En Suisse, les cantons accordent des droits politiques aux étrangers

Les étrangers ont le droit de vote dans cinq cantons suisses, mais seulement aux niveaux cantonal et/ou communal.

PAR GEORGES ASSIMA

Le 18 mai 2003, le canton des Grisons a accepté la possibilité pour les communes d’introduire la participation politique des étrangers au plan local. C’est le cinquième état cantonal sur 26 à emprunter cette voie. La tendance actuelle des cantons d’accorder des droits politiques aux étrangers date de 1978, mais Neuchâtel en avait accordé il y a 150 ans. Les droits civiques des étrangerssont, en effet, aussi anciens en Suisse que l’État fédéral lui-même. La faculté de les introduire par petits pas est un avantage propre aux régimes fédéraux.

Neuchâtel : le premier canton à accorder le droit de vote aux étrangers

Après 1848, le canton de Neuchâtel accorde les droits de vote et d’éligibilité communal aux étrangers. On peut lier le peu de résistance que soulèvera ce libéralisme au fait que le mot « étranger » évoquait surtout, à l’époque, les Confédérés des autres cantons plutôt que les allochtones. Neuchâtel ne reniera pas la parole donnée, même si, en 1887, il fait un pas en arrière en retirant aux étrangers le droit d’éligibilité communal.

Malgré ou, peut-être, à cause de la forte proportion d’étrangers (22,8 pour cent à la fin de 2002), un large consensus s’est progressivement instauré entre partis politiques de gauche et de droite dans ce domaine très sensible pour une immigration déjà ancienne. De fait, si le droit d’éligibilité dans les législatifs communaux leur était à nouveau refusé en votation populaire en 1990, Neuchâtel leur octroiera en 2000 le droit de vote cantonal lors d’une révision totale de la Constitution. Il suivait en cela l’exemple d’un nouveau canton suisse, le Jura.

Jura encore plus libéral que Neuchâtel

Cent trente ans plus tard, un autre canton décide d’accorder des droits politiques aux étrangers. Nous sommes en 1978, et la Suisse vient de créer le canton de Jura, constitué du Nord de la partie francophone de l’ancien canton de Berne.

La même année, l’Assemblée constituante jurassienne proposera l’octroi de droits politiques aux étrangers. Les Jurassiens choisiront, toutefois, une option un peu différente de celle de leurs devanciers : les droits de vote communal et cantonal. Cette proposition sera acceptée par le peuple avec la première Constitution du Jura. En ajoutant en 2000, par voie législative, le droit d’éligibilité communal, le Jura est devenu le canton le plus progressiste en la matière et le reste à ce jour.

Georges Assima a été expert scientifique à Berne auprès de la Commission fédérale des étrangers, chargée de conseiller le gouvernement et l’administration suisses en matière de politique d’intégration sociale des étrangers. Il possède un doctorat en sciences politiques et mène aujourd’hui des activités de recherche en histoire et migrations ainsi que d’enseignement universitaire à Lausanne et Genève.

Des droits politiques accordés aux étrangers avant les Suissesses

De 1887 à 1959, la Suisse n’a connu aucune extension du corps électoral, mais le fédéralisme a participé à la reconnaissance, quoique tardive, des droits politiques aux femmes en Suisse, ainsi qu’au processus y ayant mené. Ces droits leur seront d’abord refusés en votation populaire, en 1959, avant d’être finalement acceptés en 1971. Il en découle très clairement la constatation que des étrangers ont commencé à bénéficier de droits civiques en Suisse plus d’un siècle avant les Suissesses.

Toutefois, suivant l’exemple du canton de Vaud, plusieurs cantons surtout francophones accorderont entre 1959 et 1971, grâce au système fédéral, les droits politiques complets aux femmes aux plans cantonal et communal, sur la base des résultats des scrutins locaux sur le projet de révision de la Constitution fédérale de 1959.À l’inverse, quelques cantons alémaniques, obligés après 1971 de leur reconnaître les droits civiques au plan fédéral, appliqueront la même stratégie pour les leur refuser au plan local, en prétextant la souveraineté cantonale en la matière. Le dernier d’entre eux ne renoncera à cette forme de résistance passive qu’en 1991, après un rappel à l’ordre de la Cour suprême.

