Le fédéralisme peut-ilcontribuer à concilier la diversité ethnique etnationale?

PAR JOHN MCGARRY

Dans une grande partie du monde, la réponse à cette question est un « Non » catégorique. La plupart des États d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Asie sont résolument opposés à l’idée de réconcilier leurs communautés nationales et ethniques au moyen d’institutions fédérales. Pour eux, le mot fédéralisme sonne comme une insulte.

En Europe occidentale, les Français se montrent eux aussi hostiles au fédéralisme. Même les Américains, qui vivent pourtant sous le plus ancien régime fédéral du monde moderne, sont plutôt opposés à l’utilisation de ce système politique pour octroyer un gouvernement autonome à des peuples distincts. Ils ont d’ailleurs soigneusement délimité les frontières intérieures de leur propre fédération pour éviter cet écueil. À l’heure actuelle, quand des experts américains recommandent le fédéralisme à d’autres pays, comme l’Irak, ils ont

n’y a aucune chance pour que le fédéralisme

habituellement à l’esprit le modèle

multinational puisse fonctionner?

américain, donc une fédération dans

du fédéralisme, au

laquelle les frontières intérieures ne

La réponse est clairement négative.

suivent pas les frontières ethniques et nombre desquels

Les opposants montrent du doigt des échecs

nationales, mais au contraire

l’Union soviétique, la évidents, mais il y a des succès tout aussi

s’entrecroisent avec celles-ci.

manifestes. Deux des plus anciens États

Tchécoslovaquie, la

fédéraux, le Canada et la Suisse, accordent

Revers post-communistes

Yougoslavie et le Nigeria, effectivement un gouvernement autonome à

La vaste opposition au fédéralisme

leurs principales communautés ethniques,

concernent des

multinational (ou multiethnique) est liée

linguistiques ou nationales. Plus récemment,

à l’idée que le système ne fonctionne tout

la Belgique s’est réorganisée sous forme de

simplement pas. On craint que le fait de concéder un gouvernement autonome à des peuples distincts ne génère des forces centrifuges dont la résultante serait l’éclatement de la fédération, ou son effondrement. Cette façon de voir les choses est largement partagée parce que les faits semblent abonder en ce sens.

Les détracteurs du fédéralisme multinational stigmatisent en particulier l’expérience de l’Europe de l’Est post-communiste. Alors que tous les États unitaires qui en faisaient partie ont été préservés après 1989, ses trois fédérations multinationales (l’Union soviétique, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie) ont été démembrées. Les fédérations ont également connu des processus de transition plus violents que les États unitaires.

Mais avant cela, les fédérations multinationales formées dans le sillage de la décolonisation ont connu des destins tout aussi

John McGarry est titulaire de la Chaire canadienne de recherche sur le nationalisme et la démocratie à l’université Queen’s (Canada). Cet article se base sur un travail entrepris conjointement avec Brendan O’Leary que l’on peut consulter sur le site Internet du Forum des fédérations (www.forumfed.org) en cliquant sur « Bibliothèque sur le fédéralisme », puis en utilisant les critères « Comparatif » pour la région et « McGarry » pour le nom de l’auteur.

catastrophiques. Qu’on pense seulement à la Fédération des Indes Occidentales dans les Caraïbes; la Fédération d’Afrique de l’Est et l’Éthiopie, en Afrique orientale; la Rhodésie du Nord et du Sud et le Nyassaland, en Afrique australe; et le Pakistan et l’Union malaise, en Asie. La fédération du Nigeria est certes parvenue à se maintenir, mais au prix d’une violente guerre civile et de décennies de dictature militaire.

Face à une telle réalité, il paraît difficile de prétendre que le fédéralisme est la panacée pour les États multiethniques ou multinationaux. Il semble également clair que le fait d’octroyer à certains groupes nationaux des entités fédérées propres leur fournit les moyens de lancer des mouvements sécessionnistes, pour peu qu’ils choisissent de le faire.

Mais cette évidence signifie-t-elle également, ainsi que le suggèrent certains critiques, qu’il

fédération ethnique, et l’Espagne a elle aussi

adopté plusieurs attributs relevant du fédéralisme multiethnique. D’une manière plus remarquable encore, l’Inde, la démocratie la plus vaste et la plus efficace du monde post-colonial, est également un État ethno-fédéral.

