Le retour de l’Éthiopie dans le giron du fédéralisme

Le renouvellement de la Chambre de la Fédération pourrait encourager les droits des minorités et les langues.

PAR TOM PÄTZ

Les prochaines élections générales en Éthiopie sont prévues en mai 2005. Les observateurs espèrent qu’elles seront l’occasion d’une véritable compétition. Lors des dernières élections, en mai 2000, les candidats du parti gouvernemental à la Chambre basse ne rencontrèrent pas la moindre concurrence dans 50 pour cent des districts électoraux. Mais depuis lors, le premier ministre Meles Zenawi a participé à un débat télévisé avec deux chefs de l’opposition, débat que d’autres partis de cette même opposition avaient boycotté.

Sur le papier, l’Éthiopie dispose depuis 1994 d’une constitution fédérale et démocratique. Cependant, jusqu’à une date récente, la réalité évoquait plutôt un régime autocratique centralisé, le pouvoir étant concentré dans le cabinet du premier ministre.

La Constitution de 1994 est le fruit d’une négociation nationale qui faisait suite à plus d’un quart de siècle de dictature et de guerre civile violente et meurtrière. Ces pourparlers ont rassemblé tous les groupes ethniques et les régions dans un processus ouvert et rassembleur. Leur résultat concrétise le réel effort qu’ont fait les parties pour intégrer pleinement dans la lettre de la Constitution les 82 différents groupes ethniques qui forment le pays.

La Constitution prévoit des gouvernements régionaux forts et un système parlementaire fédéral bicaméral dont la Chambre haute, appelée Chambre de la Fédération, doit représenter les régions face au pouvoir central (voir encadré « La Chambre de la Fédération »). Cette Constitution garantit un droit à la sécession, ce qui peut paraître assez inhabituel. Pour ce faire, il faut obtenir la majorité qualifiée des deux tiers du conseil de l’état concerné et la majorité simple lors du référendum organisé par le gouvernement fédéral.

Bien que cela se soit passé avant l’adoption de la Constitutionéthiopienne de 1994, ce fut la procédure suivie par l’Érythrée lorsqu’elle devint indépendante en 1993.

Mais une grande différence subsiste entre les bonnes intentions de la Constitution et la pratique. Le Front populaire de libération du Tigré, le parti majoritaire au sein de la coalition du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien, a de fait instauré un système qui ressemble fortement à celui du parti unique.

Le premier ministre éthiopien Meles Zenawi (à droite) signe le traité de paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée, le 12 décembre 2000, à Alger.

Tom Pätz a travaillé en Éthiopie en qualité de chargé de projet pour la « Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit », une agence internationale de développement du gouvernement allemand.

La Chambre de la Fédération

Parce qu’il n’y a pas de tribunal constitutionnel, le pouvoir d’interpréter la Constitution a été confié à la Chambre de la Fédération. Celle-ci décide des questions relatives aux « droits à l’autodétermination des nations, nationalités et peuples ». Elle a aussi la responsabilité de « promouvoir et consolider leur unité sur une base de consentement mutuel ». La Chambre de la Fédération est également chargée de trouver des solutions aux différends et autres mésententes qui pourraient survenir entre les états. Elle décide de la répartition des revenus de la taxe conjointe prélevée par la Fédération et les états, et elle calcule les subventions que le gouvernement fédéral distribue aux états. Finalement, elle a le pouvoir d’ordonner l’intervention fédérale « si un état, en violation de cette Constitution, met en danger l’ordre constitutionnel. »

La composition de la Chambre de la Fédération est assez ouverte. L’élection de ses membres peut être directe ou indirecte

– la décision de nommer ou d’élire des représentants ethniques est laissée aux conseils d’état, en accord avec les coutumes locales. Ainsi, les conseils d’état peuvent décider s’ils en désignent eux-mêmes les membres ou si des élections doivent être organisées. Au surplus, chaque « nation ou nationalité » a droit à un représentant par million d’habitants. La Chambre compte présentement 112 membres, dont 71 sont nommés par les états, alors que les 41 autres sièges sont attribués en fonction de la population.

