Au Nigeria, une hausse salarialesoulève l’ire des travailleurs et des gouverneurs d’état

La tradition d’équité salariale chez les fonctionnaires attise les tensions au sein d’un régime fédéral qui lutte encore pour s’affranchir d’un long régime militaire.

PAR KINGSLEY KUBEYINJE

Après avoir tergiversé pendant plus de deux ans, le gouvernement fédéral du Nigeria a accepté d’accorder à 1,5 million de fonctionnaires une hausse salariale globale de 12,5 pour cent.

Mais pour la première fois, l’augmentation vise uniquement les fonctionnaires fédéraux. Les employés au service des gouvernements étatiques et locaux devront négocier directement avec leur employeur. Il reviendra à chaque instance gouvernementale d’établir s’il y a lieu ou non de hausser le salaire de ses employés ou de conserver la structure salariale actuelle.

Cette pratique déroge à la tradition car jusqu’ici, les fonctionnaires nigérians – aux niveaux fédéral, étatique et local – avaient toujours profité d’un traitement salarial équitable.

Une politique de « rémunération en fonction des moyens »

À l’échelle du pays, certains craignent déjà que la nouvelle politique de « rémunération en fonction des moyens » n’engendre des conflits et ne sème le mécontentement chez les ouvriers du Nigeria, puisque les fonctionnaires des gouvernements étatiques et locaux insisteront sûrement sur la parité salariale avec leurs homologues fédéraux.

Profitant de la Fête des travailleurs du 1er mai pour annoncer son intention d’augmenter le salaire des fonctionnaires fédéraux, le président Olusegun Obasanjo affirmait du même souffle que, même si son gouvernement avait tenu compte des revendications des employés, « il fallait faire des compromis ». « Je ne sais pas au juste comment, mais je peux vous affirmer que nous déploierons tous les efforts possibles pour réduire le gaspillage, l’incompétence et la corruption », ajoutait-il.

Les récentes hypothèses à l’effet que le gouvernement songe à réduire l’effectif dans un proche avenir semblent fondées. Puisque chaque année, le gouvernement fédéral dépense la part du lion du budget en salaires et en frais d’administration, il ne reste pas grand chose pour les dépenses en capital. « Nous avons presque épuisé nos recettes. En tant que gouvernement, nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour régler la situation. Mon objectif, c’est d’arriver à investir 25 pour cent des recettes gouvernementales dans des projets d’immobilisations afin que les frais généraux ne dépassent pas 75 pour cent du budget », affirme le président Obasanjo.

La dernière hausse salariale a été accordée en mai 2000. Un an à peine après son arrivée au pouvoir, le gouvernement

Kingsley Kubeyinje est rédacteur à la News Agency of Nigeria (NAN), une agence de presse appartenant au gouvernement fédéral du Nigeria. Il a également été correspondant de l’agence dans l’est et le sud de l’Afrique.

d’Obasanjo décidait de verser un « salaire de subsistance » à tous les fonctionnaires du pays, aux niveaux fédéral, étatique et local. Les hausses salariales accordées aux fonctionnaires

représentaient une augmentation des revenus de plus de 100 pour cent; le salaire minimum mensuel, qui s’établissait auparavant, en devises nigérianes, à 3500 naira (28 $ US) a alors grimpé à 7500 naira (60 $ US).

En plus de cette hausse, le gouvernement fédéral et les syndicats s’entendaient pour offrir une augmentation additionnelle de 25 pour cent en 2001, de même qu’une troisième augmentation de l’ordre de 12,5 pour cent en 2002.

Le gouvernement revient sur sa décision

Peu après l’entente de 2000, le gouvernement fédéral revenait sur sa décision et refusait d’accorder de nouvelles hausses salariales en 2001 et en 2002. Le gouvernement arguait que l’économie à industrie unique du pays ne pouvait accommoder une telle mesure (la vente de pétrole brut représente 90 pour cent des recettes en

devises étrangères du Nigeria).

