Yougoslavie : les raisons d’un échec

PAR DEJAN GUZINA

Un système fédéral différent aurait-il pu préserver la Yougoslavie de l’implosion? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais il est clair que la structure donnée par la Constitution yougoslave de 1974 contenait les germes de la désunion et du séparatisme. Tito avait bien tenté d’institutionnaliser sa politique baptisée « fraternité et unité ». Mais après sa disparition, c’est exactement le contraire qui s’estproduit : les fondements constitutionnels de l’État yougoslave ont encouragé le clivage de la population en différents groupes ethniques.

Pourquoi le système fédéral yougoslave n’a-t-il pas fonctionné? Son défaut principal a été son journaliste croate Jelena Lovric´, l’un des plus fins connaisseurs des affaires de l’ancienne Yougoslavie, a maintenu que cette seconde purge fut probablement encore plus néfaste pour le destin de la Yougoslavie que ne l’avait été la mise à l’écart des « libéraux nationaux » de Croatie.

En Serbie, après 1972, plus de 6000 personnes ont ainsi perdu leur emploi dans la politique, l’économie, les médias et les institutions culturelles. Leurs postes ont été rapidement repourvus par des apparatchiks du parti, fidèles aux valeurs les plus traditionnelles du communisme : le rôle révolutionnaire du parti, l’égalitarisme, l’union, l’unanimité, la rhétorique de la

fraternité et de l’unité, etc. Ce qui avait

débuté comme une authentique

incapacité à démêler les relations

modernisation visant le « socialisme à

impossibles entre l’ethnicité et le

visage humain » s’achevait

socialisme, les deux principes

lamentablement comme une version serbe

antinomiques qui régissaient l’État

de la Révolution culturelle chinoise, qui

socialiste multinational. La

en fin de compte a préparé le terrain pour

Constitution yougoslave de 1974

le développement d’un fort courant

illustre parfaitement ce paradoxe.

antilibéral et populiste en Serbie dans les

Elle a été dictée par une nouvelle

années 1980.

tentative de la vieille garde

communiste, menée par Tito et son

Vinrent ensuite les changements

plus fidèle idéologue Edvard

économiques. Le seconde mesure prise

Kardelj, de résoudre les deux

par Tito fut la création d’une nouvelle

problèmes qui se sont conjugués au

structure économique de type fédéral

début des années 1970 :

pour la Yougoslavie. Son idée était la

• la résurgence du nationalisme

suivante : alors qu’un système

dans le pays, et

d’autogestion réformé permettrait de

• l’accroissement de la pression en

soutenir un taux de croissance élevé, la

faveur de réformes politiques.

décentralisation satisferait la demande

Cette pression réformatrice avait été provoquée par la modernisation rapide et l’augmentation des attentes de la nouvelle classe moyenne urbanisée, dans la Yougoslavie de l’après-guerre.

Deux projets qui ont échoué

À l’époque, Tito a pris deux mesures pour tenter de résoudre cette crise : une série de purges et la décentralisation de l’économie par l’autogestion des travailleurs au niveau de l’usine. Leurs conséquences seront désastreuses.

L’idée même de purification est assez malheureuse. La première mesure prise par Tito a pourtant été une série de purges politiques visant dans tout le pays les réformateurs du parti. Elles ont commencé en 1971 avec l’écrasement de ce qui fut appelé le « printemps croate », et se sont poursuivies une année plus tard avec l’éviction du chef du parti communiste serbe Marko Nikezic´, puis de ses successeurs, qui étaient connus pourleur soutien à la libéralisation de l’économie et de l’État. Bien que peu de choses aient été écrites à son sujet en Occident, le

Dejan Guzina est professeur adjoint au Département de sciences politiques de l’université Wilfrid Laurier, à Waterloo, au Canada.

grandissante, tant pour une véritable

libéralisation du système que pour l’octroi aux régions d’un plus grand poids dans le processus décisionnel. Ce programme s’est révélé désastreux. Le parti a complètement échoué dans sa tentative de préparer l’économie à une nouvelle étape qualitative de son développement pour les années 1980. Le nationalisme ethnique a continué de gagner du terrain, et le seul « succès » de ce programme a été d’empêcher durablement l’émergence de mouvements sociaux démocratiques qui auraient pu transcender les frontières régionales.

