L’automne dernier, le premier ministre canadien, Paul Martin, et les premiers ministres des provinces et des territoires se sont réunis pour discuter les grandes lignes du nouveau programme de péréquationproposé par le gouvernement fédéral. À la fin de cette réunion, le premier ministre Martin déclara que ses homologues provinciaux et territoriaux étaient généralement d’accord avec la proposition fédérale. Le même jour, toutefois, Danny Williams, premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, la province la plus pauvre et la plus à l’est du pays, a quitté la réunion de manière précipitée en accusant son vis-à-vis fédéral de manquer à sa promesse d’autoriser la province à conserver l’intégralité de ses recettes de pétrole et de gaz marins.

Le premier ministre Williams ordonna que les drapeaux canadiens soient retirés des immeubles provinciaux, et des propos enflammés furent échangés entre la capitale provinciale et les autorités fédérales. Puis, subitement, avant que le Parlement ne reprenne ses activités à la fin de janvier, une entente a été annoncée : les autorités fédérales avaient fait certaines concessions et conclu une nouvelle entente avec la province de Terre-Neuve-et-Labrador et avec sa voisine, laNouvelle-Écosse.

Au Canada, un accord sur la péréquation est une affaire qui, manifestement, soulève les passions. Que s’est-il passé? Et quel rapport y a-t-il entre la péréquation et le pétrole et le gaz marins? (voir encadré « Le programme canadien de péréquation »)

Pas uniquement une question d’argent

Les négociations sur la péréquation ayant précédé l’accord revêtent un intérêt particulier. Premièrement, l’offre soumise par le gouvernement fédéral aux provinces et aux trois territoires comportait des éléments novateurs. Deuxièmement, il y avait la question de la rente provenant du pétrole et du gaz marins. Troisièmement, il y avait le caractère minoritaire (et donc fragile) du gouvernement Martin.

Ce qu’il faut souligner, c’est que le gouvernement fédéral ne s’est pas contenté d’offrir simplement plus d’argent. Depuis quelques années, les recettes fiscales qu’il perçoit sont plus élevées que ses dépenses, de sorte qu’il peut se permettre d’être plus généreux. Pour avoir une idée des montants en cause, rappelons que les provinces étaient censées recevoir 9,66 milliards de $ CA en 2004-2005. En vertu de l’offre présentée à l’automne, elles en auraient reçu 10 milliards et les territoires 1,9 milliard. En 2005-2006, provinces et territoires

Jennifer Smith est professeure et directrice du Département de sciencepolitique de l’Université de Dalhousie, à Halifax, en Nouvelle-Écosse.

auraient reçu, respectivement, 10,9 milliards et 2 milliards

de $ CA. La nouvelle entente avec Terre-Neuve-et-

Labrador garantit que cette province recevra à elle seule

2 milliards de $ CA sur huit ans.

En outre, l’offre fédérale de l’automne comportait une

promesse d’augmentation annuelle de 3,5 pour cent

jusqu’en 2009-2010 et la création d’un groupe de travail

indépendant ayant pour mandat d’étudier divers aspects

du programme de péréquation et de soumettre des

recommandations en vue de l’améliorer.

Les deuxième et troisième propositions méritent qu’on s’y attarde.

La promesse d’une augmentation de 3,5 pour cent ne concorde sans doute pas avec le principe de la péréquation, qui est de faire en sorte qu’aucune province ne se situe au-dessous d’une capacité fiscale normale déterminée en fonction de sources de recettes particulières. Il n’est pas impossible d’imaginer un scénario où chaque province est proche de la norme, ce qui se traduirait par une baisse des montants de péréquation.

Écartez la politique partisane…?

Le groupe de travail indépendant que le gouvernement fédéral a proposé de créer et qui aura pour tâche d’examiner la formule couramment utilisée pour mesurer la capacité fiscale est une donnée nouvelle. Le groupe examinera également d’autres méthodes susceptibles d’être employées pour mesurer la capacité fiscale, évaluera l’appui du public à l’égard du programme de péréquation, et indiquera s’il convient d’établir un comité permanent.

