La faim parle : nourriture et politique fédérale en Inde

PAR PRASENJIT MAITI

Il y a maintenant davantage de consultations entre le gouvernement central et les gouvernements des états (en Inde), et au sein de la vaste gamme de partis politiques, ce qui amène à penser que nous arrivons à une ère de fédéralisme coopératif et de politique de coalition. Le gouvernement central étudie diverses options susceptibles d’aboutir à la décentralisation des programmes de lutte contre la pauvreté et au développement rural.

-Traduire la croissance en développement humain, Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)

L’optimisme qui accompagne la prévision par le PNUD d’un fédéralisme en Inde se heurte à une question litigieuse – celle des repas de la mi-journée pour les élèves de l’école élémentaire. Dans le cadre de ce programme, le gouvernement de l’Inde fournit et transporte gratuitement des céréales vivrières vers les états pour que ceux-ci puissent procurer des repas aux élèves qui vivent en-dessous du seuil de la pauvreté.

Certains gouvernements des états ont décidé d’affronter le gouvernement central au sujet de cette question d’une grande intensité émotionnelle. La tension a monté au point qu’en août, l’opposition a présenté au Parlement une requête de motion de censure contre le gouvernement central. La motion n’est pas passée, mais la crise perdure.

Certains états récalcitrants avancent que, pour des raisons financières, ils ne sont pas en mesure de fournir des repas chauds à des enfants affamés qui, autrement, quitteraient l’école pour aller travailler. Plutôt que des repas chauds, ces états distribuent des céréales non cuites aux élèves des écoles primaires – même si cela ne coûte qu’une roupie par enfant par jour pour faire cuire les repas, les 200 jours de l’année scolaire.

Bien qu’une ordonnance provisoire de la Cour suprême, délivrée en novembre 2001, ait imposé aux états de donner des repas chauds à la mi-journée aux élèves des écoles primaires publiques ou subventionnées par le gouvernement, plusieurs états ne l’ont pas encore fait. Selon le Times of India, le Bengale occidental est un des principaux délinquants, ce qui est plutôt surprenant puisque le gouvernement de gauche de l’état se présente habituellement comme un gouvernement par les pauvres et pour les pauvres depuis son arrivée au pouvoir en 1977.

Bengale occidental

Le 14 novembre 2002, à l’occasion de la Journée des enfants, des ONG de Calcutta et d’autres endroits du Bengale occidental ont organisé des manifestations dirigées par des élèves des écoles

Prasenjit Maiti est auteur et conseiller politique à Calcutta.

primaires pour protester contre l’intransigeance du gouvernement de l’état qui refuse de procurer ces repas de mijournée. Parmi les organisateurs, on comptait des ONG comme Right to Food and Work Network, Campaign against Child Labor, West Bengal Education Network et Forum of Street and Working Children (Calcutta).

La Cour suprême de l’Inde a ordonné aux états récalcitrants de se conformer immédiatement à la réglementation du gouvernement central sinon Delhi pourrait suspendre le financement du projet et prendre celui-ci en charge. Auparavant, en réponse à un règlement de la Cour suprême édictant que les états ne devaient pas se contenter de demi-mesures lorsqu’il s’agissait de la nutrition des enfants, le gouvernement du Bengale occidental avait présenté une pétition, alléguant que de graves problèmes financiers l’empêchaient de mettre le projet en œuvre. Fidèle à la rhétorique du fédéralisme concurrentiel, le Bengale occidental blâmait le gouvernement central pour le triste état de ses finances qui avait quasiment arrêté les travaux

de développement de l’état. La Cour suprême a sommairement rejeté la pétition.

Dans un article du Times of India, Siddhartha Mukherjee, travailleur social de Pushti, affirme que le Bengale occidental ne peut guère se permettre de négliger cette question critique, étant donné l’ordonnance de la Cour suprême. Le tribunal de grande instance de Calcutta a même rendu une ordonnance directe au secrétaire principal du département de l’approvisionnement alimentaire du Bengale occidental, imposant la distribution régulière de repas de mijournée aux élèves des écoles primaires.

