inde (1991)

qu’en 1982 que le Conseil du districtÉtats Population % des Nombre autonome du Tripura a été constitué, totale autochtones au de tribus avec pour mandat de gouverner sur plus

(en millions) sein de la pop. totale

Arunachal Pradesh 0,9
Assam 22,4
Manipur 1,8
Meghalaya 1,8
Mizoram 0,7
Nagaland 1,2
Tripura 2,8

Source : Census Report of India, 1991.

tribale comprennent l’exercice de certaines fonctions législatives, exécutives et judiciaires par les conseils de district autonome dans les domaines de l’aménagement des forêts, de l’agriculture, des projets communautaires, des coopératives, du bien-être social, de la planification rurale, du droit successoral, du mariage et du droit coutumier.

Harihar Bhattacharyya est conférencier et directeur du Département de science politique de l’université de Burdwan, au Bengale-Occidental, en Inde.

Migration massive

Les Bodos ont été encouragés dans leurs revendications par diverses expériences d’autodétermination autochtone menées dans le Nord-Est, notamment celle du Conseil du district autonome du Tripura (ADC). La nécessité d’un tel conseil s’est avérée plus pressante pour les autochtones de cet état, lequel, après des siècles de gouvernance tribale, s’est retrouvé cerné sur trois côtés par l’état du Bengale-Oriental (le Bangladesh actuel) lors de la partition de l’Inde en 1947. Le flot incessant de réfugiés hindous en provenance du Bengale porta la population de l’état à trois millions d’habitants en 1991, brisant l’équilibre démographique à la défaveur des autochtones, qui devenaient ainsi minoritaires sur leur propre territoire. S’ensuivit un climat de tension permanente entre les tribaux et les immigrants bengalis.

Les tribaux luttent pour la protection de leur identité depuis la

fin des années 1940. Bien que l’assemblée législative de cet état ait réservé un tiers des sièges aux représentants tribaux, cela n’était pas

79,0 10,8 31,2 80,5 94,3 88,2 29,0

des deux tiers du territoire.

101 Les nouveaux pouvoirs du 23

Conseil

28

L’autorité du Conseil s’étend à 68 pour

14

cent du territoire du Tripura et à 32 pour

05

cent de sa population. Cette dernière est

20

constituée à 77 pour cent d’autochtones,

18

le reste de la population étant constitué de membres de la caste inventoriée (jadis appelés « les intouchables ») et d’autres populations. On trouve des non

autochtones dans les territoires administrés par le Conseil, et des autochtones dans les autres territoires.

Trente membres forment le Conseil, deux d’entre eux devant être nommés par le gouverneur du Tripura et les 28 autres élus au suffrage universel. Vingt-cinq sièges sont réservés aux autochtones. Le Conseil agit en qualité d’autorité législative tenue de se réunir au moins quatre fois par année. Son président, élu parmi les membres pour un mandat de cinq ans, convoque et ajourne l’assemblée. Un comité exécutif est également nommé parmi les membres.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003

L’organe permanent du Conseil, tributaire de l’exécutif politique national, agit sous l’autorité d’un directeur, membre de l’administration indienne. Les principaux administrateurs sont responsables de services tels que le bien-être des populations autochtones, la santé, l’élevage et l’éducation. Dans une perspective de décentralisation, le Conseil a ouvert quatre bureaux régionaux chargés du développement et 27 bureaux sous-régionaux.

Au moment de sa création en vertu de l’Annexe 7 de la Constitution indienne, le Conseil avait très peu de pouvoirs. En 1985, le Conseil fut pour la première fois formé selon les principes de l’Annexe 6. Les élections qui s’ensuivirent ont toujours eu lieu dans un contexte multipartite, ce qui a permis au Parti communiste de l’Inde (marxiste) de diriger, aux termes de plusieurs élections remportées haut la main, sa propre coalition, composée de la gauche et du Front démocratique. Puis, en 2000, le Front des peuples indigènes du Tripura (IPFT), un parti tribal, obtint pour la première fois la majorité, remportant 18 des 28 sièges disponibles. L’actuel Conseil du Tripura offre un bel exemple de partage des pouvoirs, la coalition marxiste contrôlant l’administration étatique, tandis que le parti d’opposition, le IPFT, dirige le Conseil.

Réforme agraire, alphabétisation et emploi

En assurant le bien-être et le développement des autochtones, le Conseil s’est constitué comme le chien de garde institutionnel de leur identité. Au cours de son premier mandat, le Conseil a distribué 2946 acres de territoire tribal à quelque 3006 familles autochtones dans le besoin. Depuis 1986, le Conseil gère également les écoles primaires sur son territoire. De nombreux programmes de développement d’origine fédérale ou étatique sont en outre administrés par le Conseil, ce qui crée un ancrage institutionnel entre les trois paliers de gouvernement de l’Inde.