Prudence et longueur de temps au plan fédéral

La Constitution suisse réserve l’exercice des droits politiques aux nationaux au niveau fédéral. Mais rien n’empêche les cantons et les communes de donner aux ressortissants étrangers les droits de vote et d’éligibilité communal et cantonal pour les affaires relevant de leur souveraineté, comme le droit de participer aux initiatives et aux référendums, ou à l’élection des membres du Conseil des États, qui représente les cantons au Parlement fédéral. Les étrangers disposent partout du droit de pétition, et ils peuvent adhérer aux partis politiques suisses, pour autant que leurs statuts les y autorisent, ce qui correspond à la grande majorité des cas.

Les droits de vote et d’éligibilité des étrangers concernent, là où ils s’exercent, l’ensemble des allogènes, toutes nationalités confondues. La situation diffère en cela de celle de la grande majorité des pays de l’Union européenne (UE), qui réservent ces droits aux seuls ressortissants des autres pays membres. Concrètement, cela signifie que le corps électoral étranger potentiel

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003

est constitué par l’ensemble de la population résidante permanente elles ont fait usage de cette faculté et deux au moins ont consacré immigrée, soit les 19,9 pour cent de la population totale du pays à ce droit. C’est ce modèle « homéopathique » que le canton des la fin de 2002. Le triple de la moyenne européenne. Grisons a décidé de suivre en adoptant en votation populaire sa

nouvelle Constitution, le 18 mai 2003.

Certes, l’exercice des droits civiques est tributaire de conditions relatives à la durée de séjour et à la nature du titre de séjour, ce

Vaud : un grand canton donne l’exemple

qui réduit d’autant le cercle des bénéficiaires. Il n’en demeure

pas moins que le nombre de bulletins de vote potentiel y est Le 22 septembre 2002, le peuple vaudois a approuvé le texte de sa sensiblement plus élevé que dans nouvelle Constitution prévoyant l’introduction de droits la plupart des pays de l’UE, politiques pour les étrangers. Acceptée par 56 pour cent

sauf au Luxembourg. C’est là

du corps électoral indigène, la nouvelle loi fondamentale que réside probablement une

stipule, à l’article 142 : des principales explications du

« Font partie du corps électoral communal, s’ils sont âgés de

peu d’empressement manifesté à

dix-huit ans révolus et ne sont pas interdits pour cause de

ce jour pour la généralisation de

maladie mentale ou de faiblesse d’esprit : les étrangères et

la reconnaissance des droits

étrangers domiciliés dans la commune qui résident en Suisse

civiques aux immigrés. Des

au bénéfice d’une autorisation depuis dix ans au moins et sont

travaux scientifiques ont

domiciliés dans le Canton depuis trois ans au moins. »

cependant démontré que le vote étranger se répartit au plan local Comme tous les autres électeurs, les étrangers à peu près équitablement entre bénéficient désormais du droit de participer aux élections les diverses sensibilités et votations, de l’éligibilité ainsi que du droit de signer politiques.

des demandes d’initiative et de référendum. C’est beaucoup moins que ce que promettait l’avant-projet Le Parlement fédéral a été saisi adopté à une écrasante majorité par la constituante ende différents projets sur la mars 2001 : les droits de vote et d’éligibilité communal et question, mais aucun n’a abouti cantonal pour tous les étrangers établis en Suisse depuisjusqu’ici. Les droits politiques

des étrangers ne sont pas non plus à l’ordre du jour de l’actuelle révision par étapes de la Constitution fédérale. De fait, ni la première partie de celle-ci, qui traitait notamment des droits fondamentaux et de la citoyenneté, ni celle sur l’extension des droits populaires, déjà entrées en vigueur, n’y ont fait allusion. Il semble qu’un fort courant pousse en faveur de l’argument selon lequel l’exercice des droits politiques passe par une nécessaire naturalisation, dont les conditions devraient être assouplies et, le cas échéant, par un apprentissage au plan local.

