Le rêve fédéraliste aux Philippines

PAR SHEILA CORONEL

On rêvait déjà de fédéralisme au tout début de la République des Philippines. L’historien Resil Mojares, résidant de la ville fédéraliste de Cébou, écrit qu’en 1898, avant même que le gouvernement révolutionnaire d’Emilio Aguinaldo ait imposé sa domination dans les îles Visayas, des dirigeants de la ville deIloilo avaient déjà mis en place un État fédéral dans cette région et prévus la formation d’une république fédérale composée detrois États : Luçon, Visayas et Mindanao.

Selon M. Mojares, lorsque les États-Unis imposèrent leur autorité dans l’ensemble de l’archipel, en 1899, un groupe de Philippins soumit à la Commission philippine un projet de constitution d’une république fédérale des Philippines qui subdivisait le paysen 11 États. L’année suivante, l’intellectuel Ilocano Isabelo de los Reyes proposa une constitution fédérale qui subdivisait le paysen sept États, chacun baptisé du nom d’un héros philippin (Burgos pour le nord de Luçon, del Pilar pour le centre de Luçon, et Soliman pour Mindanao).

Ces propositions n’ont pas été adoptées pour des raisons bien simples. Le pays étant en guerre, le gouvernement de M. Aguinaldo avait besoin d’une république forte (un autre termesurutilisé) et d’un centre fort. Les États-Unis étaient également réfractaires à ces propositions, car ils avaient besoin de consolider leur règne dans l’ensemble des îles. Mais le fédéralisme est un rêve qui ne se laisse pas oublier.

La « République de Mindanao »

Les revendications pour l’établissement d’une République de Mindanao (avec sa propre devise, le dollar Mindanao) ont commencé dans les années 70. Le rêve d’une république était alors intimement lié à la loi martiale en vigueur dans le pays : le règne autoritaire et fortement centralisé de Ferdinand Marcos ne pouvait qu’encourager les aspirations fédéralistes. Selon M. Mojares, l’intensification des revendications fédéralistes à Cébou peut être attribuée à la croissance économique rapide de la ville vers la fin des années 80 ainsi qu’au fait que les autorités locales ont alors pris conscience que leur base économique était prospère, mais que ses liens avec le centre l’empêchait de se développer davantage. La population aspire au fédéralisme certes, mais, au fil des années, ce rêve a été apprivoisé, surexploité et finalement contrecarré par des politiciens de toutes les allégeances.

La présidente Arroyo reprend présentement le rêve fédéraliste à son compte en l’incorporant dans un ensemble de changements constitutionnels destinés à sauver sa présidence en péril. Les leaders de la Chambre des représentants appuient également ce projet de fédéralisme. Ils sont toutefois beaucoup plus intéressés par un système parlementaire (surtout Jose de Venecia, le président de la Chambre), car ce système confère à ses membres

Sheila S. Coronel est directrice exécutive et l’une des fondatrices du Centre philippin pour le journalisme d’enquête. Elle est également rédactrice de I Report, la publication trimestrielle du Centre. Elle a de plus édité et coécrit plusieurs livres, dont The Rulemakers: How the Wealthy and Well-Born Dominate Congress.

— notamment aux politiciens qui ont de l’influence et un électorat dans les districts — tant des pouvoirs exécutifs que législatifs. Pour M. de Venecia et ses alliés, la mise en place d’un système parlementaire favoriserait le retour à un mode de gouvernement susceptible de protéger le monopole du pouvoir politique détenu par des politiciens traditionnels — la plupart d’entre eux membres de clans politiques — contre l’ingérence des médias et des vedettes de cinéma.

En fait, le projet d’amendements constitutionnels proposé cette année par les alliés du président de la Chambre au sein de la Commission pour les amendements constitutionnels mentionne à peine le fédéralisme, si ce n’est pour dire qu’un système de gouvernement fédéral serait instauré dans un délai de 10 ans après l’approbation de la révision de la Constitution. Non sans surprise, ce projet octroie au nouveau Parlement le pouvoir desubdiviser le pays « en autant d’États indépendants » qu’il jugenécessaires et de définir les compétences de ces États, tout en réservant au gouvernement fédéral les compétences liées à la défense nationale, à la politique monétaire et à « tout ce qu’il considère comme essentiel ».

Pas de représentation proportionnelle ?

Les amendements constitutionnels proposés à la Chambre englobent tout ce dont M. de Venecia a toujours rêvé : une Assemblée nationale toute-puissante ou un Parlement unicaméral tout-puissant qui élirait un premier ministre aux pleins pouvoirs, lequel choisirait son cabinet principalement parmi les représentants élus. L’élection de tous les membres du Parlement se ferait par un système majoritaire uninominal (aucune mention n’est faite de listes de parti ou de représentation proportionnelle). Il n’y aurait également plus aucune limite quant au nombre de mandats cumulables pour les parlementaires et ceux-ci seraient élus tous les quatre ans au lieu des trois ans actuels. Enfin, le président, élu parmi les membres de l’Assemblée nationale, n’y aurait que des fonctions honorifiques.

Lors d’une conférence de presse tenue récemment par quelques membres du Congrès du parti Lakas et par un défenseur du

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005

fédéralisme et universitaire renommé, Jose V. Abueva, les alliés du président de la Chambre donnèrent plus de détails sur leur vision des Philippines fédérales. Les membres du Congrès qui lancèrent le Mouvement pour des Philippines fédéralesexpliquèrent que 12 États auraient le pouvoir de taxer et de légiférer, en plus de se voir octroyer des pouvoirs exécutifs. Les compétences du gouvernement fédéral, elles, seraient limitées à la défense, au service de police, aux relations internationales, à la politique monétaire et aux communications.

