Le gouvernement fédéral canadien confiait récemment aux provinces une large part des responsabilités inhérentes à la formation des travailleurs. Dans le contexte actuel de la mondialisation des marchés, s’agit-il vraiment de l’approche la mieux avisée?

Un dilemme de longue date

Il ne faut pas se surprendre que le gouvernement fédéral ait choisi de collaborer de la sorte avec les provinces. Après tout, les ententes fédérales-provinciales constituent la norme dans le domaine de la formation professionnelle depuis 1919, l’année où le

gouvernement fédéral a adopté sa Loi d’enseignement

technique. En d’autres termes, et il s’agit là d’un élément clé, Le gouvernement fédéral canadien

les provinces ont toujours participé étroitement aux activités de

aurait-il commis une erreur en

planification, de formation et de prestation des politiques axées sur la

transférant aux provinces la

formation professionnelle.

responsabilité de la formation de la main-d’œuvre? Même si les Quoi qu’il en soit, la nouvelle entente innove puisque le préambule à chaque entente intègre la clause suivante : « fonctionnaires évitent de se prononcer Attendu que le Canada reconnaît que la formation de la mainpubliquement, de récents rapports sur d’œuvre est un domaine de responsabilité provinciale... ».

la force ouvrière canadienne ont de quoi les faire réfléchir.

En acceptant d’inclure cette clause, il semblerait toutefois que le gouvernement fédéral ait donné son accord à bien plus que Au début de 2003, Statistique Canada nécessaire.

faisait le point sur la situation de la population active vieillissante au Au Canada, on discute depuis bon nombre d’années de l’ordre Canada. Même si le Canada n’est pas de gouvernement qui devrait régir la formation des le seul pays à vivre une telle réalité, il travailleurs (aussi appelée formation de la main-d’œuvre,

se démarque des autres nations en formation des adultes et formation professionnelle). Alors que

raison de sa génération importante du baby-boom. L’exode rapide du marché du travail d’un grand nombre de travailleurs expérimentés risque d’engendrer graves pénuries de main-d’œuvre, ce qui aura pour effet de contrer la croissance économique.

En 2002, un rapport du Centre syndical et patronal du Canada précisait que la réduction de la population active était susceptible d’entraîner une pénurie de main-d’œuvre plus grave encore que celle des dernières années. Le rapport notait que la formation en milieu de travail gagnerait en importance, et ajoutait, d’un ton plutôt alarmiste, que pour soutenir la croissance économique et garantir une bonne qualité de vie, le Canada devrait faire de la formation et de l’apprentissage des priorités nationales.

En outre, un rapport publié par Industrie Canada en 1999 soulignait que la concurrence mondiale en faveur de travailleurs dûment formés, jumelée au vieillissement de la population active et à l’évolution technologique, pousserait bientôt aux limites les possibilités du présent système de perfectionnement professionnel.

Les premiers rapports sur les pénuries de main-d’œuvre éventuelles ont vu le jour dès que le gouvernement fédéral eût fini de négocier ses Ententes sur le développement du marché du travail (EDMT) avec les provinces et les territoires. En vertu de ces ententes, le gouvernement fédéral s’engage à transférer des fonds aux provinces pour leur permettre d’adopter des mesures afférentes à l’emploi. Chaque province est libre d’opter pour les approches qui lui conviennent, pourvu qu’elles se rapportent aux cinq catégories de Prestations d’emploi et mesures de soutien (PEMS) précisées à la Partie 2 de la Loi sur l’assurance-emploi de 1996 du gouvernement fédéral. Seule la province de l’Ontario, le plus important bassin de population au pays et son plus puissant moteur économique, n’a pas encore signé cette entente.

la Constitution précise que l’éducation est de compétence provinciale, elle ignore totalement la question de la formation des travailleurs. Le gouvernement fédéral affirme depuis plusieurs décennies qu’en raison de ses responsabilités au plan de l’économie nationale, il veut avoir un mot à dire dans la formation des travailleurs. Les provinces rappliquent depuis aussi longtemps en décriant la présence fédérale dans ce secteur.

Depuis la signature des EDMT, divers organismes ont tenté d’évaluer les effets de ce transfert des pouvoirs et des changements apportés à l’assurance-emploi. Ils ont cerné plusieurs domaines problématiques, dont l’un des plus sérieux tient aux effets néfastes d’une telle mesure sur les femmes. Certains problèmes résultent directement du transfert des responsabilités.