Dans ce contexte, il est intéressant de s’arrêter aussi un instant sur la proportion de naturalisés dans les instances politiques suisses. Selon nos recherches auprès de sources parlementaires à Berne et à Lausanne, on pouvait évaluer en 2001 que leur proportion était inférieure à 3 pour cent dans les législatifs fédéral et vaudois, alors qu’elle était cinq fois plus élevée dans celui de la ville de Lausanne. Depuis la fin de 2001, le nombre de membres de l’exécutif lausannois élus par le peuple et ayant des origines étrangères est de quatre sur sept.

La politique des petits pas au plan local

Les tentatives d’introduction des droits politiques des étrangers se sont en fait multipliées à partir des années 90 aux plans national et régional surtout. Pas moins de 15 états cantonaux sur 26 (il y a 20 cantons et 6 demis-cantons en Suisse) ont eu à traiter de projets touchant cette problématique; la plupart étaient de nature constitutionnelle, ce qui rend une consultation populaire obligatoire. Il en ressort qu’un type d’approche se montre plus prometteur que les autres : l’octroi de droits politiques dans le cadre d’une révision totale de la constitution cantonale. En effet, les initiatives cantonales partielles lancées par des milieux politiques et associatifs progressistes ont toutes échoué devant le peuple.

Le bilan des treize dernières années n’est pas entièrement négatif. Le 30 avril 1995, le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures est devenu le troisième état cantonal de Suisse à octroyer des droits civiques aux étrangers. La nouvelle Constitution adoptée par le peuple accorde le droit aux communes d’introduire le droit de vote et d’éligibilité communal des étrangers. Plusieurs d’entre au moins six ans et domiciliés dans le canton depuis au

moins trois mois. Mais le mariage de la démocratie semi

directe et du fédéralisme a aussi son talon d’Achille : des

partis de droite menacent de lancer une initiative constitutionnelle pour retirer les droits politiques des étrangers avant que ceux-ci n’aient pu les exercer ne serait-ce qu’une seule fois.

Le reste du pays

Neuchâtel, le Jura, Appenzell Rhodes-Extérieures et les Grisons accueillaient 5,4 pour cent des étrangers de Suisse à la fin de 2002. La nouvelle Constitution vaudoise a fait grimper à 16,5 pour cent la proportion de ceux qui ont accès aux droits civiques. Le passage de la participation politique des étrangers du stade symbolique à celui du « politiquement correct » est ainsi réalisé et la moitié des cantons francophones, ou majoritairement francophones, leur reconnaissent désormais ce droit.

Le 4 mars 2001, une faible majorité de 52 pour cent de Genevois a refusé une révision de la Constitution, pourtant soutenue par les autorités, octroyant les droits de vote et d’éligibilité communal aux étrangers. En 1993, le pourcentage de rejet avait été de 71 pour cent, lors de deux scrutins populaires sur deux objets assez semblables. Deux nouvelles initiatives constitutionnelles en faveur des droits politiques des étrangers au plan communal émanant de milieux progressistes ont été déposées au printemps 2003 à Genève.

Fribourg, qui entreprend actuellement, comme d’autres cantons, la révision de sa Constitution, n’a encore rien décidé mais étudie également l’option de l’introduction de droits politiques au plan communal. L’engagement d’un grand canton très majoritairement alémanique, Berne, semble vouloir emprunter cette voie, et pourrait donner le coup de pouce décisif à l’obtention de droits politiques par les étrangers.

Une tendance?

Jusqu’à maintenant, les étrangers n’ont pas de droits politiques au niveau fédéral. Les faits et gestes des cantons entraîneront-ils l’octroi du droit de vote aux étrangers lors des élections fédérales?

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003