Réforme du fédéralisme allemand : encore un échec!

Le gouvernement fédéral et les länder ne sont pas parvenus à se mettre d’accord.

PAR RAINER-OLAF SCHULTZE

En Allemagne, après treize mois de

négociations, la Commission conjointe du Bundestag et du Bundesrat sur la modernisation du régime fédéral a échoué dans sa tentative de refondre et de moderniser le système hautement intégré de fédéralisme intra-étatique. La Commission devait rendre son projet le 17 décembre, mais ses 32 membres à part entière (voir encadré n° 1) n’ont pas réussi à se mettre d’accord.

Le mandat de la Commission était ambitieux, même s’il était loin d’être complet. Il portait en priorité sur les objectifs suivants :

  • renforcer la capacité du gouvernement fédéral et des länder à prendre des décisions indépendamment les uns des autres,

  • clarifier la répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les länder, et leur attribuer des responsabilités politiques plus claires, et

  • accroître la performance et l’efficience du gouvernement et de l’administration.

Certains problèmes importants du fédéralisme allemand ne figuraient cependant pas à l’ordre du jour, ainsi la recomposition des frontières territoriales ou certains éléments clé du fédéralisme fiscal, en particulier les taxes conjointes (impôt sur le revenu et TVA) de même que le « Pacte de solidarité » fixant le montant des transferts financiers destinés aux cinq nouveaux länder de l’ancienne Allemagne de l’Est et qui incombent jusqu’en 2019 au Bund et aux länder. Le système de péréquation financière horizontale échappait lui aussi aux discussions.

Le gouvernement fédéral poursuivait des buts bien précis

Le but principal poursuivi par le gouvernement fédéral portait sur la réduction du nombre de lois qui requièrent l’approbation de la seconde Chambre ou Bundesrat (contrôlée par les gouvernements des länder). Le nombre et l’importance de ces lois n’ont cessé d’augmenter depuis les années 50, au point de représenter à l’heure actuelle plus de 60 pour cent de toutes les lois fédérales. Chaque fois que les majorités politiques divergent entre les deux chambres, toute proposition de réforme du fédéralisme impose de trouver des solutions qui se rapprochent d’un compromis d’union nationale. Et dans la

Rainer-Olaf Schultze est professeur de science politique à l’Université d’Augsbourg, en Allemagne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le fédéralisme en Allemagne, au Canada et en Europe.

Les membres Leurs droits
Membres à part entière
* Bund (fédération) : 16 membres choisis en proportion Droit de délibération, de motion de l’importance des partis au Bundestag et de vote * Länder : les premiers ministres des 16 länder
Membres associés
*4 représentants du gouvernement fédéral Droit de délibération et de *6 représentants des parlements des länder motion, mais pas de droit de *3 représentants des organismes-cadres des vote collectivités locales Spécialistes : 12 universitaires (8 constitutionnalistes, Droit de délibération, mais ni 2 politologues et 2 économistes) droit de motion ni droit de vote
Organisation et mode de scrutin
2 groupes de travail – divisés en 7 sous-groupes thématiques – sur les thèmes suivants : * répartition des compétences législatives et droit de participation * relations financières
Quorum Majorité des deux tiers des membres à part entière
Présidents : Franz Müntefering, président du groupe SPD au Bundestag Edmund Stoiber, premier ministre de Bavière

mesure où les conflits partisans s’amplifient, les partis d’opposition utilisent le Bundesrat pour contrecarrer les initiatives fédérales.

C’est notamment pour réduire le nombre de ses propositions vouées au veto du Bundesrat que le gouvernement fédéral souhaitait modifier trois dispositions de la Constitution (ou « Loi fondamentale ») : l’article sur la législation fédérale qui précise la manière dont les länder doivent organiser et administrer leurs tâches; les dispositions qui entraînent des obligations fiscales pour les länder; et celles qui touchent aux tâches communes dans des domaines tels que la politique agricole, le développement régional et la construction des édifices universitaires.

Une réforme de la législation concurrente revêtait une importance toute particulière aux yeux du gouvernement fédéral (voir encadré n° 2), d’autant plus que celui-ci – en lien avec son obligation constitutionnelle de garantir l’égalité dans tout le pays – s’est peu à peu immiscé dans divers secteurs qui relevaient traditionnellement des länder.