M. Abueva a été choisi par le président de la Chambre pour faire partie de la Commission constitutionnelle consultative chargée de la révision de la Charte. Cette Commission est composée d’éminents citoyens qui consulteront la population partout au pays et soumettront leurs recommandations au Congrès. Il y a longtemps que M. Abueva plaidait pour des réformes constitutionnelles. Le système parlementaire fédéral qu’il a proposé est donc bien plus détaillé que ceux proposés par d’autres.

Le modèle alternatif de M. Abueva

Le système parlementaire fédéral de M. Abueva aurait :

  • 11 États

  • un président, chef d’État symbolique

  • un premier ministre aux pouvoirs considérables, chef du gouvernement

  • un Parlement bicaméral.

La Chambre du peuple aurait 300 membres, dont la plupart seraient élus au niveau du district, bien que 60 à 80 membres seraient élus selon un système de représentation proportionnelle.Le Sénat serait élu parmi les membres des Assemblées d’États, cequi signifie qu’ils représenteraient leur État ou leur région. Les parlementaires siégeraient pour quatre ans et éliraient le premier ministre parmi leurs membres. Cette méthode est similaire au système allemand, selon lequel le Bundestag choisit le chancelier, et aux systèmes canadien, britannique et australien, où les membres élus du parti — ou de la coalition — qui forme le gouvernement élisent le premier ministre.

Les propositions relatives au fédéralisme de M. Abueva sont plus précises et mieux articulées que la motion proposée par

M. Jaraula. Elles incluent également des mesures pour une réforme électorale et une réforme des partis politiques.

A quand le cha-cha ?

Depuis des années, la réforme constitutionnelle appelée « changement de charte » aux Philippines est surnommée « cha-cha » par les journalistes de la presse populaire. Ces journalistes ont été fort occupés cette année. L’idée du « cha-cha » a fait boule de neige, mais la réalité c’est que, sans l’aval du Sénat, la proposition de réunir le Congrès en une assemblée constituante pour préparer une nouvelle constitution n’a aucune chance d’aboutir. Toutefois, la persévérance des membres du Congrès et la mobilisation populaire, particulièrement pour le fédéralisme, pourraient encore réussir à créer suffisamment de remous politiques pour maintenir la question à l’ordre du jour dans les médias et dans la conscience nationale au cours des prochaines semaines.

Pour le moment, l’attention du public sera tournée vers la procédure de destitution en cours. L’opposition ainsi que toute une série de mouvements politiques consacreront donc leur énergie non pas tant à réviser la Charte, mais à tenir la présidente responsable de tout.

Une réponse constitutionnelle à la sécession

La Constitution des Philippines a été révisée pour la dernière en fois en 1986, à la suite d’importantes pressions de la rue menées par Cory Aquino et du renversement du gouvernement de Ferdinand Marcos qui s’ensuivit.

Le conflit de Mindanao a généré de nouvelles revendications pour une révision de la Charte. Un certain nombre de sénateurs ont en effet proposé l’adoption d’un système de gouvernement fédéral comme option constitutionnelle pour résoudre ce conflit. Je considère que cette question mérite d’être pleinement débattue.

Il est particulièrement intéressant de relever que ce projet d’adoption du fédéralisme semble suivre la tendance historique d’évolution vers une plus grande autonomie des gouvernements locaux. En ce qui a trait à l’autonomie locale, la Charte de 1935 ne prévoyait que de limiter l’autorité exécutive à la « surveillance générale » des gouvernements locaux, privant de ce fait l’exécutif d’un plus fort pouvoir de « contrôle ». De plus, la Constitution de 1973 compte le principe suivant parmi ses principesfondamentaux : « L’État garantira et favorisera l’autonomie des autorités gouvernementales locales, particulièrement le barrio (village), afin d’assurer pleinement leur développement en tant que communautés indépendantes. » Mais ce n’est pas tout.

Abe N. Margallo est un avocat et un professeur philippin. Le présent article est un extrait de son livre Build or Perish (Editions UST, 2005).

PAR ABE N. MARGALLO

La Constitution de 1973 consacra tout un article (article XI) aux gouvernements locaux et promulgua l’établissement d’un code d’administration locale. De même, la Constitution actuellement en vigueur donne plus d’ampleur aux dispositions de 1973 dans un article additionnel consacré aux gouvernements locaux, ainsi qu’en créant « la région autonome musulmane de Mindanao et la région autonome de la Cordillera, deux régions composées de provinces, de villes, de municipalités et de secteurs géographiques qui ont en commun des structures économiques et sociales ainsi qu’un héritage historique et culturel distinct. » Cependant, conformément au modèle de gouvernement « unitaire », la Constitution actuelle prescrit que « toutes les compétences, fonctions et responsabilités non conférées aux régions autonomes par la Constitution ou par la loi soient dévolues au gouvernement national. »

Selon certains modèles de gouvernement fédéral, tel celui desÉtats-Unis, les compétences qui ne sont pas conférées au gouvernement national par la Constitution sont considéréescomme réservées aux États. L’un des principes fondamentaux du fédéralisme qui pourrait avoir un effet pacificateur sur le mouvement sécessionniste à Mindanao est de toute évidence le concept de souveraineté partagée ou double.

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005 www.forumfed.org