L’Inde : mais comment fait-elle?

Le système fédéral de l’Inde a su relever de nombreux défis depuis plus de 50 ans.

PAR ASH NARAIN ROY

Le fédéralisme indien, comme tous les autres fédéralismes, est loin de la perfection. Les informations relatant des émeutes entre castes et communautés différentes, des démolitions de lieux de culte, des meurtres ethniquement ciblés et les récentes campagnes dirigées contre les Biharis parlant hindi, dans les états d’Assam et du Maharashtra, sont autant d’exemples de problèmes majeurs que le système fédéral indien n’a pas encore résolus.

L’Inde est une nation dont la population est fière de ses multiples identités. À l’intérieur de la collectivité formellement représentée par la citoyenneté nationale, l’appartenance à une caste, une religion, une langue, une ethnie ou une région engendre d’autres identités collectives. Les problèmes commencent là où la « politique électorale » les exacerbe.

L’expérience indienne rappelle cependant que le fédéralisme offre une manière stable et durable de faire coexister des identités et des loyautés multiples dans un seul et même pays. Il procure un cadre dans lequel les aspirations des divers groupes peuvent s’exprimer, et les conflits et les tensions inhérents à une société multiple peuvent se résoudre.

Témoignage en faveur de la démocratie – et du fédéralisme?

La réussite la plus remarquable de l’Inde indépendante est l’enracinement de la démocratie. Comme le dit l’écrivain britannique Bernard Levin, l’Inde a « fait briller la flamme de la démocratie malgré les ténèbres du monde alentour ». Levin suggère même que « si la démocratie de l’Inde échoue, la fin de la démocratie elle-même ne sera pas loin ». Des observations aussi flatteuses ne peuvent sans doute pas être portées au crédit du fédéralisme indien. Le système fédéral de l’Inde a souvent été décrit comme « quasi-fédéral », « une fédération sans fédéralisme » et une « Union d’états inégaux ». Néanmoins, l’Inde a fait flotter haut le drapeau du fédéralisme, au moment même où deux fédérations (peut-être factices) se désintégraient, l’Union soviétique et la Yougoslavie. Le fédéralisme indien a donné tort aux nombreux prophètes de mauvais augure qui, avec un certain mépris, qualifiaient l’Inde de « pays aux millions d’émeutes ».

L’Inde était au commencement une fédération très centralisée. Mais la naissance de partis régionaux et le succès de

Ash Narain Roy est coordinateur des études internationales à l’Institut des Sciences sociales de New Delhi.

gouvernements fédéraux de coalition ont donné au fédéralisme indien non seulement une nouvelle signification, mais aussi une force et une vigueur insoupçonnées.

L’Inde a su faire un succès de son système démocratique et fédéral, en grande partie grâce à ses états de service démocratiques enviables, ses forces institutionnelles, une société civile forte et une culture politique passionnée. Le principe fédéral a aidé l’Inde à vivre en paix avec ses différences marquées. John Kenneth Galbraith a déjà décrit la démocratie indienne comme une « anarchie qui fonctionne ». Dans le même ordre d’idées, le fédéralisme indien peut être décrit comme un fructueux chaos.

À l’heure où des peuples vivant dans différentes parties du monde recherchent un modèle pour gérer des diversités parfois incroyables – qu’elles soient religieuses, linguistiques ou culturelles – ils seraient bien inspirés de tourner leurs regards vers l’Inde.

Violences communautaires : l’exception, pas la règle

Cela ne signifie pas que l’Inde n’ait pas son lot de problèmes. En fait, la démolition de la mosquée Babri à Ayodhya en 1992, de même que les tragiques massacres dans l’état du Gujarat en 2002, sont encore présents dans toutes les mémoires en Inde. Le pogrom contre des musulmans au Gujarat cette année-là est une tache sur la laïcité indienne.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

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Ce dont le Gujarat a été le témoin, ce ne sont pas tant des émeutes communautaires de type barbare qu’un effort systématique de viser les musulmans à travers leurs moyens d’existence. Non seulement le gouvernement du Gujarat, présidé par Narendra Modi, n’a pas fourni à temps d’aide aux victimes des émeutes, mais de plus il a essayé d’entraver la bonne marche des procès. La Cour suprême de l’Inde a récemment mis un terme aux procédures dans dix cas d’émeutes principales et a transféré les procès à l’extérieur du Gujarat.

