Une nouvelle constitution pour l’Irak – fédérale peutêtre, mais jusqu’à quel point?

PAR JIM BEAULIEU

Une constitution doit prévoir la répartition des pouvoirs et une décentralisation fiscale structurée confiant les décisions régionales aux politiciens locaux. On ne défend pas très activement cette idée en Irak… pour l’instant.

Afin de remplir les engagements qu’elle avait pris devant le Conseil de gouvernement irakien, l’Autorité provisoire de la coalition a promis de transmettre le pouvoir aux Irakiens le 30 juin 2004. Pour ce faire, des comités électoraux devraient se réunir dans les 18 provinces, le 31 mai au plus tard, pour élire les membres d’une Assemblée nationale transitoire. Celle-ci aura pour tâche de préparer la nouvelle constitution. En janvier, de nombreux Irakiens avaient manifesté pour réclamer que ces comités électoraux soient remplacés par de véritables élections. Unrevirement de la politique menée par les États-Unis a incité le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan à envoyer sur place une équipe d’experts, afin de déterminer s’il était possible d’organiser des élections d’ici à la fin du mois de mai.

Une fois que la question des élections aura été résolue, la nouvelle constitution irakienne pourrait opter pour une solution de type fédéral. Mais l’Irak a vécu pendant plus de 30 ans sous un régime dictatorial, ce qui ne facilitera pas la transition vers la démocratie, ni vers le fédéralisme. Bien que les Irakiens eux-mêmes semblent vouloir un système démocratique, et qu’ils devront sans doute l’accepter, il n’est pas certain qu’ils connaissent tous les types de fédéralisme, ni que leurs dirigeants soient capables de définir la forme de fédéralisme qui servirait au mieux le pays et lui permettrait de ne pas répéter les dérèglements politiques passés.

L’Irak est un pays de quelque 25 millions d’habitants, marqué par des différences linguistiques, des groupes religieux, des loyautés tribales et une répartition inégale des richesses. La force et la terreur ont permis de maintenir la cohésion de cet ensemble. Le pouvoir politique, militaire et économique a été concentré entre les mains d’une seule personne, Saddam Hussein, aidé par le parti Baas, ce qui a servi les intérêts d’un dictateur avide de pouvoir absolu, plutôt que ceux du peuple irakien.

La diversité de la population a été acceptée, parfois même exploitée, rarement reconnue. Mais dans l’action politique, la diversité n’a jamais été acceptée et a toujours été punie sévèrement. Saddam Hussein a interdit tout partage du pouvoir politique, qu’il percevait comme une menace sur sa capacité de centralisation.

Un contrôle approfondi sur les richesses

Saddam Hussein a exercé son pouvoir par les forces armées, mais aussi par la mainmise sur les richesses du pays. Ces dernières années, quelque 90 pour cent des dépenses publiques en Irak ont été financées par les revenus provenant de l’exploitation du pétrole. Ceux-ci ont été gérés par Bagdad avant d’être distribués

Jim Beaulieu a été sous-ministre chargé des questions urbaines de la province du Manitoba. Il est rentré récemment d’une mission de trois mois dans la province de Nadjaf en Irak.

aux provinces (« gouvernorats ») par les ministères nationaux. C’était un système de répartition décentralisé, mais toutes les décisions étaient prises à Bagdad. Elles reflétaient la prépondérance de la capitale, sauf dans les cas où quelque délégation provinciale parvenait à les influencer.

La concentration du pouvoir à Bagdad a ouvert la porte à une corruption généralisée, accompagnée de la déresponsabilisation des chefs provinciaux et des citoyens vivant dans ces provinces.

Lorsqu’ils songent à l’avenir de l’Irak, de nombreux observateurs envisagent un recours au fédéralisme comme méthode démocratique permettant de partager le pouvoir et d’éviter le retour d’une dictature. Plus précisément, une constitution fédérale, qui permet les contrôles nécessaires et garantit les indispensables équilibres entre les détenteurs du pouvoir, est perçue comme la réponse adéquate aux nécessités démocratiques de l’Irak. Le partage du pouvoir et sa limitation, dans une constitution de type fédéral, devraient servir au mieux les intérêts du peuple. Par ailleurs, il ne fait aucun doute qu’un système présidentiel fort sera inévitable, comme ce fut le cas en Afghanistan.

La présidence : contrôles et contrepoids (« checks and balances »)?