Le gouvernement fédéral entendait également s’affranchir des gouvernements des länder au niveau supranational, en

Fédérations vol. 4, no 3 / mars 2005

abrogeant l’article de la Loi fondamentale qui réserve aux länder un rôle actif dans les affaires étrangères. Car aux termes de la législation actuelle, ceux-ci participent directement aux négociations européennes lorsqu’elles relèvent de leurs compétences exclusives. Mais dans de nombreux autres domaines, le gouvernement fédéral voit sa marge de manœuvre réduite par son obligation de définir une position commune avec les länder avant toute ouverture de négociations avec l’Union européenne.

Au surplus, le gouvernement fédéral souhaitait vivement désenchevêtrer les responsabilités conjointes dans la politique environnementale (concernant l’énergie nucléaire en particulier) pour les transformer en compétences fédérales exclusives.

Les länder défendaient leur propre conception

De leur côté, les gouvernements des länder aspiraient à un regain d’autorité dans certains domaines relevant de la législation concurrente, en échange des concessions qu’ils auraient faites en réduisant leur pouvoir de veto au Bundesrat. Ils réclamaient notamment :

  • la compétence en matière de services publics, ce qui comprenait les droits, les obligations et la rétribution des fonctionnaires (y compris les instituteurs, les professeurs d’université et les policiers),

  • la compétence exclusive sur les politiques régionales, dont l’emploi, le logement, l’économie, l’environnement et l’aide sociale,

  • la compétence exclusive sur l’instruction publique, à l’exception de la politique de recherche scientifique, et

  • l’abolition de la législation cadre fédérale.

Au demeurant, les nouveaux länder de l’Est réclamaient l’incorporation du Pacte de solidarité dans la Loi fondamentale.

Le compromis

Les politiciens se sont entendus sur l’importance du désenchevêtrement, mais leurs approches se sont révélées très différentes, notamment sur la méthode et les instruments pour y parvenir.

Des spécialistes comme Fritz Scharpf, membre de la Commission et auteur de nombreuses études consacrées au «piège de la décision conjointe » dans le fédéralisme allemand, se sont exprimés très clairement en faveur d’une clause d’exemption (« opting out ») dans certains domaines de la législation concurrente. Ils ont aussi plaidé pour une autonomie accrue en faveur des länder en matière fiscale, qui leur offrirait la possibilité de fixer certains taux et certaines classes d’imposition.

Les politiciens et leurs hauts fonctionnaires se sont engagés sur une voie différente. Leur priorité portait sur la redéfinition des compétences. Et ils voyaient d’un assez mauvais oeil que les länder soient exemptés de certaines dispositions de la législation fédérale (à l’exception de la politique environnementale). Dans le même ordre d’idées, plusieurs sujets ont suscité des tensions entre les länder riches et peuplés, entre petits et pauvres, entre ceux de l’Ouest et ceux de l’Est. De nombreux clivages sont ainsi apparus au sein du fédéralisme allemand.

Les deux présidents, Edmund Stoiber et Franz Müntefering, ont déployé tous leurs efforts pour se rapprocher et ils sont parvenus à un compromis.

Le Bundesrat continuerait à participer à la législation fédérale, et conserverait un veto suspensif sur toutes les lois et un veto absolu sur les questions fiscales et les lois qui imposent des obligations financières aux länder. Mais ces derniers abandonneraient leur veto absolu sur les projets fédéraux dans lesquelles le contenu de la loi est défini au niveau fédéral, bien que les länder soient chargés de l’administration et de l’exécution. Les gouvernements des länder acquerraient le droit d’exemption dans de tels cas.

En ce qui concerne les impôts, les changements comprendraient l’octroi aux länder de la compétence sur les taxes de propriété et d’assurances, alors que le gouvernement fédéral s’approprierait l’impôt sur les automobiles. Les deux ordres de gouvernement devraient respecter la limite de trois pour cent du PNB imposée par le traité de Maastricht.

Du côté des compétences législatives, les modifications proposées rajouteraient quelques éléments à la liste des pouvoirs exclusifs du Bund : la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire, la politique culturelle à l’étranger et la politique environnementale, avec une possibilité d’exemption pour les länder en matière d’environnement.