Pas vraiment fédéral, économiquement faible et non démocratique

Chose étonnante, les détracteurs du fédéralisme multinational oublient de préciser que les principaux échecs du fédéralisme, au nombre desquels l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et le Nigeria, concernent des pseudo-fédérations. Dans de nombreux cas, celles-ci étaient nées sous la contrainte. En pratique, il s’agissait souvent d’États fermement centralisés. Au surplus, elles se révélaient peu démocratiques. Ce dernier point signifie à lui tout seul que leurs gouvernements n’étaient pas représentatifs des populations concernées et qu’il n’y avait pas de possibilité de dialogue ou de coopération entre leurs différentes composantes nationales. Il n’est donc pas surprenant que les minorités aient choisi de se séparer dès que l’occasion leur en a été fournie.

Toutes les fédérations communistes et post-coloniales qui se sont dissoutes étaient économiquement faibles. À cause de la

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

corruption ou des pénuries dues à une économie planifiée, elles n’ont pas pu offrir à leurs populations des conditions de vie décentes, ou permettant d’envisager une amélioration. Les régions de ces États qui avaient développé un certain esprit d’entreprise, comme la Slovénie ou les Républiques baltes, ont considéré qu’il était particulièrement difficile de s’accommoder d’un tel état de fait.

Les détracteurs du fédéralisme multiethnique pourraient avancer des arguments plus solides s’ils étaient en mesure de démontrer que, dans au moins un cas, il aurait été possible de gouverner de manière démocratique s’il s’était agi d’un État unitaire ou d’une fédération comme les États-Unis. Cependant, rares sont les témoignages qui militent en faveur d’une telle hypothèse. Même Lénine, qui était fermement opposé au fédéralisme multiethnique, avait reconnu que c’était le seul moyen de maintenir la cohésion de l’Union soviétique. Pour la même raison, Tito a été obligé d’adopter à son corps défendant le fédéralisme pour la Yougoslavie.

Relever que seules les fédérations ont implosé dans l’Europe de l’Est communiste, c’est dissimuler le fait incontestable qu’elles étaient également – et de loin – les États les plus hétérogènes du point de vue des nationalités. Cela explique d’ailleurs qu’elles aient été dès le départ des fédérations. Au bout du compte, il y a autant de raisons de prétendre que l’instabilité de ces fédérations résultait de leur diversité que de leurs structures institutionnelles de type ethnofédéral.

Un groupe majoritaire?

Autrement dit, il manquait à toutes les fédérations qui ont fait long feu une communauté ethnique dominante, rassemblant une large majorité de la population, et qui aurait été capable de maintenir la fédération en cas de crise.

Le fait que les États-Unis se soient constitués autour d’un groupe dominant d’Anglo-Saxons blancs et protestants explique qu’ils sont plus stables que le Nigeria, auquel un peuple manifestement dominant fait défaut. La même comparaison aide à expliquer la raison pour laquelle la Fédération de Russie est plus stable et plus résistante à la sécession que la défunte Union soviétique. Les Russes détiennent une majorité de 81,5 pour cent dans la Fédération de Russie, alors qu’ils ne représentaient que 51 pour cent en URSS.

Ces considérations montrent que le fédéralisme multinational n’est pas condamné à échouer. Mais il y a quand même certaines conditions qui rendent sa réussite plus prévisible.

Ainsi, une fédération aura plus de chances de réussir si elle possède une communauté ethnique dominante, parce qu’une telle majorité a la force

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

nécessaire pour résister aux mouvements sécessionnistes. Elle peut également se sentir suffisamment stable pour faire des concessions aux autres groupes. Les fédérations multinationales ne disposant pas d’un groupe fort seront plus facilement instables, parce que d’autres peuples s’imagineront qu’ils peuvent dominer. Cela signifie qu’il est impossible d’extrapoler quant à l’avenir de la Russie en se basant sur l’expérience de l’Union soviétique, parce que les Russes sont nettement prépondérants dans la première, alors qu’ils ne l’étaient pas dans la seconde.

Répartition du pouvoir au centre de l’État

Voici une autre condition essentielle à son succès : une fédération aura plus de chances de durer si toutes ses composantes sont représentées au sein du gouvernement fédéral. Les thuriféraires du fédéralisme multiethnique le préconisent généralement comme une méthode permettant d’accorder une certaine autonomie à des peuples distincts.