Une rupture et un changement de politique

En 2001, il y eut une rupture au sein du parti au pouvoir. Au cours d’un entretien accordé à la BBC, le premier ministre Zenawi la décrivit en ces termes :

« Les divisions sont liées à [la question de savoir] si nous en avons suffisamment fait ou pas, en matière d’institutionnalisation d’un gouvernement démocratique, mais aussi de promotion de la croissance économique et des réformes dans notre pays. »

Ces désaccords s’étendaient également aux affaires étrangères etaux relations avec l’Érythrée.

Les vainqueurs de cette lutte de pouvoir, au sein même du parti majoritaire, ont donné plus de poids à la seconde Chambre du Parlement éthiopien, la Chambre de la Fédération. Ils ont réduit le pouvoir du cabinet du premier ministre, engagé plus de technocrates et moins d’anciens combattants dans le gouvernement, autorisé de fréquents débats partisans internes et donné aux états une plus grande marge de manœuvre pour protéger leurs intérêts propres.

Un modus operandi plus intelligent de la part du gouvernement fédéral lui a permis de régler les conflits qui l’opposaient aux états, mais aussi d’aplanir les tensions entre ces derniers. Le fait que les états aient retrouvé confiance et assurance a donné lieu à des débats ouverts sur les conflits intergouvernementaux tels que les différends relatifs à la juridiction constitutionnelle et à la

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

Éthiopie - l’histoire récente

1935 – Les Italiens envahissent l’Éthiopie 1941 – L’empereur Hailé Sélassié restaure la monarchie 1952 – L’Érythrée et l’Éthiopie forment une fédération

sous les auspices des Nations Unies 1962 – Hailé Sélassié annexe l’Érythrée 1974 – Hailé Sélassié est renversé par des

révolutionnaires marxistes 1991 – Le Front démocratique révolutionnaire du

peuple éthiopien prend le pouvoir 1993 – Les Érythréens proclament leur indépendance 1994 – Un projet de nouvelle constitution pour un

État fédéral éthiopien est rédigé 1999 – Guerre avec l’Érythrée 2000 – Accord de paix avec l’Érythrée 2002 – Accord sur les frontières avec l’Érythrée 2003 – Les Italiens acceptent de rendre l’obélisque

d’Axum, vieux d’au moins 2000 ans.

répartition des revenus. D’autres discussions ont concerné les politiques de développement régional, les différences culturelles, linguistiques et religieuses, et enfin le règlement des conflits dus à un manque de coordination intergouvernementale. Les membres de la Chambre de la Fédération ont mis en place des comités spéciaux, des groupes de travail et des mécanismes destinés à gérer « l’unité dans la diversité ».

Grâce à cette confiance retrouvée et à de nouvelles démarches des états, la Chambre de la Fédération a gagné une influence considérable. Par une proclamation faite en juillet 2001, le gouvernement lui a donné les ressources financières et les dispositions légales indispensables à son bon fonctionnement. La Chambre est en passe de devenir une institution incontournable dans le processus de construction nationale de l’Éthiopie.

Un état copie une initiative nationale

L’engagement récent du gouvernement fédéral en faveur du fédéralisme a trouvé des échos au niveau des états eux-mêmes. Un des neufs états, « l’état régional des nations, nationalités et peuples du Sud » a créé sa propre version de la Chambre de la Fédération. Il a amendé sa Constitution en novembre 2001 pour créer un « Conseil des nationalités » formé d’au moins un représentant de chaque nation, nationalité et peuple de cet état. Ce Conseil a le pouvoir « d’interpréter la Constitution, d’organiser le Conseil en cas de controverse constitutionnelle, et de se prononcer sur [certaines] questions relatives aux nations, nationalités ou peuples. » Il a aussi reçu le mandat de « s’efforcer de trouver des solutions aux disputes et mésententes. » D’autres états, qui dénombrent sur leur territoire plus d’un groupe ethnique, procèdent actuellement à une évaluation de cet arrangement institutionnel unique et novateur.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