Le 20 août, le magistrat de district de Purulia (Bengale occidental) a condamné la qualité du riz fourni par la Food Corporation of India pour les repas de mi-journée comme étantimpropre à la consommation. À la mi-septembre, le gouvernement du Bengale occidental n’avait pas encore annoncé qu’il assurerait un repas chaud de mi-journée aux élèves de toutes les écoles dans les districts.

Rajasthan

En mai 2001, la People’s Union for Civil Liberties du Rajasthan a saisi la Cour suprême d’un recours pour exiger que le stock de céréales vivrières du pays soit immédiatement libéré pour nourrir les citoyens. Par la suite, le tribunal a converti en droits légaux les retombées de huit plans fédéraux en rapport avec la nutrition et ordonné aux gouvernements des états de fournir des repas chauds à la mi-journée dans les écoles publiques et les écoles subventionnées par le gouvernement.

En décembre 2001, le tribunal a ordonné aux gouvernements des états de fournir, à tous les enfants des écoles primaires

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003

publiques et subventionnées par le gouvernement, un repas du midi préparé avec un minimum de :

  • 300 calories

  • 8 à 12 g de protéines

Le tribunal a donné aux états trois mois pour convertir la distribution de rations sèches en programme de repas chauds, et trois autres mois pour étendre ce programme aux écoles qui ne recevaient rien auparavant. Il a également ordonné à la République de l’Inde et à la Food Corporation of India de veiller à ce que « l’approvisionnement prévu dans le plan soit fourni en temps voulu et que le grain soit d’une assez bonne qualité. »

Guerre d’attrition dans le secteur fédéral

Des états comme le Bihar, l’Uttar Pradesh et le Jharkhand ont enfreint cette ordonnance en ne mettant pas le projet en œuvre. Le Manipur prévoit faire de même et a présenté à la Cour suprême une demande en ce sens. Les gouvernements des états qui refusent de mettre ce programme en œuvre affirment qu’ils ne peuvent se permettre de le faire. Ils allèguent également que le gouvernement central ne les aide d’aucune manière à mener ce programme à bien. En septembre 2002, ils ont confronté le premier ministre Atal Behari Vajpayee et le ministère du Développement des ressources humaines de l’Union à ce sujet.

Parmi les projets du gouvernement central, celui-ci est un de ceux qui ont rencontré le plus de résistance dans l’Inde fédérale. Les états pensent que, tout en leur laissant la charge du coût de mise en œuvre, le gouvernement central se servira de la question pour rehausser son image et présenter les gouvernements des états sous un jour défavorable. Cependant, Jean Drèze, de la School of Economics de Delhi, avance qu’on pourrait s’attendre à ce que les gouvernements des états accueillent ce programme comme une occasion de se gagner des voix à relativement peu de frais. En effet, le projet est susceptible de devenir assez populaire et il ne coûterait pas très cher aux gouvernements des états, puisque le gouvernement central fournit les céréales gratuitement. Pourtant, la plupart des états ne manifestent guère d’enthousiasme à cet égard. Beaucoup, en Inde, se demandent ce qu’on peut penser d’une démocratie où les besoins élémentaires des gens ont si peu de poids dans la politique fédérale.

Pour empirer les choses, le Statesman a signalé au début de cette année que les états ne ramassent pas toujours, en temps voulu, auprès de la Food Corporation of India, les céréales fournies par le gouvernement central pour des programmes comme ceux des « vivres contre travail », « repas chauds de mi-journée », et « Gramin Rojgar Yojana » (le plan d’emploi rural).

