La marche hésitante du Soudan vers la paix

Un traité de paix en 2004 contiendra-t-il de véritables dispositions relatives au partage du pouvoir?

PAR PAUL MORTON

Lannée 2004 pourrait voir la fin de la plus ancienne guerre civile d’Afrique, celle qui mine le Soudan. Ce conflit, qui oppose depuis vingt-deux ans le gouvernement aux forces rebelles du Sud, a déjà coûté la vie à plus de deux millions de personnes. Quelles qu’en soient les modalités, un éventuel accord de paix devra instaurer plusieurs niveaux de gouvernement pour répartir le pouvoir entre les divers ordres de gouvernement et au sein des institutions. Les deux principaux acteurs de la guerre, le gouvernement du Soudan et le Mouvement/Armée de libération des peuples du Soudan (SPLM/A), tiennent des rencontres et ont déjà signé certaines conventions préliminaires.

L’accord relatif au partage des biens, qui a été conclu au début du mois de janvier, instaure de nouveaux mécanismes de gouvernance. En schématisant, il y aura une division symétrique des revenus. La banque centrale sera scindée en deux divisions, l’une appliquant le droit bancaire islamique au Nord et l’autre pratiquant le système occidental au Sud. Deux monnaies seront conservées jusqu’au moment où elles fusionneront en une seule monnaie nationale. Le développement de ces structures requerra une intense volonté politique de la part des Soudanais. Le pays devra créer des capacités nouvelles. Les Soudanais devront maintenir le haut degré d’engagement nécessaire pour faire aboutir les négociations pendant toute la période de leur mise en application.

Deux nouveaux facteurs vont jouer un rôle clé pour la paix au Soudan : le pétrole et le Protocole de Machakos. Le pétrole y a été découvert depuis longtemps, mais a été extrait pour la première fois à Port-Soudan en 1999. Un accord bipartite permettant de partager cette richesse fait de l’or noir un enjeu essentiel des négociations. Le Protocole de Machakos, qui porte le nom de la ville du Kenya dans laquelle il a été signé en juillet 2002, donne aux Soudanais du Sud leur propre gouvernement autonome et reconnaît leur droit à l’autodétermination. Bien que le gouvernement soudanais ait fait machine arrière sur de récents documents présentés à la fin de 2003, les espoirs sont grands d’arriver à un accord global en 2004.

La communauté internationale devra également prolonger son soutien bien après la signature de l’accord. Garantir la sécurité par l’intermédiaire d’une force internationale n’est qu’un des éléments du soutien que l’on attend d’elle. Il lui incombera également de fournir une assistance permettant de rendre les nouvelles structures de gouvernement aussi efficaces et transparentes que

Paul Morton est gestionnaire de programme au Forum des fédérations.

possible : si les mécanismes sur lesquels les protagonistes se sont mis d’accord pour conclure la paix devaient se révéler inopérants, celle-ci ne serait alors certainement pas défendable.

Une percée décisive grâce au Protocole de Machakos

Les perspectives sont cependant encourageantes. Les parties sont aujourd’hui plus proches de la paix qu’elles ne l’ont jamais été depuis 1983, date à laquelle les insurgés du SPLM/A ont pris les armes contre le gouvernement. Sous les auspices du Protocole de

Machakos de 2002, des accords ont été trouvés en novembre et en décembre 2003 dans les deux domaines hautement contentieux de la sécurité et du partage des biens. Ces récents développements, qui résultent non seulement de l’engagement direct des principaux représentants du gouvernement et du SPLM/A, mais aussi de l’impatience croissante de la communauté internationale, ont fait naître l’espoir d’un accord global pour le début de l’année 2004.

En contrepartie à ces progrès dans les négociations, certains récits inquiétants font état de troubles dans la région du Darfour occidental, ainsi que d’un accroissement des tensions dans l’Est. Ces

compte-rendus peuvent paraître contradictoires. La persistance des tensions rappelle d’une part que des obstacles importants doivent encore être surmontés, et de l’autre qu’une paix durable exigera beaucoup plus qu’un accord de paix signé entre les deux principaux protagonistes.

