POINT DE VUE

Des terres pour ceux qui en ont été dépouillés – l’expérience vécue par deux fédérations

PAR BERTUS DE VILLIERS

L’Afrique du Sud et l’Australie abritent des peuples qui ont été obligés de quitter leurs terres. Aujourd’hui, ces pays tentent de réparer les erreurs du passé. L’auteur, qui cumule les expériences de ces deux fédérations, compare les solutions qu’elles ont adoptées.

Un des héritages des années d’apartheid en Afrique du Sud, entre 1948 et 1994, a été l’évacuation forcée des Sud-Africains noirs de leurs terres et la concentration de 87 pour cent de celles-ci entre les mains des Sud-Africains blancs, qui représentaient pourtant une minorité de la population. Le problème posé par cette distribution inique a survécu à la transition démocratique de 1994, lorsque tous les Sud-Africains ont reçu le droit de vote.

En Australie, la fiction selon laquelle le continent était une terra nullius – et donc dépourvu de tout propriétaire – a permis aux colons de s’arroger presque tout le territoire en ignorant les relations profondes qui unissaient les Aborigènes à leur terre. C’est en 1992 seulement que la Haute Cour australienne, dans son arrêt Mabo, a renversé le concept de terra nullius.

La réforme foncière est sans doute l’un des défis les plus complexes que l’Afrique du Sud et l’Australie doivent actuellement affronter (voir encadré « Qu’est-ce que la réforme foncière? »). Dans les deux pays, le processus est loin d’être achevé et constitue même l’un des dossiers de politique intérieure les plus épineux.

L’Afrique du Sud dispose certes d’un cadre légal et d’une politique permettant de gérer ce problème. Mais en a-t-elle les ressources et la patience, et dispose-t-elle des autres conditions pratiques requises pour appliquer cette réforme de manière efficace?

En 1992, l’Australie a été obligée par sa Haute Cour de reconnaître les titres de propriété indigènes. Toutefois, le corps politique et la collectivité dans son ensemble sont encore en train de se déchirer autour de cette question, tant au niveau du concept qu’à celui de ses implications pratiques. La résistance populaire est grande à l’encontre des titres de propriété indigènes. En l’absence de toute politique globale de réforme foncière, l’accent est mis surtout sur le fait que ceux-ci représentent une question fondamentale pour le peuple aborigène.

Bertus de Villiers est consultant auprès des groupes aborigènes australiens pour ce qui touche aux revendications territoriales et à la réforme foncière. Il a également servi de négociateur en la matière pour les parcs nationaux d’Afrique du Sud. Juriste, avocat auprès de la Haute Cour d’Afrique du Sud, il est actuellement chargé de cours à la Faculté de droit de la University of Western Australia. Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que lui. On peut communiquer avec lui à l’adresse suivante : Bertusdv@glc.com.au.

Qu’est-ce que la réforme foncière?

Dans son acception classique, le terme « réforme foncière » désigne la restitution, la redistribution ou la confirmation de droits fonciers au bénéfice des pauvres ou de ceux qui en ont été dépossédés. La restitution est la restauration de droits sur des terres ancestrales qui ont été spoliées par des régimes antérieurs. La redistribution inclut l’acquisition de terres privées ou l’octroi à ceux qui en sont dépourvus de terresappartenant à l’État. Associées à la réforme foncière, on trouve couramment des politiques visant à aider les dépossédés lorsqu’ils retournent sur leurs terres ou s’établissent sur une terre nouvelle. La réforme foncière exige une vision à long terme, mais aussi des objectifs à court et moyen termes, de même que des stratégies précises et des ressources considérables. Elle exige également un large soutien populaire pour pérenniser sa réalisation et la prémunir contre l’arbitraire résultant des changements de gouvernement.

La réforme foncière peut inclure un processus de revendication territoriale, rétablissant les droits sur des terres ancestrales qui ont été perdues en raison de pratiques discriminatoires (ce qui constitue probablement la mesure la plus controversée en la matière). Mais elle se réfère également à l’acquisition de terres pour les distribuer à ceux qui en sont dépourvus, à l’amélioration et à la pérennité des baux pour ceux qui sont déjà installés sur des terres, et enfin à l’implication des communautés traditionnelles dans la gestion et le contrôle des terres de leurs ancêtres.