Simultanément, un certain nombre de domaines relevant des compétences concurrentes serait transféré à la compétence exclusive des länder : les services publics (structure, droits, obligations et salaires des fonctionnaires et autres employés du secteur public), le système pénal, certains aspects du droit commercial (par exemple les heures d’ouverture des bureaux et des commerces), ainsi que la question du logement social. Il en serait de même pour les questions relatives à la presse, aux médias et au cinéma.

Les raisons de l’échec

Ce compromis aurait incontestablement modifié les relations entre le Bund et les länder. La réforme aurait notamment réduit le nombre des lois fédérales soumises au veto du Bundesrat de 60 pour cent à environ 40 pour cent, ce qui représentait en fait le but poursuivi par le gouvernement.

Certaines responsabilités mineures auraient été transférées aux länder. Mais les domaines les plus importants seraient toutefois restés entre les mains du fédéralisme intra-étatique. Et même dans le domaine de l’éducation, le gouvernement fédéral aurait conservé certaines compétences par le biais de la législation cadre et des tâches communes. Il aurait pu continuer à influencer les länder, en lançant par exemple des

Fédérations vol. 4, no 3 / mars 2005

programmes financés par des subventions conditionnelles et en définissant les normes s’appliquant à tous les länder.

Le 17 décembre, les gouvernements des länder ont fini par rejeter la réforme proposée. L’opposition la plus virulente est venue des gouvernements régionaux chrétiens-démocrates, qui ont fermement résisté aux efforts déployés par le gouvernement fédéral pour conserver une certaine influence en matière d’éducation. Mais leur résistance témoignait également des clivages qui divisent les länder de manière plus fondamentale dès qu’il s’agit de modifier les règles du jeu. Si l’on peut utiliser cette expression, la question de l’éducation a été la goutte qui a fait déborder le vase du compromis. Cette

2. Structure du système fédéral allemand

(extrait de Fédérations, vol. 3, n°3)

Le fédéralisme allemand constitue un système de gouvernance hautement intégré et centralisé. C’est le modèle par excellence du fédéralisme intra-étatique, auquel Fritz W. Scharpf fait allusion en parlant de « Politikverflechtung », signifiant « gouvernement interdépendant fondé sur la prise de décision conjointe ».

Le concept de « Politikverflechtung » fait référence à un système de gouvernement où toutes les décisions politiques d’importance sont prises conjointement par le gouvernement fédéral et les länder au terme de négociations. Ce qui signifie que la plupart des décisions doivent être mises en œuvre conjointement par le gouvernement fédéral et les länder : horizontalement, par une coopération inter-länder; et verticalement, par une coopération entre le gouvernement fédéral et les länder, ainsi que dans le cadre d’une gouvernance à paliers multiples, à laquelle participent les gouvernements des institutions européennes jusqu’aux municipalités. Sur le plan institutionnel, l’interdépendance gouvernementale se fonde sur les éléments suivants :

  • Des clauses constitutionnelles qui donnent préséance au gouvernement fédéral sur les länder. Ces clauses permettent au gouvernement fédéral d’agir ou d’intervenir dans les champs de compétences partagées où les länder n’ont pas encore légiféré, ou dans un cas d’intérêt national, ou lorsqu’un membre tiers de la fédération est affecté par la législation d’un land, ou encore pour protéger l’intégrité législative ou économique de la nation.

  • Un partage fonctionnel et distinct des compétences, la législation étant principalement de responsabilité fédérale (à l’exception de la culture, de l’éducation et de la justice, qui sont de la compétence des länder), tandis que les länder et les municipalités s’occupent des tâches administratives.

  • La participation des länder à la législation fédérale via le Bundesrat. La représentation des länder à la seconde Chambre obéit au principe dit du Bundesrat, à savoir qu’elle n’est ni égale ni proportionnelle à leur population, mais plutôt asymétrique et pondérée. Délégués par leur gouvernement respectif, les membres du Bundesrat doivent voter en bloc selon les décisions de leur cabinet.