Pourquoi les réformes de Tito ont manqué leur but

En théorie, la nouvelle Constitution reposait sur la double souveraineté du peuple travailleur – le prolétariat – et des nations et nationalités. Le mot « nationalités » faisait référence aux importantes minorités nationales comme les Hongrois et les Albanais vivant dans les provinces serbes de Voïvodine et du Kosovo. Mais les moyens par lesquels les travailleurs pouvaient faire valoir leurs droits étaient directement reliés aux républiques et aux provinces. Il en est résulté que les autorités de ces dernières ont vu leur nombre doubler, au détriment des institutions fédérales qui sont devenues de plus en plus

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marginales. Introduire l’autogestion directement dans la toute capacité d’agir avec une quelconque légitimité. En dépit de communauté des nations et nationalités – autrement dit dans les la grande popularité dont il bénéficiait à l’époque en Bosnierépubliques et les provinces – a Herzégovine, en Serbie et en Croatie, le complètement perverti son rôle de

L’entrée en scène du nationalisme ethnique

gouvernement Markovic´ devint rapidement la

revendication des droits des classes laborieuses.

Cet aménagement constitutionnel a procuré aux élites des républiques yougoslaves à la fois le fond et la forme d’une existence nationale et d’un pouvoir politique. Les changements qui en ont découlé quant aux critères de réussite en Yougoslavie ont radicalement sapé les liens qui existaient entre les républiques et la fédération. En l’absence d’un système multipartite et de la force intégrative d’une économie de marché, les dirigeants régionaux n’avaient plus aucune raison de rechercher de l’avancement dans l’appareil du gouvernement central. Au contraire, ils ont créé de nouvelles opportunités dans leurs républiques et leurs provinces, chacune dans son propre contexte ethnique. En même temps, les affectations à des postes fédéraux ont été considérées de plus en plus souvent comme des postes « étrangers », dont le rôle était de favoriser les intérêts « diplomatiques » des républiques et provinces concernées.

La crise économique des années 1980

L’autorité de Tito et le statut international de la Yougoslavie, dans un monde divisé par la Guerre froide, ont tous deux permis de freiner les forces centrifuges qui se développaient dans les républiques yougoslaves. Mais la disparition de Tito en 1980, suivie par une grave crise économique et un effondrement fiscal l’année suivante, ont fini par déchaîner les tendances désintégratives du système constitutionnel yougoslave. On ne soulignera jamais assez le rôle joué par l’échec des politiques de modernisation. Les standards de vie élevés des années 1970 ont brusquement pris fin en 1981, quand les Yougoslaves ont finalement appris toute la vérité à propos de leur économie.

Entre 1974 et 1980, la Yougoslavie avait emprunté 16 433 milliards de dollars américains au FMI, mais aussi à des gouvernements et à un grand nombre de banques commerciales en Occident. L’inflation avait atteint un taux annuel de 45 pour cent et le chômage touchait 800 000 personnes. Au-delà des chiffres relatifs à ce marasme, quelque deux millions de travailleurs sont devenus ce que l’on a appelé des « surplus technologiques ». En 1984, les conditions de vie étaient retombées au niveau des années 1960. Dans de telles conditions, les dirigeants des républiques ont commencé à s’adresser des reproches mutuels sur les échecs de l’économie et de la politique sociale en Yougoslavie. Ce faisant, ils ne pouvaient prendre pour cible que le cadre constitutionnel fédéral (en vérité confédéral), dans la mesure où, en pratique, leurs droits de veto individuels leur permettaient de poursuivre leurs propres politiques, à l’encontre des intérêts des autres républiques et provinces, sans aucune crainte de représailles.

Il n’est pas surprenant que le veto ait été rapidement considéré comme un droit fondamental par chaque entité fédérée, quelle que soit la question dont il faisait l’objet. Cela eut des conséquences préjudiciables sur la légitimité du Conseil exécutif fédéral – le cabinet yougoslave – parce que ses pouvoirs sont devenus totalement dépendants du processus de prise dedécision au niveau des républiques. À la fin des années 1980, cet aménagement centré sur le territoire avait privé le dernier gouvernement fédéral pro-yougoslave, celui d’Ante Markovic´, de victime de la campagne orchestrée par les élites des républiques de Serbie, de Croatie et de Slovénie, qui avait pour but de détruire le programme gouvernemental de réformes économiques et politiques. Ce fut d’ailleurs la dernière campagne dans laquelle la Serbie se retrouva aux côtés de la Croatie et de la Slovénie. Il est piquant de noter que leur démission simultanée du gouvernement yougoslave s’est effectuée en suivant les procédures prévues par la Constitution elle-même. De la sorte, on peut affirmer que la Yougoslavie n’a pas été assassinée, mais qu’elle s’est suicidée.