On prétend parfois qu’un avantage du fédéralisme réside dans le fait que les groupes exclus du centre peuvent trouver une compensation auprès des pouvoirs régionaux. Un tel raisonnement ignore le fait que le fédéralisme engage autant les pouvoirs partagés que les pouvoirs propres, et que toutes les fédérations confient des compétences considérables à leur gouvernement fédéral. Un groupe qui se sent exclu du gouvernement fédéral accordera moins d’importance à la fédération et sera encouragé à la sécession. Il est évident, si l’on considère toutes les fédérations qui ont réussi, que les pratiques de partage du pouvoir au niveau fédéral se sont révélées essentielles, et il est tout aussi évident, si l’on prend en compte les fédérations qui ont échoué, que le partage du pouvoir y était inexistant.

Démocratie, état de droit et liberté de choix

Les fédérations authentiquement démocratiques sont mieux à même de survivre que les pseudo-fédérations. Elles permettent aux représentants de leurs communautés nationales de s’engager dans un dialogue et des négociations touchant leurs intérêts, leurs doléances et leurs aspirations, conditions préalables au développement de pratiques de coopération.

Une telle fédération repose aussi sur l’état de droit. Cela implique que la répartition constitutionnelle du pouvoir, de même que les droits des minorités, soient respectés. Les fédérations qui ont échoué étaient tout au plus engagées dans un processus de démocratisation. Il ne s’agissait en aucun cas de démocraties établies. Cela ne signifie pas que les fédérations démocratiques seront toujours couronnées de succès; on ne peut cependant pas conclure que le Canada, la Belgique, l’Inde ou la Suisse suivront forcément la trace des fédérations défuntes.

Les fédérations qui se sont établies sur une base délibérée vont probablement durer plus longtemps que celles dont l’existence est due à la contrainte. Les fédérations volontaires, établies sur la base de négociations entre les représentants de leurs diverses composantes, seront plus facilement considérées comme légitimes par leurs citoyens que celles qui ont été imposées. Elles sont également mieux à même d’entretenir une tradition de conciliation.

Les fédérations multinationales qui ont réussi, y compris le Canada et la Belgique, sont nées d’accords volontaires. La plupart des fédérations qui ont échoué, de leur côté, ont été formées sans le consentement de leurs communautés. Cette constatation ne laisse rien augurer de bon pour l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, dont l’origine remonte aux accords de Dayton, qui ont été imposés par la communauté internationale.

Les fédérations multinationales prospères auront probablement un avenir plus radieux que celles qui se trouvent dans une situation économique difficile. Il ne faut certes pas exagérer l’importance des facteurs économiques lorsque des questions d’identité sont en jeu, mais la crise des fédérations communistes et post-coloniales, qui se sont disloquées, a été clairement exacerbée par leur incapacité à fournir un certain bien-être matériel à leurs citoyens.

Des leçons à tirer pour l’Irak et al.

Quels enseignements peut-on en retirer pour l’Irak, où un intense débat se déroule actuellement quant à la valeur du fédéralisme multiethnique?

Une promesse de prospérité, due à ses vastes réserves de pétrole, plaide en faveur de l’Irak. Il est toujours plus facile de partager la richesse que la pauvreté. Mais cette richesse devra être gérée avec soin et partagée avec équité, à l’inverse de ce qui se pratique au Nigeria. Un programme de péréquation régionale juste et équitable pour les différentes provinces du pays pourrait aider à y parvenir.

Un Irak fédéral pourrait se révéler stable si les Arabes, qui représentent quelque 80 pour cent de sa population, en venaient à représenter une majorité nationale cohérente. Si, comme cela semble plus probable, ils devaient se diviser suivant des lignes de fracture entre les Chiites eux-mêmes, et entre ces derniers et les Sunnites, une fédération irakienne pourrait quand même être viable si elle développait une intense pratique de partage du pouvoir parmi les Kurdes et les groupes arabes au sein du gouvernement fédéral, y compris la justice, la bureaucratie, l’armée et la police. Les perspectives de succès seraient renforcées si la fédération était issue à l’interne d’une négociation menée entre les chefs de toutes ses composantes.

Pour ce faire, il serait bon que tous les négociateurs de la nouvelle constitution et les prochains dirigeants des nouvelles institutions fussent d’authentiques représentants de leurs partisans. Cela sous-entend que le processus constitutionnel soit aussi démocratique que possible, et qu’aucune force extérieure ne harcèle les délégués, directement ou indirectement.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004