La Cour suprême répondait ainsi à une pétition déposée par la Commission nationale des droits de l’Homme, selon laquelle un procès honnête n’était pas possible au Gujarat. Quelques fondamentalistes hindous tentent de polariser à nouveau la vie politique indienne en fonction des castes, dans un esprit « communautariste » dangereux. Ils ont enregistré quelques succès au Gujarat.

Mais, contre toute apparence, ils ont échoué dans leur tentative de reproduire ailleurs

l’expérience du Gujarat. La laïcité est encore intacte en Inde. Les institutions, l’appareil judiciaire, la presse et la société civile demeurent profondément laïcs. La neutralité confessionnelle semble être la destinée de ce pays.

Certes, il y a encore de nombreux cas de luttes ethniques.

La région du Nord-Est en est un exemple. Différentes parties de la population ont le sentiment d’avoir été laissées à l’écart du processus de développement, et ont manifesté leur perte de confiance en l’État indien en participant à des mouvements militants. Les problèmes dans le Nord-Est, et dans d’autres régions comme le Jammu et le Cachemire, ont été trop longtemps négligés. Ce qui n’était initialement qu’une révolte contre des servitudes d’un autre âge et une politique sans imagination, voire un désenchantement vis-àvis d’un modèle de développement peu performant, a été aggravé par les hésitations du gouvernement et l’intervention de forces extérieures.

Le conflit du Cachemire, entre l’Inde et le Pakistan, peut être considéré moins comme une lutte territoriale que comme l’opposition de deux modèles de gouvernement diamétralement opposés, théocratique d’un côté et laïc de l’autre. Les élections au Cachemire en 2002, certifiées libres et indépendantes par les observateurs étrangers, ont grandement contribué à restaurer la confiance populaire dans le système politique. Mais il serait naïf d’imaginer que des élections vont à elles seules démêler l’imbroglio politique au Cachemire.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

L’harmonie linguistique

L’expérience de l’Inde dans la résolution de la question linguistique est plus positive et peut même se révéler profitable. Dans les années 1950 et 1960, cette problématique en vint à menacer l’édifice national. L’Inde parut au seuil d’une guerre civile à propos de la langue. C’est dans l’état du Tamil Nadu que naquit le premier mouvement clairement sécessionniste, en réaction à ce qui fut perçu comme une tentative d’imposer l’hindi. L’État indien reconnut toutefois l’importance des langues régionales et se montra sensible aux nationalismes linguistiques. Les états furent dès lors réorganisés sur une base linguistique, bien que d’aucuns craignissent que cela ne conduise à la désintégration de l’Inde. De telles inquiétudes se sont révélées vaines. Aujourd’hui, la langue n’est plus, de manière générale, un problème épineux.

Le fédéralisme indien est certes encore mis à l’épreuve. Mais ce n’est plus l’épreuve du feu.

L’expérience démontre que le fédéralisme en Inde n’est pas aussi superficiel que certains ont pu le considérer. L’époque de l’hégémonie du parti unique, qui fut appelée « le système du Congrès », est révolue. Le parti du Congrès, qui monopolisa la scène politique indienne et fut responsable de la centralisation du pouvoir, a perdu aujourd’hui une grande partie de sa base politique et de son attrait. Sa défaite, dans quatre des cinq états ayant organisé des élections législatives en novembre 2003 – Mizoram, Delhi, Rajasthan, Madhya Pradesh et Chhattisgarh – a ruiné l’espoir du parti du Congrès, vénérable parti de l’Inde, de prendre le pouvoir lors des élections législatives fédérales de 2004.

Le passage d’un parti dominant à un système de partis multiples a renforcé le fédéralisme. Les gouvernements de coalition vont maintenant se maintenir. L’Alliance démocratique nationale (NDA), dirigée par le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata (BJP), a passé avec succès l’épreuve des élections législatives, grâce à sa capacité de réunir une large coalition de 20 partis extrêmement disparates.

Le parti du Congrès a beaucoup souffert de ses tergiversations vis-à-vis de l’idée d’un gouvernement de coalition et de sa préférence pour une politique solitaire. Mais l’Inde, un pays à l’échelle d’un continent, étant elle-même une coalition, les gouvernements de coalition reflètent mieux la multiplicité des niveaux et la diversité des aspirations.