Dans son acception la plus large, la réforme foncière englobe également les revendications territoriales, l’acquisition et la distribution de terres, l’accès à la terre dans des buts déterminés, la planification foncière, le développement des infrastructures, l’aide à l’agriculture et au commerce, les programmes de relogement, la sécurité des baux et la formation.

La réforme foncière dans un contexte fédéral

Il y a des similitudes – mais aussi quelques différences – quant à la manière dont les deux pays envisagent la réforme foncière, car leurs systèmes respectifs l’abordent de manière différente. Voici quelques éléments de comparaison.

Dans les deux pays, la réforme foncière est une mesure de politique nationale (fédérale), mais les états et les provinces jouent un rôle important dans sa mise en application.

En Afrique du Sud, des plaintes ont été adressées au ministère national des Affaires territoriales pour avoir mené des réformes territoriales sans que les provinces et les gouvernements locaux aient été suffisamment impliqués dans

Fédérations vol. 4, no 2, juillet 2004

En Afrique du Sud, plus de 60 000 personnes spoliées de leur terre ont demandé justice en 1998.

ce processus, qui a conduit au retour de certaines communautés sur leurs terres. Il en résulte que, dans bien des cas, les autorités provinciales ont été incapables de faire face à tous les problèmes de repeuplement auxquels les nouveaux propriétaires terriens ont été confrontés.

En Australie, les états sont les interlocuteurs privilégiés en ce qui concerne les revendications touchant aux titres de propriété indigènes. Mais à l’exception de quelques nouvelles délimitations réalisées à l’amiable, ils se sont montrés plutôt réfractaires. Rares sont les états qui ont mis en place une véritable politique de réforme foncière, qui permette aux peuples aborigènes de retrouver l’accès, le contrôle et la gestion de leurs terres, à des fins culturelles ou commerciales. L’Afrique du Sud a, pour sa part, instauré des réunions intergouvernementales spéciales de niveau ministériel entre responsables nationaux et provinciaux, accompagnés de hauts fonctionnaires, qui sont consacrées à la réforme foncière. En revanche, en Australie, les structures intergouvernementales n’ont pas élaboré de politique cohérente facilitant la coordination des activités fédérales et régionales.

Des histoires différentes, des buts indéterminés

Les origines de la restitution foncière sont complètement différentes dans les deux pays.

C’est à contrecœur que l’Australie a dû s’impliquer dans la réforme foncière, et en particulier la reconnaissance des titres de propriété indigènes, à la suite de l’arrêt Mabo et de son volet législatif, la loi Native Title Act. En Afrique du Sud au contraire, la restitution a fait partie intégrante du programme politique et économique de la majorité, comme d’ailleurs de la plupart des partis de l’opposition, ce qui n’enlève rien à l’extrême complexité des accords qui doivent être trouvés dans les cas où les revendications font l’objet de contestations, par exemple dans les zones rurales et agricoles. Alors que la réforme foncière en Australie se concentre pour l’essentiel sur la reconnaissance des titres de propriété, mais comme un droit accessoire, le processus de réforme en Afrique du Sud ambitionne de fournir à des millions de personnes un accès à la terre en pleine propriété. Et les gouvernements provinciaux doivent fournir des services à tous ceux qui ont été réétablis.

Les deux pays partagent un identique manque de clarté quant aux objectifs fondamentaux de la réforme foncière. En d’autres

La voie de l’Afrique du Sud vers la réforme foncière

Le cadre légal

En Afrique du Sud, les principaux objectifs du programme de réforme qui a débuté en 1997 sont les suivants : réparer les injustices de l’apartheid, encourager la réconciliation et la stabilité nationales, renforcer la croissance économique et améliorer le bien-être des familles tout en luttant contre la pauvreté.

En 1996, la Constitution sud-africaine de l’après-apartheid a délimité le cadre légal de la réforme foncière. Celle-ci se compose de trois éléments : réforme des baux, redistribution et restitution. Cette politique a été ultérieurement précisée dans 22 lois. Une cour spéciale, la Cour des revendications territoriales (Land Claims Court) a été instaurée pour traiter les cas qui n’ont pas pu être résolus à l’amiable et pour gérer les autres problèmes liés à la réforme des baux.