Au début des années 1990, le pays était déjà complètement disloqué d’un point de vue territorial, économique et ethnique. Les puissants courants suscités dans l’opinion publique par les médias des républiques, spécialement les chaînes de télévision et les quotidiens locaux, ont « préparé » les citoyens yougoslaves à souscrire à des slogans politiques tenant plutôt du graffiti qui minaient la légitimité de la Yougoslavie : « République du Kosovo », « Slovénie, mon pays », « Esprit bosniaque », « Tousles Serbes sur une terre serbe », « Mille ans d’État croate » ou «Identité de Voïvodine ».

Ces slogans ont rapidement cédé la place à la rivalité entre trois modèles détaillés censés résoudre la crise constitutionnelle dans le pays. En réalité, ils trahissaient déjà les velléités à peinedéguisées de créer des États-nations indépendants et souverains. Les voici :

  • une confédération – proposition de la Slovénie et de la Croatie;

  • une fédération – proposition de la Serbie et du Monténégro; et

  • une structure hybride – proposition de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine.

Les représentants slovènes ont été les premiers à exposer leur vision d’une Yougoslavie confédérale. Leur proposition de « fédération asymétrique » est devenue un modèle « confédéral » dans la seconde moitié de 1990, après que les Croates eurent décidé de le soutenir. Il rejetait le vote majoritaire en raison de laprédominance démographique des Serbes en Yougoslavie. À sa place, il défendait avec acharnement le principe du consensus et des droits à l’autodétermination inscrits dans la Constitution de 1974. Ce document se caractérisait par de nombreuses références à l’Europe et à la Communauté européenne, sans la moindre mention de la Yougoslavie…

La prise de position des Serbes et des Monténégrins était basée sur l’idée que la moindre référence à une confédération yougoslave conduirait à la désintégration complète du pays, réduisant plus de deux millions de Serbes qui vivaient en Croatie et en Bosnie-Herzégovine au statut incertain de minorité nationale. C’est la raison pour laquelle leur proposition de Yougoslavie fédérale mettait l’accent sur les principes du vote majoritaire et sur les droits des citoyens plutôt que ceux des minorités. En dépit de sa phraséologie apparemment démocratique, la proposition des Serbes et des Monténégrins ne tenait aucun compte de la complexité culturelle ni des différences historiques entre les républiques et les peuples yougoslaves. Sonbut principal était de préserver un État dans lequel tous les Serbes pourraient continuer de vivre ensemble, mais son soutien

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au principe majoritaire a fait que les non Serbes l’ont frappée d’anathème. Comme pour la proposition des Croates et des Slovènes, elle promouvait les intérêts spécifiques d’une nation au détriment de ceux des autres…

La « troisième voie » ne fait pas non plus l’unanimité

Les présidents de Bosnie et de Macédoine, Alija Izetbegovic´et Kiro Gligorov, ont présenté au « public yougoslave » leurs propositions en juin 1991, à la veille des guerres en Slovénie et en Croatie. Dans ces circonstances extrêmement tendues, il n’est pas étonnant qu’ils aient décrit leur programme comme une «troisième voie » médiane entre les concepts de Yougoslavie confédérale et fédérale qui avaient déjà été avancés. Leur « plate-forme relative à

l’avenir de la communauté yougoslave »

région reste incertaine. En dépit du soutien

politique pourraient être appliquées dans la

était donc basée sur le concept de double

souveraineté – avec d’un côté les

international actuellement apporté à la

républiques et de l’autre un centre fédéral

Bosnie-Herzégovine et à la Macédoine, sur

qui aurait été doté de fonctions similaires à

les principes du fédéralisme et du

celles qui avaient été définies dans la

compromis entre les diverses communautés

Constitution de 1974. Ces principes

ethniques, le fédéralisme pourrait bien ne

garantissaient un marché unique de même que les droits fondamentaux et ceux des minorités à travers toute la Yougoslavie, et ils maintenaient une politique commune en matière de défense et de relations extérieures. En réalité, leur proposition se rapprochait du modèle slovène et croate, en ce sens qu’elle limitait expressément le droit à l’autodétermination nationale des peuples qui étaient déjà organisés dans les unités fédérées existantes. Ceux qui vivaient au-delà des frontières de leurs républiques (majoritairement les Serbes en Croatie et les Serbo-Croates de Bosnie – voire à l’intérieur des républiques, comme les Albanais de Macédoine) devenaient des minorités nationales, comme dans le modèle confédéral conjoint slovène et croate.