D’autres problèmes fondamentaux sont demeurés sur la table des négociations, comme le partage du pouvoir et les décisions relatives au statut d’Abyei, du Nil Bleu du Sud et des montagnes Nuba. Mais des progrès significatifs devront aussi être faits quant à la responsabilité de ces profondes dissensions, tant dans le Nord que dans le Sud, pour qu’un éventuel accord de paix soit durable.

Deux décennies de guerre sont-elles sur le point de se terminer?

Diverses tentatives ont été effectuées pour mettre fin à cette dernière phase du conflit, mais elles n’ont connu que peu de succès jusqu’en 2002. Les négociations actuelles ont été entreprises sous les auspices de l’Autorité intergouvernementale de développement (IGAD), dont le gouvernement kenyan avait pris l’initiative en 1993, bien que les deux parties n’aient pas formellement accepté ses principes avant 1997. Conçu comme un instrument de coopération régionale dans la Corne de l’Afrique, pour promouvoir des initiatives régionales en matière de commerce, de développement et de sécurité, l’IGAD préside

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004

également au processus de paix en Somalie. Les progrès enregistrés au cours des années 1990 ont été faibles, dans la mesure où les acteurs régionaux ont commencé à se tourner versd’autres problèmes, notamment le conflit opposant l’Éthiopie àl’Érythrée, et celui qui se déroulait en République démocratique du Congo. Le mois de juillet 2002 a marqué un tournant pour le processus lancé par l’IGAD, grâce à la signature du Protocole de Machakos, qui délimitait un cadre à l’intérieur duquel pourraient se dérouler de futures négociations. Plusieurs facteurs ont contribué à l’accélération du processus de paix au cours des 18 derniers mois. Notons, parmi ces facteurs, les retombées desattaques terroristes de septembre 2001 aux États-Unis; l’engagement actif du médiateur en chef, le général kenyan Lazaro Sumbeiywo; une impulsion accrue de la part de la communauté internationale; et une pression croissante d’une population lassée de la guerre à travers tout le pays.

Le Protocole de Machakos a jeté les principes fondamentaux qui peuvent servir de base à l’établissement d’un prochain gouvernement intérimaire. Il dispose que les Soudanais du Sud « ont le droit de contrôler et de diriger les affaires de leur région et de participer d’une manière équitable au gouvernement national », et qu’ils « ont le droit à l’autodétermination, inter alia par un référendum destiné à déterminer leur futur statut ». Tout au long d’une période intérimaire, le Protocole engage principalement les parties à un système d’autonomie régionale et de partage du pouvoir dans un Soudan unifié. Cette acceptation de principe de la diversité, à laquelle se joint la nécessité d’une autonomie et des ressources qui permettent de la réaliser, sont des éléments clés dans la recherche d’une solution permanente au conflit. De ce point de vue, le Protocole de Machakos représente une percée fondamentale et a ouvert la voie aux progrès actuels dans les négociations.

La première année de discussions qui a suivi la conclusion du Protocole de Machakos a régulièrement apporté son lot d’accords sectoriels, bien que peu de progrès – voire aucun – n’aient été concédés aux questions épineuses du partage du pouvoir et des ressources, de la sécurité et du statut des trois zones contestées. Dans la seconde moitié de 2003, le processus s’est caractérisé par un certain nombre de revirements spectaculaires, qui ont débuté par la présentation au mois de juillet d’un acte qui sera connu ultérieurement sous le nom de document de Nakuru. Celui-ci représente un tournant essentiel dans la stratégie de médiation, qui est passée d’accords progressifs sur des questions individuelles à une approche globale intégrant toutes les questions encore en suspens. Alors que le SPLM/A l’a accepté comme point de départ, le gouvernement en a catégoriquement refusé les termes, prétendant qu’ils contredisaient les principes de Machakos. La controverse entourant le document de Nakuru a immédiatement suscité la polémique, et la vigueur des termes utilisés par les deux parties a fait craindre un enlisement du processus.