Le Bundesrat a la main haute sur la législation fédérale. Il existe ainsi deux sortes de projets de loi : ceux pour lesquels la seconde Chambre a un droit de veto suspensif (Einspruchsgesetze) et ceux auxquels elle peut opposer un veto absolu (Zustimmungsgesetze). En cas d’opposition des majorités en chambre, le projet de loi est référé à un comité médiateur composé de 16 membres du Bundestag et du Bundesrat. Les projets de loi risquant d’encourir un veto absolu représentent non seulement plus de 60 pour cent des projets de loi fédéraux, mais également tous les projets de loi d’importance, qui concernent les politiques économiques et sociales, le droit fiscal et les lois relatives au fédéralisme fiscal.

goutte est d’ailleurs devenue particulièrement polémique lorsque, quelques jours avant le délai fixé à la Commission pour remettre ses conclusions, Edelgard Bühlman, ministrefédérale de l’Éducation, a réaffirmé la nécessité de changements fondamentaux dans le système scolaire allemand du primaire et du secondaire, réparti sur trois niveaux, en l’adaptant à des normes nationales.

Mais bien d’autres raisons permettent d’expliquer cet échec. Les länder de l’Est se sont montrés fermement opposés à toute initiative remettant en cause le fédéralisme fiscal et la péréquation horizontale. Depuis 1998, les riches länder de l’Ouest ne cessent de réclamer des réformes dans ce domaine, et ceux de l’Est s’y opposent.

L’argument décisif des länder chrétiens-démocrates a été le suivant : tandis que ces réformes auraient vraiment permis au gouvernement fédéral d’agir de manière plus indépendante, les efforts en matière de décentralisation demeuraient quant à eux bien en deçà de leurs attentes. De la sorte, les länder ont préféré le statu quo à des réformes inacceptables. Celui-ci leur permet en effet de continuer à jouer un grand rôle sur la scène fédérale, et notamment d’influencer les lois importantes grâce au Bundesrat, sans s’exposer aux sanctions que l’électorat réserve aux mesures impopulaires.

De nombreux observateurs ont remarqué que la plus grande faiblesse de ces réformes tenait à leur manque d’ambition. Un ensemble de réformes plus adéquat chercherait à tenir compte de la diversité culturelle et des disparités sociales croissantes en Allemagne. Une manière d’y parvenir consisterait à institutionnaliser les mécanismes d’exemption. Ceux-ci créeraient un régime fédéral plus asymétrique – une hypothèse qui paraissait pourtant susciter la méfiance de tous les protagonistes. Quoi qu’il en soit, à l’échéance de décembre, les gouvernements des länder ont hésité à brader leur pouvoir de veto au Bundesrat en échange de compétences accrues en matière de fiscalité et d’importantes responsabilités législatives.

En Allemagne, ce processus de réforme représente un nouvel exemple rappelant que les concepts de « politiques méga constitutionnelles » ont peu de chance de succès, même s’ils sont accompagnés d’un consensus quant à la nécessité d’entreprendre des réformes constitutionnelles. Si l’on souhaite réaliser des changements structurels approfondis dans les fédérations, il peut se révéler plus approprié de réunir des commissions ou des conventions constitutionnelles composées non seulement des politiciens qui seront directement touchés par les conséquences de la réforme, mais aussi de spécialistes indépendants et de représentants de la société civile.

Si l’on songe aux défis majeurs qui attendent l’Allemagne, il est fort probable que les deux ordres de gouvernement vont rapidement relancer des négociations et, d’une manière ou d’une autre, parvenir à un accord. Les spécialistes allemands prédisent même qu’un nouvel accord sur la réforme sera très semblable à celui qui avait été proposé par les deux présidents de la Commission! Les politiciens de premier plan, tous partis confondus, comme Horst Köhler, président de la République fédérale, s’accordent à dire qu’il est urgent de parvenir à une solution, bien qu’il paraisse improbable que la Commission renaisse de ses cendres.

La fin de l’été 2005 marquera cependant aussi la fin de la période propice à un accord, ainsi que l’ont constaté tous les protagonistes de même que le vice-président Edmund Stoiber.À partir de cette date, les partis politiques se consacreront au lancement de la campagne pour les prochaines élections fédérales de l’été 2006.

Fédérations vol. 4, no 3 / mars 2005