Les coprésidents des parties syndicale et patronale du Conseil canadien du commerce et de l’emploi dans la sidérurgie, l’un des principaux conseils sectoriels du pays, affirmaient lors d’un débat de spécialistes en 2001 que le transfert des responsabilités empêchait le Conseil de relever efficacement les défis qui confrontent l’industrie et ses travailleurs. En raison de ce transfert, il est maintenant beaucoup plus difficile d’accéder aux programmes gouvernementaux ainsi que de mettre au point et d’offrir des services sectoriels pertinents. L’approche sectorielle qui a si bien servi l’industrie sidérurgique pendant quinze ans est menacée car seules quelques provinces ont choisi de promouvoir les politiques sectorielles. Par conséquent, il est devenu plus difficile d’élaborer et d’instaurer des politiques sectorielles efficaces dans l’ensemble du Canada.

Aucun rôle pour les syndicats et l’industrie

Le transfert des responsabilités a aussi engendré un autre problème, puisque les intervenants sont moins à même de participer à la définition des politiques sur la main-d’œuvre. Avant le transfert, une organisation patronale-syndicale, soit la

L’aide fédérale contribue à l’apprentissage par ordinateur au Centre de technologie de l’information de Baddeck, en Nouvelle-Écosse.

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003

Commission canadienne de mise en valeur de la main-d’œuvre, fournissait des avis politiques au gouvernement fédéral, menait des recherches sur la formation, sollicitait l’opinion du public et faisait valoir les intérêts de la société auprès du gouvernement. La Commission a perdu sa raison d’être lorsque le gouvernement fédéral s’est retiré du secteur de la formation.

À l’heure actuelle, la structure principale est le Forum des ministres du marché du travail, qui regroupe exclusivement les ministres des gouvernements fédéral et provinciaux, et ne semble pas intéressé à revendiquer les intérêts de la société civile. Par conséquent, le public est beaucoup moins engagé dans le processus décisionnel qui sous-tend les politiques sur le marché du travail. En outre, les parties intéressées qui veulent faire modifier les politiques publiques doivent maintenant transiger avec plusieurs ordres de gouvernement plutôt qu’un, ce qui pose une grande difficulté à des groupes aux ressources limitées.

Nouvelles initiatives fédérales

Des événements récents portent à croire que le gouvernement fédéral aimerait retrouver sa voix au chapitre. Il découvre maintenant qu’il ne peut ni ne doit délaisser entièrement le domaine du perfectionnement professionnel malgré la clause susmentionnée qui figure au préambule de toutes les ententes. Dans son budget de février 2003 par exemple, le gouvernement fédéral annonçait une contribution de 100 millions de dollars pour établir un Institut canadien sur l’apprentissage. Même si l’on ne sait pas grand chose du projet jusqu’ici, l’objectif premier de l’Institut consiste « à élargir et à approfondir les données et les renseignements sur l’éducation et l’apprentissage ».

Un document gouvernemental portant sur la stratégie d’innovation fédérale confirme que les travailleurs spécialisés sont très en demande et que le Canada ne forme pas assez de personnes pour répondre à cette demande. Une telle pénurie pourrait grandement limiter la croissance économique au pays.

Ce document précise également que le gouvernement fédéral entend collaborer avec les nombreux conseils sectoriels patronauxsyndicaux pour accroître le nombre de secteurs régis par les conseils, en plus d’élargir les activités de planification des ressources humaines et de perfectionnement des compétences à l’échelle des secteurs et auprès des petites et moyennes entreprises.

Le gouvernement fédéral examinera aussi la possibilité d’offrir des incitatifs financiers aux employeurs qui favorisent le perfectionnement des compétences essentielles de leurs employés. En outre, il collaborera avec les provinces et territoires pour mettre sur pied des projets de perfectionnement des habiletés ciblées dans le but d’aider les personnes handicapées, les Autochtones, les minorités visibles et les personnes qui font face à des obstacles particuliers à se tailler une place au sein du marché du travail.

Une « position contradictoire »?