Les défis institutionnels, légaux, techniques et logistiques associés à ce processus rapide de transformation sont légion. Les frontières séparant les états ne sont toujours pas clairement délimitées. Les conflits violents opposant des groupes ethniques de différents états sont fréquents, bien que chaque état dispose d’un Office des affaires frontalières chargé de leur trouver une solution. Comparativement à ce qui existait auparavant, les conflits religieux sont en augmentation. Des campagnes agressives conduites par les protestants et les wahhabites – un groupe musulman fondamentaliste – ont eu pour résultat de violents affrontements. Toute tentative de développer le systèmepolitique de l’Éthiopie est affectée par le niveau de pauvreté et le taux de mortalité élevé dû à l’épidémie de VIH/SIDA. Il y a encore beaucoup detravail à accomplir en-dehors du maintien d’un État uni.

Combler le déficit démocratique et les réserves de nourriture

Les pouvoirs donnés à la seconde Chambre et la démocratisation en cours suffiront-ils à amener une véritable démocratie? Si oui, sera-t-elle capable de faire face à la pauvreté des récoltes, à la sécheresse et à la menace de famine semblables à celles de 1984 et 1985?

En janvier, le journaliste Michael Buerk, qui se trouvait sur place pendant la famine de 1984, expliquait à un collègue de la BBC la raison pour laquelle une telle catastrophe risquerait moins de se reproduire aujourd’hui :

«Premièrement, les guerres civiles qui, en 1984 et 1985, avaient isolé ces peuples et rendu si difficile l’acheminement de la nourriture, sont terminées.

« Deuxièmement, il y a maintenant un système bien au point d’alerte rapide, qui collecte les données sur les prix de la nourriture et sur ce qui se passe dans les villages.

« Et troisièmement, ils ont désormais un gouvernement plus tolérant que celui qui était en place à l’époque. »

C’étaient les bonnes nouvelles. Mais il y en avait aussi des mauvaises. Buerk poursuivait ainsi son explication :

«[…] La situation se détériore, la population augmente, la capacité nourricière de la terre s’épuise, ce qui contribue à créer, au fil des ans, des conditions de vie difficiles. Tout cela pourrait avoir comme résultat que la nourriture n’arrive pas à temps. »

En 2004, l’Éthiopie dispose d’un véritable gouvernement fédéral et d’une procédure permettant de représenter ses 82 groupes ethniques. « Le moins qu’on puisse dire », ajoutait Buerk, « c’est qu’il s’agit d’un gouvernement tolérant comparé au passé. » Mais si un fédéralisme démocratique et multinational est sans doute une condition nécessaire au développement et à une distribution équitable des ressources, il ne peut garantir à lui tout seul qu’il y aura de la nourriture sur la table pour tout le monde en cas de sécheresse ou de mauvaise récolte.

L’Éthiopie : nourriture contre famine

1984 – Une famine due à la sécheresse tue environ 1 million de personnes 1985 – Les concerts « Live Aid » organisés par Bob Geldof collectent 60 millions

de dollars américains pour lutter contre la famine

1999 – Première des trois années de récoltes exceptionnelles

2000 – Les exportations de café atteignent les 250 millions de dollars américains

2001 – L’UNPAN rapporte que le PNB a augmenté de 6 pour cent par an entre

1992 et 2001

2002 – Le revenu national brut est de 100 dollars américains par habitant; le PNB par habitant est de 700 dollars américains

2003 – L’Éthiopie organise son propre concert d’aide « Un birr pour un compatriote », qui récolte 1 million de dollars américains

2004 – Bonne prévision de récolte, mais la baisse du cours du café entraîne des restrictions

2004 – La croissance du PNB pour 2003 devrait se situer entre 0 et 1,5 pour cent

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