Le choix d’un système fédéral centralisé et présidentiel a ses mérites. L’Irak a besoin d’un gouvernement fort afin de restaurer l’ordre public, de gérer les revenus du pétrole, d’organiser les services publics comme la santé et les transports, et de maintenirla cohésion de l’État. Saddam Hussein avait poursuivi tous ces objectifs nationaux, bien que les intérêts de son peuple n’aient jamais été sa priorité. Dans sa quête de projets d’envergure nationale, le dictateur n’était guidé que par son intérêt propre, et pas par celui du public.

La nouvelle constitution irakienne sera très certainement fondée sur les modèles de contrôles et d’équilibre applicables à l’exercice des pouvoirs présidentiels que l’on trouve dans d’autres systèmes fédéraux de même type. Elle devra aussi confier un certain rôle aux 18 provinces actuelles. Puisque celles-ci n’ont que peu ou pas d’expérience en matière de taxation directe, et qu’au surplus elles ne disposent pas de l’administration fiscale nécessaire, les revenus du pétrole distribués par Bagdad représenteront leur principale source de revenus. C’est ainsi la capitale – et non la constitution – qui répartira les flux financiers dans les provinces.

Un tel système maintiendrait donc une des faiblesses de la gouvernance actuelle, à savoir la centralisation du pouvoir à Bagdad par le biais du contrôle des finances. Cela risque de desservir le peuple irakien. En effet, si un régime présidentiel de type fédéral, assorti de contrôles et de contrepoids adéquats, peut améliorer l’ancien système, aucun progrès réel ne sera enregistré aussi longtemps que la constitution n’instaurera pas un partage du pouvoir financier avec les provinces, et par leur entremise avec les municipalités.

Un fédéralisme efficace et décentralisé du point de vue fiscal devrait notamment comprendre les éléments suivants :

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

  • Un gouvernement national élu, disposant de responsabilités dans les domaines de la santé, de la défense, de la production pétrolière, des transports, etc., doté de mécanismes de régulation assurant l’autorité civile, spécialement sur les forces armées;

  • Dix-huit gouvernements provinciaux démocratiquement élus, destinés à remplacer les gouvernorats que la dictature de Saddam Hussein avait pu manipuler à son gré, grâce à la centralisation du pouvoir, notamment en matière financière;

  • Une constitution garantissant aux provinces, de manière inconditionnelle, une partie des revenus du pétrole.

Les finances et l’autorité aux provinces

Le partage du pouvoir, opéré par une constitution de type fédéral, permettra de répartir l’autorité dans une population hétérogène. Des personnalités locales existent déjà dans les groupes religieux et les minorités ethniques. Mais pendant des décennies, la plupart de ces minorités, comme les populations qu’elles représentent, se sont vu refuser par Bagdad toute délégation de compétences et toute aide financière, le pouvoir demeurant entièrement aux mains de Saddam Hussein, des militaires et des membres de la minorité sunnite.

Un système fédéral décentralisé efficace exige que certaines compétences, notamment financières, soient transférées aux provinces en vertu de la constitution elle-même, et pas simplement comme l’aboutissement de négociations avec le gouvernement de Bagdad. De la sorte, les provinces n’auraient pas seulement le droit de légiférer dans leurs domaines de compétences, mais elles pourraient également dépenser leur part des revenus pétroliers en fonction des priorités qu’elles ont fixées elles-mêmes.

Des élections provinciales devraient transférer de larges responsabilités quant à l’utilisation de la quote-part des revenus pétroliers. L’existence d’une responsabilité régionale augmente les chances pour que la première préoccupation, dans tous les programmes provinciaux, soit de donner la priorité aux dépenses locales. Celles-ci ne sauraient dépendre des caprices de Bagdad.

Le partage constitutionnel des revenus créerait 18 centres de pouvoir en Irak qui, disposant de leurs propres juridictions provinciales, seraient soustraits au contrôle et à l’influence de Bagdad et du parlement national. Ils représenteraient 18 entités politiques incontestablement distinctes du pouvoir central, qui illustreraient la diversité ethnique du pays. Cela pourrait instaurer un contre-pouvoir aux abus dictatoriaux du passé, et permettrait également d’apaiser les craintes que ceux qui avaient été exclus du pouvoir par les cabales de la capitale ne soient desservis par le nouveau gouvernement.