En toute justice, notons que tout en négociant son retrait de la formation de la main-d’œuvre, le gouvernement fédéral a maintenu son droit d’établir et d’offrir des mesures d’emploi aux personnes qui ne bénéficient pas de l’assurance-chômage, y compris les jeunes, les personnes handicapées, les Autochtones, les travailleurs âgés et les nouveaux immigrants. Dans son budget de février 2003, il annonçait des mesures pour attirer et conserver les immigrants spécialisés et pour aider les travailleurs autochtones à peaufiner leurs compétences. Le gouvernement fédéral se réserve aussi le droit d’engager des mesures pancanadiennes pour régler des problèmes de main-d’œuvre particuliers ou quand certaines situations affectent l’ensemble du pays, ou une grande partie du pays.

On pourrait en déduire que le gouvernement fédéral a adopté une position pour le moins contradictoire en matière de formation professionnelle. D’une part, il annonce son retrait du domaine et convient, par écrit, de transférer ses pouvoirs aux provinces. D’autre part, il conserve le droit de s’immiscer dans plusieurs domaines de perfectionnement professionnel et n’hésite pas à exercer ce droit.

Que penser d’une telle contradiction? On peut croire qu’en raison de ses responsabilités face à l’économie nationale, le gouvernement fédéral n’est pas à même de se retirer entièrement du dossier du perfectionnement professionnel. Les habiletés et le savoir-faire de la force ouvrière ont une telle importance aux plans de la compétitivité et de la productivité que le gouvernement fédéral se doit de rester proactif dans le domaine de la formation, même s’il cherche à s’en retrancher pour préserver l’harmonie des relations fédérales-provinciales.

Il est presque inconcevable de croire que dans d’autres paysfédéraux économiquement avantagés comme les États-Unis et l’Allemagne, les gouvernements fédéraux accepteraient d’abandonner leur rôle de meneur au plan des politiques sur la formation professionnelle.

Par ailleurs, l’attitude ambivalente du gouvernement face à la formation de la main-d’œuvre pourrait bien témoigner de valeurs conflictuelles. Les ententes liant un gouvernement national à des gouvernements infranationaux ne se prennent pas en vase clos. Elles témoignent des valeurs et des idéaux qui animent le peuple. Cheryl Saunders, réputée chercheure australienne sur le fédéralisme, est d’avis que « la préoccupation nationale face à l’équité ou l’égalité » tend à se répercuter dans la répartition des pouvoirs du gouvernement fédéral.

La question de l’égalité

Au Canada, l’une des fonctions primordiales du gouvernement fédéral a toujours consisté à s’assurer que toutes les personnes profitent d’un traitement relativement équitable, peu importe l’endroit où elles vivent. C’est l’objectif du programme de péréquation canadien, un programme jugé si important qu’on l’a même enchâssé dans la Constitution. C’est aussi l’une des raisons principales pour lesquelles le gouvernement fédéral est pleinement engagé dans le domaine des soins de santé.

Mais depuis quelques années, certaines valeurs ont été remaniées, l’égalité ayant perdu du terrain au profit de la diversité. Ce conflit des valeurs alimente l’attitude contradictoire du gouvernement fédéral en matière de formation des travailleurs.

Si sa position face à la formation de la main-d’œuvre semble ambivalente, le gouvernement fédéral a néanmoins adopté une démarche claire au plan de l’éducation post-secondaire. En même temps qu’il négociait son retrait de la formation de la maind’œuvre (ou se taillait un rôle plus modeste), il affermissait sa présence dans le secteur de l’éducation post-secondaire, en particulier les études universitaires, à tel point que certains observateurs renseignés se sont demandé s’il ne s’apprêtait pas à adopter une loi nationale sur l’éducation post-secondaire.

Entre autres initiatives récentes engagées par le gouvernement fédéral, soulignons la création de la Fondation canadienne pour l’innovation pour moderniser l’infrastructure des universités, la mise sur pied du Programme des chaires de recherche du Canada pour aider les universités à attirer des professeurs de haut calibre, et l’établissement des Bourses d’études supérieures du Canada pour venir en aide à des milliers d’étudiants inscrits aux programmes de maîtrise et de doctorat chaque année. Il existe également d’autres programmes d’aide fédéraux destinés aux étudiants qui fréquentent l’université ou un collège communautaire.

Un gouvernement libéral avec une tendance centriste, voire gauchisante, pourrait-il vraiment délaisser le domaine de la formation professionnelle tout en intensifiant son appui à l’éducation universitaire? Heureusement, il semblerait que non.

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003