En outre, la situation financière des sociétés productrices de pétrole et de gaz est très satisfaisante et celle des gouvernements qui reçoivent des rentes de ces sociétés l’est aussi. Toutefois, personne ne peut prédire l’évolution des prix du gaz et du pétrole.

Enfin, suite à l’élection générale de juin 2004, le Parti libéral ne dispose plus d’une majorité de sièges au Parlement. Le premier ministre Martin se retrouve donc à la tête d’un gouvernement minoritaire qui est tributaire de l’appui des députés des autres partis représentés à la Chambre des communes. Les gouvernements provinciaux mécontents disposent donc de moyens de pression plus efficaces que si le gouvernement fédéral possédait une solide majorité.

Affaires en suspens

Les ressources extracôtières ont un effet important sur lespaiements de péréquation. À mesure que les rentes reçues par les provinces au titre de ces ressources augmentent, leur capacité fiscale augmente également. Elles se rapprochent de la mesure du rendement fiscal provincial moyen fondée sur cinq

Fédérations vol. 4, no 3 / mars 2005

provinces. Il s’ensuit qu’elles reçoivent des paiements de péréquation moins élevés. Par le truchement de la péréquation, le gouvernement fédéral recouvre actuellement environ 70 cents sur chaque dollar que les provinces touchent au titre des recettes provenant des ressources énergétiques extracôtières.

Du point de vue des deux provinces en question, cette situation est très insatisfaisante. Elles soutiennent que les recettes provenant des gisements pétroliers et gaziers marins constituent un gain exceptionnel. Elles veulent bénéficier de l’intégralité des rentes liées aux ressources naturelles, et ce sans que ces rentes ne réduisent leur part actuelle des paiements de péréquation. Elles veulent avoir la possibilité de sauter d’un bond au rang des provinces « nanties ».

De plus, au cours de la campagne électorale de juin dernier, le premier ministre Martin, constatant qu’il ne faisait pas bonne figure dans les sondages, s’arrêta à St. John’s (la capitale de Terre-Neuve-et-Labrador) et promit au premier ministre Williams – du moins c’est ce qu’affirme celui-ci – que la province pourrait conserver l’intégralité des rentes afférentes au pétrole et au gaz marins. Il s’engagea à faire en sorte que le gouvernement fédéral ne réduise pas les paiements de péréquation à la province lorsque augmenteront ses rentes de pétrole et de gaz. Inutile de dire que, depuis lors, le gouvernement fédéral n’a cessé d’être dans l’embarras.

Un plafond et une limite de huit ans

Mises à part les promesses électorales, du point de vue du gouvernement fédéral, la position des deux provinces atlantiques n’était pas compatible avec l’objectif du programme de péréquation. Ces provinces reçoivent des paiements de péréquation depuis l’entrée en vigueur du programme il y a plusieurs décennies. Le fait que les rentes provenant des ressources extracôtières les rapprochent de la moyenne des cinq provinces revêt un caractère indéniablement positif, et ce même s’il s’ensuit une baisse des paiements de péréquation. Le gouvernement fédéral a aussi invoqué un autre argument. Selon des jugements rendus par les tribunaux il y a plusieurs années, il est propriétaire des ressources extracôtières sous les fonds marins. En tant que représentant du peuple canadien, il a donc un rôle à jouer dans la gestion de ces ressources.

Au cours de la période post-électorale, le gouvernement fédéral a entrepris de modifier la promesse électorale, du moins telle qu’elle était comprise par le premier ministre Williams, en l’assujettissant à certaines conditions. La première concernait un plafond sur le montant de recettes provenant des ressources extracôtières que les provinces pouvaient recevoir avant l’activation de la clause de récupération dans le cadre du programme de péréquation. Une autre condition prévoyait l’inclusion des paiements de péréquation dans la détermination de la capacité fiscale (la capacité de prélever des recettes par le biais des impôts ou par d’autres moyens), celle-ci étant une variable déterminante dans le calcul des paiements de péréquation. Une troisième condition prévoyait l’assujettissement de l’entente à une durée de huit ans, le gouvernement fédéral se réservant sans doute le droit de la modifier par la suite.