C’est ainsi qu’à la fin de 1990 et en 1991, il devint évident que la Yougoslavie était dans l’impasse. Tandis que la « troisième voie » et le modèle « confédéral » préfiguraient aux représentants serbes la porte ouverte à la sécession, la Yougoslavie « fédérale » semblait également inacceptable à tous les autres en raison de la menace que faisait peser son potentiel de centralisation. Ce blocage constitutionnel a finalement été dénoué par des moyens inconstitutionnels. Malheureusement, une transition relativement indolore vers la démocratie, accompagnée de la dissolution pacifique d’une fédération multinationale, n’auraient été possibles que là où l’autodétermination nationale coïncidait avec les frontières des républiques.

Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, cette condition n’était remplie qu’en Slovénie, la république ethniquement la plus homogène dupays. Dans tous les autres cas, la dissolution de l’État à parti unique non seulement n’allait pas céder la place à une transformation démocratique, mais devait en plus causer la fin sanglante de la Yougoslavie elle-même. Son espace géographiqueallait se diviser en petits États-nations basant leur identité sur une conception étroitement ethnique du nationalisme, qui concevait la citoyenneté non pas comme un droit qui s’étend à tout individu membre d’une société donnée, mais comme le droit collectif d’un groupe ethnique spécifique.

Des leçons pour l’avenir

La solution à la destruction de la fédération yougoslave et de la guerre en Bosnie-Herzégovine a été la création d’une autre fédération, celle de Bosnie-Herzégovine, ainsi que l’imposition par la communauté internationale de certaines formes de partage du pouvoir en Macédoine et au Kosovo. Pour beaucoup de Yougoslaves, cela revenait à tenter d’éteindre un feu avec de l’essence! Mais il est peut-être encore temps de sauver quelque chose dans ce brasier. La communauté internationale a finalement compris que le problème de la Yougoslavie ne résidait pas dans son caractère fédéral ou sa diversité ethnique, mais plutôt dans ses structures politiques autoritaires et ses traditions non démocratiques. Donc, le remède aux maladies de l’ancienne Yougoslavie a toujours été à portée de main – la libéralisation et la démocratisation du système politique fédéral. Pour elle, c’est trop tard, mais on peut espérer qu’il reste une chance pour la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine.

Bien que le fédéralisme ait été utilisé comme un instrument de

gestion des conflits ethniques dans nombre d’États

multinationaux, la mesure dans laquelle des

fédérations multinationales et d’autres

formes de décentralisation territoriale et

pas avoir un grand avenir dans la région.

L’une des conséquences les plus regrettables de la guerre en ex-Yougoslavie a été le rejet catégorique par la plupart de ses habitants, non seulement du modèle libéral de fédéralisme, mais également de formes nettement plus douces de décentralisation territoriale et politique. Les récentes élections en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et en Serbie semblent corroborer cette constatation. Les partis nationalistes attirent toujours un fort pourcentage de la population et constituent de ce fait un puissant contrepoids aux partis démocratiques dans la région.

Les nouvelles propositions fédérales ont-elles une chance de succès?

Cette problématique soulève une autre question : « Dans quelle mesure les institutions créées en Bosnie-Herzégovine et ailleurs dans la région sont-elles véritablement différentes de celles qui étaient pratiquées en son temps dans l’ex-Yougoslavie? » La structure fédérale de la Bosnie, telle qu’elle a été définie par les accords de Dayton (Ohio) du 21 novembre 1995, est dangereusement proche de celle de l’ancienne Yougoslavie avec une seule différence visible – la rhétorique met l’accent sur les institutions formelles de la démocratie libérale plutôt que sur les principes du socialisme. Si rien ne change, cette dernière tentative d’aménagement territorial en Bosnie-Herzégovine ne fonctionnera tout simplement pas. De telles expériences fédéralespourraient bien ne pas marcher non plus dans d’autres États ethniquement divisés, comme la Macédoine, l’Afghanistan ou l’Irak. La décentralisation actuelle en Bosnie-Herzégovine ne descend pas au-delà du niveau régional, ce qui fait que l’ethnicité demeure le seul attribut véritablement significatif pourl’identité du citoyen dans cet État. Sans une décentralisation approfondie de ces régions, une attention spéciale étant portée aux formes locales de gouvernement et au développement de la société civile, le résultat pourrait bien être à l’opposé de celui qui est recherché. Cette conséquence indésirable serait susceptible d’entraîner un empiètement supplémentaire de l’ethnicité sur lesinstitutions prétendument démocratiques d’États multinationaux en cours de démocratisation. Si cela devait se passer ainsi, la réputation du fédéralisme, à la fois comme un droit et comme unsimple instrument de gestion de la diversité dans des États multinationaux, serait irrémédiablement compromise auprès de tous les peuples de ces pays.

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