Pendant deux ans, les négociations sont demeurées au point mort, le gouvernement refusant d’accorder toute nouvelle hausse de salaire. Les syndicats affirmaient qu’il fallait donner suite à l’entente de l’an 2000, compte tenu de la détérioration des conditions de vie des Nigérians dont le revenu par habitant avait chuté pour s’établir bien en-deçà de 300 $ par année, le plus bas taux des dernières années. Au sommet de l’impasse, le gouvernement niait même avoir accepté d’accorder des augmentations salariales en 2001 et 2002. Il faudra la publication du texte complet de l’entente de 2000 dans les grands quotidiens nationaux par le plus puissant regroupement syndical du pays, la confédération Nigeria Labor Congress (NLC), ainsi qu’une menace de grève nationale imminente avant que le gouvernement fédéral n’admette avoir conclu une telle entente. Le président Obasanjo acceptait d’accorder la dernière hausse quelques semaines seulement avant son assermentation pour un second mandat de quatre ans, soit le 29 mai 2003.

Même si la hausse salariale « géante » de 2000 faisait beaucoup de bien aux fonctionnaires fédéraux, elle posait d’énormes problèmes politiques et économiques aux 36 états et aux 774 conseils locaux du pays. De fait, il semblait acquis que ces derniers accepteraient « tout naturellement » de payer leurs trois millions d’employés au nouveau taux.

Les gouvernements étatiques et locaux étaient loin d’être ravis de la situation puisque l’allocation mensuelle totale que leur versait la fédération suffisait à peine à payer les nouveaux salaires.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003

L’héritage d’un régime militaire

Même si le Nigeria est une fédération, les longues années de régime militaire ont eu des effets néfastes sur la pratique du fédéralisme. La structure militaire hiérarchisée axée sur « le commandement et l’obéissance » permettait de gouverner lepays comme s’il s’agissait d’un État unitaire soumis à un pouvoir central puissant. Au cours du régime militaire – qui aperduré pendant 29 des 42 ans d’existence du pays comme État souverain – on a complètement ignoré les dimensions subtiles du fédéralisme, comme le partage des pouvoirs et le respect des champs législatifs.

Le gouvernement militaire fédéral dictait ce qu’il fallait faire sans égard au fait que le dossier en question relevait des compétences exclusives des états ou des conseils locaux. De fait, les militaires ont aboli la Constitution du pays et gouverné par décret. La dissension n’était pas de rigueur, les gouverneursétant nommés selon les caprices du chef d’État à la barre du gouvernement fédéral.

Suivant le retour du pays à un régime démocratique le 29 mai 1999, les gouvernements d’état ont commencé à affermir leurs droits et pouvoirs constitutionnels. Ils ont ouvertement critiqué le gouvernement fédéral et semoncé l’administration Obasanjo pour avoir agi de façon unilatérale et fautive dans le dossier des hausses salariales et pour avoir omis de les consulter avant d’accorder une hausse générale à tous les fonctionnaires, sans égard aux employeurs les embauchant.

Les états profitent de leur liberté pour dire « non »

Forts de leur nouvelle « liberté », la plupart des gouvernements d’état se sont engagés à ne pas mettre en œuvre les hausses salariales de 2000, alléguant que le gouvernement fédéral n’avait plus le droit de leur imposer sa volonté. « Obasanjo affiche encore une gueule de bois après les années d’abus militaire », affirme avec colère Bola Tinubu, gouverneur de l’état côtier de Lagos, l’ancienne capitale fédérale. « Il ne peut m’obliger à payer un montant quelconque à mes employés. Ce n’est pas lui qui les a embauchés pour moi. Il n’a pas le droit de me dire quelles conditions de travail je peux leur offrir. »

Tinubu n’était pas seul. La réticence initiale des gouvernements d’état à respecter les hausses salariales prescrites pour 2000 a donné lieu à des grèves fort dommageables partout au pays, les employés des états et

des conseils locaux clamant l’équité

moyens devraient expliquer ce qui les en

devraient le faire. Ceux qui n’ont pas les

salariale avec leurs homologues fédéraux

« comme le veut la tradition ».

empêche. »

Acculés au pied du mur par les arrêts de

Même si les gouvernements de deux

travail, le ressentiment général et leur perte

états (Rivers et Zamfara) ont clairement

de popularité croissante, les gouverneurs

accepté d’accorder une hausse de

d’état ont succombé un à un avec grande

12,5 pour cent à leurs fonctionnaires, les

réticence.