Aucune des deux provinces ne voulait accepter ces conditions et les négociations se sont poursuivies jusqu’aux derniers jours de décembre. Au cours de ces négociations, le gouvernement fédéral a assoupli sa position à deux titres. Il a consenti à supprimer le plafond et à autoriser les provinces à conserver l’intégralité des recettes énergétiques. Il a aussi consenti à renouveler automatiquement l’entente pour une durée de huit

Le programme canadien de péréquation

Le mot « péréquation » désigne un programme de transferts intergouvernementaux inconditionnels ayant pour objet de permettre aux provinces et aux territoires d’assurer des services comparables dans des domaines comme les soins de santé, l’aide sociale et l’éducation à des taux d’imposition comparables.

En vertu de la Constitution canadienne, c’est aux provinces qu’incombe la responsabilité de ces services et elles ont les pouvoirs fiscaux requis pour en assurer la prestation. Toutefois, l’économie de certaines provinces est relativement très développée, alors que celle des autres l’est peu ou moyennement. Sans la péréquation, la qualité de ces services varierait beaucoup d’une province à l’autre.

Institué en 1957, le mécanisme de péréquation mesure les écarts entre les capacités fiscales des provinces en comparant les recettes qu’elles tirent de diverses sources. Un rendement fiscal « normal » est déterminé, et les provinces dont le rendement est inférieur à la normale reçoivent des transferts du gouvernement fédéral qui comblent l’écart entre les deux. Celles dont le rendement est supérieur ne reçoivent aucun paiement.

Il importe de souligner que le système mesure la capacité fiscale mais non pas les écarts entre les coûts ou les besoins de services, comme le font les régimes de péréquation d’autres pays, l’Australie ou l’Afrique du Sud par exemple. En outre, les paiements de péréquation que le gouvernement fédéral verse aux provinces sont financés par le Trésor fédéral, c’est-à-dire grâce aux impôts acquittés par les Canadiens de tous les coins du pays, y compris ceux qui résident dans les provinces bénéficiaires.

En 1982, un énoncé sur la péréquation a été inséré dans la Constitution. Il s’agit d’une étape importante dans l’histoire du fédéralisme canadien.

ans si, lors de son expiration, les deux provinces demeurent admissibles à des paiements de péréquation.

Fin janvier, les trois gouvernements ont annoncé avoir concluune entente garantissant à la Nouvelle-Écosse au moins 830 millions de $ CA sur une période de huit ans, et à TerreNeuve-et-Labrador un minimum de 2,6 milliards sur la même période.

En vertu de cette entente, les deux provinces conserveront l’intégralité des redevances provenant des ressources de pétrole et de gaz (suppression du plafond) et continueront de recevoir des paiements de péréquation jusqu’à ce qu’elles atteignent la norme des cinq provinces (en termes de capacité fiscale). Si elles n’atteignent pas cette norme en 2012, l’entente sera reconduite pour une autre période de huit ans. Si elles atteignent la norme au cours de cette période et cessent donc d’être admissibles à des paiements de péréquation, elles auront droit à des paiements de transition pendant deux ans.

Certes, l’entente est plus généreuse que ne l’avait anticipé le gouvernement fédéral. Il n’en reste pas moins qu’elle résulte en une situation « gagnant-gagnant ». Pour ce qui est du gouvernement fédéral, il a fait en sorte que le principe de péréquation soit assujetti au compromis de deux ans relatif aux paiements de transition. De plus, l’entente est assujettie à une date limite au-delà de laquelle le partage des redevances entre les deux gouvernements sera renégocié. Enfin, rien dans l’entente ne met en question le fait que le gouvernement fédéral est propriétaire des ressources.

Il s’agit d’un conflit classique entre le centre et les régions au sein d’un régime fédéral. Et il a été résolu grâce à de dures négociations entre les principales parties concernées.

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