Les trois piliers de la réforme foncière en Afrique du Sud

La réforme des baux consiste avant tout en un renforcement des droits des fermiers et des personnes qui vivent dans les zones communales et les homelands. Selon les estimations, environ quatre millions de personnes ont pu bénéficier d’une optimisation de leurs baux et d’un renforcement de leurs droits, qu’il s’agisse de personnes déjà établies sur une terre ou de personnes qui viennent d’y accéder.

La redistribution permet d’accorder des subventions à des personnes et des familles qui ne peuvent pas bénéficier d’une réforme des baux ou d’une restitution, dans le but de les aider à acquérir des terres sur la base d’un accord à l’amiable entre vendeur et acheteur.

La restitution a pour but spécifique d’apporter une compensation aux personnes qui, sous le régime de l’apartheid, ont été arrachées à leurs terres dans le contexte de la création des soi-disant « états noirs » ou de programmes d’élimination des soi-disant « taches noires ». La procédure de restitution est basée sur des revendications et exige la preuve évidente que des gens ont été privés de leur terre ancestrale d’une manière qui paraît inconstitutionnelle à la lumière de la nouvelle Constitution sud-africaine. Afin d’obtenir gain de cause, une personne ou une communauté doit démontrer qu’elle a occupé le terrain litigieux à son profit, pour une durée de 10 ans au moins depuis 1913, qu’elle a été dépossédée de ses droits sans recevoir une indemnité pleine et entière, et que cette privation serait inconstitutionnelle en vertu de la Constitution actuelle. Quelque 64 000 revendications ont été déposées jusqu’à la date limite du 31 décembre 1998, dont environ 55 pour cent ont été tranchés – la plupart au moyen de paiements en liquide.

termes, a-t-elle pour but de résoudre les revendications, de créer des emplois, d’augmenter la production, de permettre un meilleur accès à la terre, ou tout cela en même temps?

L’expérience de l’Afrique du Sud montre que même si de nombreuses revendications ont trouvé une solution grâce à des paiements comptants (un « succès » d’un point de vue quantitatif), le retour des communautés dans les campagnes

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peut conduire à un épuisement des ressources, voire à une augmentation du chômage si des appuis logistiques ne sont pas mis en place.

Les deux pays ont donc instauré des politiques destinées à consolider un processus trop exclusivement basé sur les revendications.

En Australie, le transfert aux peuples aborigènes de terres appartenant aux gouvernements des états, ou le programme d’acquisition de la Société des terres indigènes (Indigenous Land Corporation) en sont des exemples. Mais jusqu’à présent les résultats de ces deux programmes se font attendre. Les politiques sont principalement régionales et il y a peu de coordination fédérale pour s’assurer que l’on porte une attention suffisante aux besoins fonciers naturels des peuples aborigènes dans tout le pays.

En Afrique du Sud, le processus de revendication est soutenu par un large choix d’options – la restitution ou l’acquisition de titres de pleine propriété n’en sont qu’une illustration. D’autres possibilités incluent la fourniture en compensation de terrains appartenant à l’état, l’acquisition en pleine propriété de terres de remplacement, le paiement de compensations financières, la prise en charge des coûts de réinstallation, les programmes de formation et d’accès à des plans immobiliers de remplacement, la gestion conjointe de parcs nationaux, voire une combinaison de ces divers éléments.

Quand le mot de la fin revient aux tribunaux : les provinces et les états ont des rôles différents

Dans les deux pays, un tribunal national ou fédéral doit statuer en dernière instance sur les causes en revendication territoriale non résolues. En Australie, c’est la Cour fédérale, et en Afrique du Sud, une cour spécialisée, qui se charge également des litiges en matière de baux.

Les approches adoptées par les entités constituées (provinces ou états) en Afrique du Sud et en Australie diffèrent de manière révélatrice. En Afrique du Sud, les provinces jouent en quelque sorte le rôle de « bras » administratif qui applique la politique de réforme foncière décidée par le gouvernement national. Elles ne sont pas vraiment impliquées dans l’examen de la légalité d’une revendication. Mais elles sont cependant responsables d’apporter un soutien aux communautés qui sont retournées sur leurs terres.