Accepter les communautés ethniques et religieuses

Les Kurdes du Nord du pays pourraient bénéficier d’administrations provinciales reflétant des valeurs kurdes, ce qui leur permettrait d’être gouvernés par des dirigeants issus de leurs rangs. Il en irait de même pour les Sunnites du Centre de l’Irak et pour les Chiites au Sud. Les frontières des 18 provinces ne sont pas encore parfaitement tracées, mais l’existence de gouvernements provinciaux forts, qui représentent les majorités ethniques et religieuses régionales, contient la promesse de diminuer les tensions entre ces groupes dès lors qu’ils devront collaborer au niveau national pour résoudre des problèmes nationaux.

Actuellement en Irak, des coopérants rémunérés par l’Autorité provisoire de la coalition assistent les conseils provinciaux pour leur permettre d’acquérir les capacités gouvernementales nécessaires à une administration régionale efficace. Cette aide touche la formation, le financement des infrastructures, la création d’emplois et l’établissement d’une base électorale pour l’instauration d’un gouvernement régional démocratique. Une telle assistance est fournie sous le contrôle de cette Autorité provisoire, sans autre base légale ou constitutionnelle que le pouvoir des forces d’occupation.

Les conseils provinciaux ad interim ont été nommés par l’Autorité provisoire de la coalition et n’ont pas plus d’autorité législative que de pouvoir fiscal ou financier. Ils sont essentiellement de nature consultative et dépendent d’autres instances pour obtenir des financements et des décisions qui leur sont favorables.

Les actions entreprises par l’Autorité provisoire de la coalition ou par les conseils ne sont soumises à aucune responsabilité démocratique. Celle-ci devrait être instaurée après la tenue des élections en 2005.

Les expériences vécues par ces organes gouvernementaux, purement consultatifs, sont plus frustrantes qu’encourageantes. De fait, ces derniers sont implantés au niveau local, comme le sont également la plupart des problèmes qui surviennent dans la vie quotidienne des citoyens, qui se plaignent des interruptions quotidiennes dans l’approvisionnement en eau et en électricité, ou encore du manque d’emplois. Seul Bagdad peut décider de ces questions.

Mais les citoyens s’habituent à l’idée d’exiger des améliorations au niveau régional.

Les « politiciens » provinciaux sont les otages de ces revendications. Ils ont été nommés, ils veulent être efficaces – on attend d’ailleurs qu’ils le soient – mais ils ne disposent pas des instruments leur permettant d’agir en qualité de représentantsd’une province dans un État fédéral. Une solution pour améliorer l’efficacité de ces « conseillers en puissance » serait de promettre expressément que la décentralisation du pouvoir et le partage des ressources, prévus par la constitution, iront de pair avec les élections provinciales de 2005.

Manque de capacités provinciales et maintien d’un contrôle central?

Une des déclarations les plus alarmantes que l’on entend actuellement en Irak est l’affirmation selon laquelle les provinces pourraient ne pas avoir la capacité d’assumer toutes leurs responsabilités dans un système fédéral décentralisé, et qu’au surplus Bagdad devrait conserver le contrôle des finances pour permettre une transition réussie. Ce genre d’argumentation peut engendrer de faux espoirs, dans la mesure où les ministères centraux et les agents du pouvoir peuvent l’utiliser pour résister pendant des années à toute décentralisation véritable.

La seul espoir réside dans le fait que les élections de 2005, comme la nouvelle constitution, reconnaissent l’importance de finances décentralisées pour la gouvernance régionale. Les autorités provinciales pourraient certes commettre des erreurs, mais elles seraient moins graves que si elles étaient commises à l’échelle nationale, et il serait plus facile d’y remédier. Les éventuelles faiblesses des capacités provinciales peuvent être corrigées grâce aux dispositions transitoires de la constitution et au soutien constant des nations occidentales pour l’apprentissage des responsabilités.

C’est le partage des ressources financières, accompagné d’un système électoral adéquat, tous deux étant garantis par une constitution fédérale décentralisée, qui pourra contribuer à l’instauration d’une culture démocratique, capable de reconnaître la diversité des communautés irakiennes tout en s’appuyant sur elles. Cette répartition des pouvoirs et des finances diminuera les risques d’abus provoqués par un système national centralisé à Bagdad.

Une telle solution se doit d’être présentée aux membres de l’Assemblée nationale transitoire et, si elle était acceptée, au peuple de l’Irak.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004