Durant ces dernières années, l’Inde a connu une révolution silencieuse (mais l’était-elle vraiment?). Les castes inférieures, aussi nommées « intouchables », les castes intermédiaires, la paysannerie et les partis régionaux en sont les protagonistes. Tous ces groupes se disputent désormais les faveurs de la nation. Les dalits (qualifiés dans la Constitution de l’Inde de « castes répertoriées ») et les groupes marginaux ont émergé comme autant de facteurs puissants et indépendants dans la politique indienne. Selon l’ex-premier ministre V.P. Singh, cela « représente un changement dans la syntaxe de la politique indienne ».

Une nouvelle race de partis politiques

La nouvelle autorité des partis régionaux a complètement transformé le fédéralisme indien. Jadis traités d’éléments de désintégration, voire de curiosité, les partis régionaux ont assumé un nouveau rôle dans la gouvernance indienne. Les trois dernières élections législatives – 1996, 1998 et 1999 – ont modifié la perception des partis régionaux, qui sont devenus les acteurs principaux dans la formation de gouvernements de coalition multipartites à New Delhi.

Le gouvernement fédéral du Front uni (1996-1998) a donné le ton pour un changement radical dans les relations de pouvoir entre la fédération et les états. Il a favorisé un nouveau système de gouvernance, basé sur le fédéralisme, la décentralisation, la responsabilité, l’égalité et la justice sociale. Il a permis une plus grande dévolution de l’autonomie et du pouvoir en faveur des états.

La coalition de l’Alliance démocratique nationale à New Delhi n’a quant à elle peut-être pas fait avancer l’agenda fédéraliste, mais ses succès ont incité les analystes et les praticiens du fédéralisme à parler d’« états forts avec une structure centrale souple », de « fédéralisme véritable », de « fédéralisme fiscal » et de « fédéralisme coopératif ». Ces termes, et d’autres identiques, ont gagné du crédit dans les discours politiques nationaux.

Un gouvernement fédéral fort existe encore, mais sa capacité d’intervention est faible et son autorité en train de diminuer. Il est obligé maintenant de négocier là où auparavant il se serait imposé. Quelques capitales d’états comme Bangalore, Hyderabad et Mumbai ont émergé comme des centres crédibles de pouvoir parallèle. Les chefs d’État en visite en Inde ne peuvent plus les éviter. Quant à des dirigeants comme le ministre en chef Chandrababu Naidu, d’Andhra Pradesh, ils sont des hôtes incontournables du Forum économique mondial de Davos.

La puissance populaire

Le développement le plus significatif dans la pratique indienne du fédéralisme a été l’émergence d’un troisième ordre de gouvernement, les panchayats locaux. Cette institution relativement nouvelle a élargi et approfondi la base démocratique du pays d’une manière surprenante.

Aujourd’hui, plus de trois millions d’Indiens sont élus tous les cinq ans à des fonctions dans des panchayats. Un million de ces sièges sont constitutionnellement réservés aux femmes. Un nombre important de groupes et de communautés, autrefois exclus, font désormais partie des organes de décision. Chaque état a, d’une certaine manière, reçu une structure fédérale qui comprend trois ordres distincts : district, bloc et village.

Les organes locaux aux niveaux du village, du bloc et du district sont encore loin d’avoir obtenu des institutions relevant d’un statut de gouvernement autonome, mais ils ont modifié l’alchimie de la politique indienne. Leur plus grand impact concerne la gouvernance. L’arrivée du Panchayati Raj (terme hindi qui désigne les gouvernements locaux) l’a soustraite au contrôle unique des gouvernements du centre et des états pour l’établir au-delà de ceux-ci. La gouvernance en Inde est aujourd’hui plus forte, plus large et plus interconnectée qu’elle ne l’a jamais été. Le système fédéral indien est de la sorte plus responsable, avec un nombre toujours plus grand de personnes qui y sont associées, et qui travaillent à sa gestion et à son amélioration.

Cette transformation, invisible au début, est devenue la source de craquements visibles avant de provoquer l’effondrement du système. Les panchayats ont commencé à supprimer quelquesunes des conséquences négatives, si ce n’est toutes encore, des contrôles de haut en bas qui caractérisaient les puissants états indiens.

Comme le cas indien le démontre, une structure fédérale démocratique a les moyens de résister aux tensions et aux pressions qui découlent d’exigences aussi diverses que contradictoires. À ce titre, l’Inde ne pourrait pas être ce qu’elle est sans fédéralisme.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004