En Australie, les gouvernements des états tiennent en général un rôle essentiel dans les litiges. Ce sont les premiers interlocuteurs dans les revendications touchant aux titres de propriété. Mais ils sont très réticents – le gouvernement du Commonwealth aussi d’ailleurs – quant à la reconnaissance de ces titres de propriété indigènes, sauf dans quelques circonstances exceptionnelles limitées à l’arrière-pays australien. Certains gouvernements d’état, comme celui du Queensland, ont élaboré d’autres modèles pour la délimitation des droits indigènes, qui pourraient remplacer les revendications. Mais ces initiatives en sont encore au stade expérimental.

L’approche australienne de la réforme foncière

En Australie, la reconnaissance des titres de propriété indigènes a été imposée en 1992 par la Haute Cour et son arrêt Mabo basé sur la common law. Par la suite, la loi Native Title Act a été adopté pour fournir un cadre légal aux revendications en la matière. Sur la base de l’arrêt Mabo et de décisions ultérieures comme Wik, Ward et Yorta Yorta, trois éléments de preuve cumulatifs sont requis pour qu’une revendication ait des chances d’aboutir :

  1. Un rapport traditionnel avec la terre, revendiquée en vertu des us et coutumes du groupe – en d’autres termes, les requérants doivent démontrer une filiation ininterrompue avec le peuple aborigène qui a occupé le sol pendant la souveraineté (terme désignant l’époque de la colonisation britannique).

  2. Une communauté ou un groupe distinct qui possède ses propres us et coutumes régissant son accès à la terre et le contrôle de celle-ci – cela requiert un ensemble cohérent de règles et de traditions qui, en dépit de certaines adaptations, procède des premiers occupants de la terre.

  3. Le maintien d’un lien substantiel avec la terre et le respect des us et coutumes – cela signifie l’application continue des lois et coutumes traditionnelles et la volonté de s’y conformer.

Non seulement il est très difficile de faire la preuve d’un titre de propriété, mais en plus celui-ci reste très fragile dans la mesure où il touche d’autres droits qui peuvent le limiter pour peu qu’ils entrent en conflit avec lui. Sur les quelque 630 revendications déposées depuis 1993, 45 à peine ont fait l’objet d’une décision – et seulement 31 ont été positives.

Pour compléter le système des revendications touchant les titres de propriété, le gouvernement fédéral a également instauré la Société des terres indigènes, chargée d’acquérir des terres pour les peuples aborigènes. Elle a déjà acheté quelque 150 biens-fonds, qui vont de l’entreprise urbaine aux élevages de bovins ou de moutons.

Des processus juridiques complexes et conflictuels

Les deux pays ont fait l’expérience des dures contraintes qui entourent la mise en application des programmes de réforme foncière. Leur complexité, d’un point de vue à la fois légal, administratif et financier, semble d’ailleurs avoir été sousestimée en Afrique du Sud. En Australie, le principal mécanisme permettant de traiter les revendications territoriales des Aborigènes est un processus très compliqué, à la fois contentieux et contradictoire. La Société des terres indigènes n’a pas obtenu des résultats probants quant aux services de réétablissement offerts aux nouveaux propriétaires terriens.

En Afrique du Sud, des programmes de soutien existent pour aider les requérants qui s’établissent sur les terres qu’ils ont récupérées. Mais dans certains cas, des personnes ont été réinstallées dans des endroits ayant été insuffisamment

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préparés. Dans les deux pays, le risque demeure que des terres acquises dans le cadre des programmes existants finissent par être sous-exploitées, ou même que de vastes surfaces soient touchées par de tels programmes, mais qu’en fin de compte le processus ne génère qu’une faible plus-value et très peu d’emplois.

Des normes minimales sont indispensables

La réforme foncière est un processus complexe, voire ardu. Dans des État fédéraux ou analogues, son succès dépend de l’existence d’une vision claire de ses enjeux, partagée par les gouvernements aux niveaux fédéral et régional. Les états ou les provinces peuvent certes se lancer dans des expériences en la matière, mais celles-ci doivent être compensées par la garantie de droits égaux pour tous les citoyens qui désirent un système de réforme foncière juste et équitable, indépendamment de l’endroit où ils habitent. Pour être couronné de succès, un système de réforme foncière doit donc prévoir des normes minimales pour tous ceux qui revendiquent un droit à la terre.

Pour en savoir plus

Adams, Martin, Breaking ground: Development aid for land reform. Londres : Overseas Development Institute, 2000.

de Villiers, Bertus, Land reform: issues and challenges. Johannesburg : Konrad Adenauer Foundation, Johannesburg, 2003.