L’arrêt des pourparlers a cependant permis de relancer les discussions bilatérales entre le vice-président soudanais Taha et le dirigeant du SPLM/A Garang – une réussite incontestable et un retournement spectaculaire en faveur de négociations directes entre les deux parties. Il s’en est suivi un arrangement, conclu à Naivasha, sur la délicate question des mesures de sécurité, y compris sur l’engagement de forces intégrées dans des secteurs clés. Les pourparlers se sont poursuivis pendant l’automne, l’optimisme atteignant son apogée en décembre quant àl’imminence d’un accord final. À ce moment-là, un consensus fut trouvé sur le partage des biens, alors que le partage du pouvoir et le statut des trois secteurs contestés devaient encore être réglés. Bien que la résolution de cette dernière question représente encore un immense défi, il semble que l’impulsion qui a été donnée soit suffisante pour conduire les deux parties à la signature d’un

Le Soudan : une chronologie

1955 Rébellion des Soudanais du Sud
1956 Le Soudan unifié devient indépendant
1963 Les rebelles du Sud s’unissent sous l’égide du mouvement
Anya Nya
1972 L’accord de paix d’Addis-Abeba accorde l’autonomie au
Sud
1983 Révocation de l’accord de paix d’Addis-Abeba
1983 Début de la deuxième guerre civile, cette fois entre le
SPLM/A et le gouvernement
1989 Un coup d’État donne le pouvoir au Front islamique
national de Omar Hassan al-Bashir
1999 Le pétrole soudanais est amené par oléoduc pour la
première fois à Port-Soudan
2002 Signature par les deux parties du Protocole de Machakos,
le 20 juillet, dans la ville homonyme du Kenya
2003 Décembre – le gouvernement et le SPLM/A se mettent
d’accord pour partager les revenus du pétrole
2004 Janvier – le gouvernement et le SPLM/A se mettent
d’accord sur un partage des revenus non pétroliers

accord. En fin de compte, c’est leur capacité à obtenir l’appui d’autres factions qui déterminera l’étendue du soutien dont celuici bénéficiera.

Une longue histoire de divisions

La récente guerre civile au Soudan a opposé un Nord majoritairement arabe et musulman à un Sud principalement africain, chrétien ou animiste. Cette fracture entre le Nord et le Sud est l’aboutissement d’un processus séculaire d’« arabisation » et d’« islamisation » au Nord Soudan, et de résistance à ce mécanisme dans le Sud. La conquête du pays en 1899, par les forces conjointes anglo-égyptiennes, a perpétué ce clivage, puisqu’on décida de gouverner le pays séparément : le Nord s’estretrouvé sous l’influence active de l’Égypte tandis que le Sud était administré par les Britanniques, aidés par une importante présence des missionnaires. La décision précipitée de réunir les deux régions juste avant l’indépendance en 1956 a fait entrer un pays profondément divisé dans la deuxième moitié du 20e siècle : la violence avait d’ailleurs éclaté avant même que son indépendance ne soit formellement prononcée.

En 1958, un coup d’État a déclenché un programme d’islamisation forcée, ce qui a précipité la rébellion au Sud, entraînant la formation du premier mouvement dissident structuré du Soudan, appelé Anya Nya (poison de serpent). Cela a conduit à la première guerre civile, qui a commencé dès l’indépendance et qui a duré jusqu’en 1972. Comme dans le conflit suivant, qui s’est étendu aux années 1980 et 1990, le conflit a été marqué par l’importance des influences extérieures, qu’il s’agisse de la dynamique de la Guerre froide, du conflit israélo-arabe ou des tensions régionales. C’est seulement en 1972 que les parties ont réussi à signer l’accord d’Addis-Abeba, accordant au Sud une autonomie significative – le Soudan fraîchement indépendant ayant ainsi gagné une certaine stabilité.

Le conflit actuel a débuté avec la création du Mouvement/Armée de libération des peuples du Soudan en 1983, qui faisait suite la même année à un ordre de la République révoquant l’accord d’Addis-Abeba. Il en est résulté l’une des guerres civiles les plus irréductibles de l’Afrique, une crise humanitaire à grande échelle et une instabilité régionale manifeste.

Fédérations vol. 4, no 1, mars 2004