Les gouvernements des régions exposées à la sécheresse et à la famine comme le Rajasthan et l’Orissa n’ont pas encore identifié les populations vivant sous le seuil de la pauvreté et qui n’ont pas de cartes de ration. Ces cartes permettent aux sections vulnérables de la collectivité de se procurer, auprès du système public de distribution, des céréales vivrières à des tarifs subventionnés. Un comité gouvernemental a constaté que les magasins où on achète les vivres ne sont ouverts qu’une ou deux fois par mois dans des villages de la région, exposée aux catastrophes, de Kalhandi-Bolangir-Keonjhar (Orissa). Les détenteurs de cartes de ration qui ne viennent pas chercher leur ration de riz ou de blé lorsque les postes de vente de produits subventionnés sont ouverts se trouvent sans approvisionnement pour le reste du mois.

Même la décision du gouvernement central en avril 2002 de hausser de 20 à 35 kg par mois les rations de riz et de blé distribuées à toutes les familles nécessiteuses par le système public n’a pas augmenté la quantité de céréales vivrières collectée par les gouvernements des états auprès de la Food Corporation of India.

La nourriture comme incitatif

Selon un reportage de l’Indian Express de novembre 2000, un sondage effectué dans 10 états par le Groupe de recherche opérationnelle, en collaboration avec l’UNICEF, a constaté que le programme des repas chauds à la mi-journée avait incité des enfants à s’inscrire à l’école, à s’y présenter régulièrement et à y rester, surtout chez les filles des secteurs ruraux. En janvier 2003, The Tribune a révélé que ce programme avait également contribué à augmenter de 30 pour cent la participation des élèves dans les écoles primaires publiques du district de Ludhiana au Punjab où il a commencé en octobre 2002. Jean Drèze, qui travaille en collaboration avec Geeta Gandhi Kingdon, de l’université d’Oxford, a constaté que la distribution de repas constitue un important incitatif à la présence à l’école à Himachal Pradesh. Le pourcentage des filles qui mènent à bien leurs études primaires est de 30 pour cent plus élevé lorsqu’elles bénéficient de repas à l’école.

Les programmes de repas à la mi-journée ont été mis en œuvre par CARE dans des états comme l’Andhra Pradesh, le Gujarat, l’Haryana, le Karnataka, le Kerala, le Madhya Pradesh, l’Orissa, le Punjab, le Rajasthan, le Tamil Nadu, l’Uttar Pradesh et le Bengale occidental. CARE voudrait que le programme cherche davantage à attirer une première génération d’apprenants à l’école et à les inciter à rester.

La voix du peuple?

Le 11 janvier 2003, la Right to Food Campaign, un réseau informel d’ONG dirigé par Jean Drèze, Colin Gonsalves, Kavita Srivastava et Harsh Mander (bureaucrate devenu activiste social), a constaté que les directives de la Cour suprême ne donnaient que des résultats limités et que seules les protestations et les exigences venant de la base seraient efficaces, selon le magazine Humanscape en février. Quand la vision et la volonté politiques font défaut, la diffusion de l’information et l’habilitation des groupes de la base sont les moyens auxquels il faut avoir recours pour nourrir les enfants affamés.

Cependant, P. Chidambaram, ancien ministre des Finances de l’Union, est convaincu que les états réellement intéressés au modèle de fédéralisme coopératif sont peu nombreux et que les capitales des états continuent de résister à la décentralisation des pouvoirs et des ressources. C’est particulièrement vrai dans des cas comme celui du Bengale occidental où le gouvernement de gauche, monopolisé par le Parti communiste de l’Indemarxiste, est idéologiquement en désaccord avec le gouvernement de l’Alliance démocratique nationale (NDA), à New Delhi, dirigé par le parti Bharatiya Janata (BJP), parti nationaliste hindou. Si le fédéralisme coopératif ne réussit pas à procurer des repas chauds aux élèves pauvres des écoles élémentaires, des groupes de la base auront probablement recours à d’autres méthodes pour forcer les gouvernements à le faire.

Fédérations vol. 3, no 4, novembre 2003