autres gouvernements tardent à afficher

Comment financer les salaires

Les états ont eu énormément de difficulté à trouver les fonds nécessaires pour financer la facture salariale de 2000, à l’exception de quelques états producteurs de pétrole (Delta, Rivers, Bayelsa, Cross River, Akwa Ibom) qui reçoivent des allocations financières spéciales en plus des affectations législatives provenant des recettes fédérales. Puisque la plupart des états nigérians sont nés de considérations politiques, peu d’entre eux sont économiquement viables ou capables de survivre d’eux-mêmes sans subventions mensuelles ou dons du gouvernement fédéral.

Suivant la hausse salariale de 2000, les gouvernements d’état ont insisté pour que le gouvernement fédéral augmente leurs affectations mensuelles. Par conséquent, les sommes versées aux états et aux conseils locaux se sont considérablement accrues, et la plupart des états reçoivent maintenant jusqu’à trois fois plus d’argent que la somme qui leur était accordée par les dirigeants militaires. Malgré tout, ils ont encore de la difficulté à s’acquitter de leur énorme facture salariale. Les travailleurs de divers états (Anambra, Ekiti, Plateau, Osun, Oyo, Enugu et Edo) ont fait la grève à maintes reprises et pendant plusieurs mois pour contester les irrégularités au niveau des paiements salariaux, ainsi que le non paiement d’autres droits, comme les allocations de congé annuel.

Certains affirment que la récente défaite de plusieurs gouverneurs d’état qui tentaient de se faire réélire lors de l’élection du 19 avril tient, en partie, à leur incapacité de respecter leurs obligations mensuelles face à leurs employés qui, même s’ils constituent une infime portion de l’électorat, n’en jouissent pas moins d’une grande influence politique. Au Nigeria, les fonctionnaires ont le pouvoir d’influencer l’opinion publique et de concrétiser les projets gouvernementaux. Ils sont donc bien placés pour assurer la réussite ou l’échec de ces programmes et pourraient bien causer des problèmes aux gouverneurs.

Le gouvernement fédéral entre en jeu

Les dernières mesures engagées par le gouvernement fédéral reflètent pleinement l’esprit du fédéralisme en limitant la hausse des salaires aux fonctionnaires fédéraux. Une telle attitude attisera certainement les tensions entre les gouverneurs d’état et leurs employés puisque ces derniers s’opposeront à toute disparité salariale. Malgré leurs revendications préalables, les gouvernements d’état seront tout aussi mal à l’aise avec les nouveaux arrangements car toute tentative d’ignorer les hausses salariales engendrera des problèmes ouvriers.

Selon Jide Adenrele, un dirigeant syndical d’Abuja, « les agissements du gouvernement fédéral ont donné lieu à un grand cafouillage. Dorénavant, les gouvernements d’état seront forcés de faire des courbettes puisqu’aucun gouverneur ne veut s’attirer le mécontentement des fonctionnaires. »

Adams Oshiomhole, président de la NLC, a déjà insisté pour que la nouvelle hausse salariale s’applique à tous. Selon lui, «les gouvernements d’état devront instaurer la hausse salariale

de 12,5 pour cent. La très grande majorité

des états sont en mesure de payer et

leurs couleurs.

Les coffres des états sont vides

Les mois à venir s’annoncent difficiles. Quelques gouverneurs nouvellement élus, dont le gouverneur de l’état d’Ekiti et celui de l’état de Kogi, se lamentent déjà, affirmant que les coffres hérités de leurs prédécesseurs sont vides. Ces états et plusieurs autres pourraient avoir beaucoup de difficulté à instaurer une hausse salariale de 12,5 pour cent.

Plusieurs employés des états se disent prêts à manifester à nouveau, comme en 2000, malgré le fait que ce soulèvement a entraîné la mise à pied de certains de leurs collègues. Que les états suivent ou non l’élan du fédéral, il est clair que la barque fédérale sera secouée par de forts courants au cours des prochains mois.

Fédérations vol. 3, no 3, août 2003