Sur le plan législatif, le Conseil a adopté 31 projets de loi de 1985 à 1992, dont le fameux projet de loi sur les comités de village qui devait favoriser une participation de la base aux activités du Conseil. Ce n’est qu’en janvier 1994, après de multiples remaniements qu’il a été adopté. La loi qui en résulte prévoit l’élection de quelque 434 comités de village sur le territoire du Conseil. Ces comités ne sont pas encore en place parce que certaines conditions préalables ne sont pas encore remplies.

Sur le plan financier, le Conseil fonctionne en grande partie au moyen de fonds attribués par les gouvernements d’état. En 1994-1995, par exemple, les avoirs propres du Conseil ne représentaient que huit pour cent de son budget, tandis que les autres 92 pour cent provenaient de l’état. Dans certains champs d’activités, la perspective de produire des revenus est plutôt limitée, bien que le Conseil ait réussi à amasser des milliers de roupies avec l’émission de licences commerciales. Trente-cinq mille personnes ont bénéficié de cette mesure d’émancipation dans les domaines de l’élevage et de la pêche.

Le Conseil constitue une protection institutionnelle pour les tribus menacées, comme le démontrent l’évolution démographique et les progrès de l’alphabétisation dans cet état. De 1981 à 1991, la population autochtone est passée de 28 à 31 pour cent de la population totale du Tripura, ce qui témoigne d’un sentiment de confiance et de sécurité au sein de la population. En 1981, à peine 23 pour cent des autochtones vivant à la campagne étaient alphabétisés; en 1991, cette proportion était passée à 39 pour cent.

Le Conseil représente une innovation institutionnelle majeure au niveau subétatique pour le soutien de l’identité tribale et le

Récents conflits dans le Nord-Est de l’Inde

Inde - Nord-Est (1979 - premières victimes du conflit) - Mise à jour : novembre 2002

« 2002 – Le conflit dans le Nord-Est de l’Inde a fait près de 1000 victimes cette année, malgré l’amorce de négociations de paix entre un certain nombre de groupes rebelles du Nord-Est et le gouvernement indien. »

-Armed Conflict Report 2002, du projet Ploughshares, un centre depaix œcuménique du Conseil canadien des Églises

Initiative communautaire d’entraide économique d’anciens rebelles

«Tihu, le 22 juin 2003 – Un nombre important de jeunes, hommes et femmes, de la région de Baska dans le nord du district de Nalbari, et plus particulièrement des villages de cette région près de la frontière entre l’Inde et le Bhoutan, ont offert de participer aux entreprises dans les domaines du commerce, de l’agriculture, des unités industrielles à petite échelle, et divers autres projets commerciaux fructueux… Selon une source administrative, 152 membres de divers groupes armés provenant de diverses parties de la région ont laissé tomber les armes pour se mêler aux gens «ordinaires » et s’adonner au travail autonome. »

-Northeast Times, Inde, 23 juin 2003

Au Tripura, 38 rebelles se rendent

« Jeudi, 38 rebelles de diverses allégeances ont rendu les armes au quartier général des Forces centrales de réserve de police (CRPF), à Agartala. »

« Agartala, 5 juin 2003 – Parmi eux, huit rebelles faisaient partie du Front national de libération du Tripura (NLFT), banni, et dirigé par Hemanta Debbarma, qui s’est rendu à Sukhjinder Singh, inspecteur général, et qui a déposé trois fusils de type AK… »

-Hindustan Times, Inde, 5 juin 2003

règlement des conflits ethniques. Bien que le Tripura ne se soit pas résolu de gaieté de cœur à céder certains pouvoirs au Conseil, il en a résulté un recul positif du mouvement sécessionniste dans cet état. Il ne faut cependant pas voir dans le Conseil une panacée pour les aspirations identitaires autochtones au Tripura. Le Conseil rencontre divers problèmes structurels et opérationnels dans la promotion d’une « autonomie significative ». Nul doute, toutefois, qu’il s’agisse d’un excellent début.

Des outils fédératifs au niveau local

Trois aspects de l’expérience des conseils méritent qu’on s’y attarde. D’abord, le fait qu’ils aient permis à d’anciens séparatistes de s’engager sur la voie démocratique de la gouvernance, réduisant ainsi la base sécessionniste dans les états. Ensuite, les élections se sont avérées d’excellents camps d’entraînement pour les aspirants leaders autochtones, les préparant à de plus hautes responsabilités. Les tribaux participent ainsi pleinement à la vie démocratique indienne. Enfin, les conseils agissent comme outils de fédéralisation au niveau subétatique.

Les conseils de district contribuent à divers degrés à sauvegarder une identité tribale menacée par l’immigration inter-étatique et l’afflux de sujets non-autochtones économiquement plus développés. Le succès des conseils dans des régions comme le Tripura servira d’exemple pour les Bodos qui débutent tout juste leur expérience de gouvernance décentralisée telle que prévue par la Constitution indienne.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003