L’hon. José de Venecia fils est président de la Chambre des représentants de la République des Philippines, ainsi que président du parti Lakas CMD et représentant du 4e district de Pangasinan. Cet article est tiré du discours qu’il a prononcé lors de la Conférence internationale sur le fédéralisme qui s’est tenue à Bruxelles, en Belgique, en mars 2005.

Nous songeons présentement à effectuer des changements constitutionnels aux Philippines — à passer d’un système présidentiel à un système parlementaire monocaméral, et d’un système unitaire à un système fédéral.

Bien entendu, nous ne voulons pas effectuer des changements si fondamentaux sans en avoir auparavant examiné toutes les conséquences possibles pour notre société. Je suis donc venu à la Conférence internationale sur le fédéralisme de Bruxelles, non tant pour débattre d’idées que pour apprendre de votre sagesse collective et de vos expériences cumulées en tant que dirigeants de fédérations bien établies.

L’archipel des Philippines comprend 7 000 îles situées au large de l’Asie orientale, entre la Chine et l’Indonésie. Nous sommes présentement environ 85 millions d’habitants et parlons quelque 160 langues et dialectes qui reflètent notre diversité ethnique, religieuse et culturelle.

Notre archipel est divisé en 79 provinces, 117 villes, 1 501 municipalités et plus de 41 900 villages.

L’administration de l’État unitaire philippin peut être très complexe. En effet, les institutions publiques sont administrées à deux niveaux : par le président, les deux chambres du Congrès et une magistrature indépendante au niveau national ; et par les gouverneurs, les maires des villes et les chefs des villages et leurs comités et conseils législatifs au niveau local.

Susciter un sentiment d’appartenance nationale à partir de la diversité

Compte tenu de notre géographie et de notre histoire, susciter un sentiment d’appartenance nationale aux Philippines n’est pas chose aisée. Des empires ont vu le jour dans les larges et fertiles deltas de la partie continentale de l’Asie du Sud-Est et de Java au cours de la période classique de l’Asie. Toutefois, dans notre archipel, les petits réseaux fluviaux et les étroites zones côtières ont fait en sorte que seules des principautés décentralisées, gouvernées par des chefs de clan aux pouvoirs relativement égaux, soient établies.

Plusieurs de ces autocraties à petite échelle ont survécu à 374 ans de colonialisme. Elles constituent toujours les fondements — et la force motrice — de nos partis politiques. En poursuivant leurs propres intérêts, ces sous-groupes locaux opposent une résistance aux tentatives de centralisation du gouvernement national de Manille.

Le fédéralisme pour empêcher le séparatisme

Au cours des vingt dernières années, les frustrations et les doléances locales contre une Manille « impériale » — autant à cause de ses efforts pour s’immiscer dans la gestion des affaires locales que parce qu’elle a négligé les régions — ont provoqué des rébellions séparatistes.

Ces rébellions ont déjà contraint Manille à accepter la création de deux régions autonomes — une pour les peuples autochtones des montagnes de Luzon du Nord et une autre pour les communautés islamiques de l’archipel Sulu et de Mindanao central, dans le sud. La création de la première région autonome a cependant été rejetée par plébiscite.

Bien entendu, certains d’entre nous craignent que le fédéralisme ne fasse qu’envenimer les tendances séparatistes jusqu’à ce qu’elles déchirent notre pays. Je crois, au contraire, que le fédéralisme pourrait empêcher le séparatisme, car ce système permettrait de protéger l’identité de nos diverses communautés et leur donnerait le pouvoir de prendre leur avenir en main.

Au cours des séries de négociations officieuses avec les chefs des guérillas islamiques séparatistes auxquelles j’ai participé, ceux-ci m’ont assuré, et ce, plus d’une fois, que le fédéralisme satisferaità leurs demandes pour un État qui leur soit propre — un État où ils pourraient instaurer certains aspects de la loi du Coran.

Pourquoi l’autonomie limitée n’a-t-elle pas fonctionné ?

En 1989, notre Congrès établissait un code d’administration locale, lequel transférait plusieurs activités auparavant réservées aux ministères gouvernementaux — particulièrement dans les domaines de l’agriculture, de l’éducation et de la santé — aux autorités gouvernementales locales. Cette autonomie, même si limitée, a permis l’émergence, dans certaines villes et provinces, de leaders qualifiés, confiants et indépendants. Cependant, puisque Manille continue de contrôler les cordons de la bourse, cette autonomie n’a fait que priver de fonds les activités qui avaient été transférées des ministères gouvernementaux.

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005

Le contrôle exercé par Manille sur les finances publiques a créé une culture de dépendance dans nos autorités gouvernementales locales et c’est là un problème qui, à mon avis, ne pourra être enrayé que par le fédéralisme.

Comment le fédéralisme fonctionnerait-il aux Philippines ?

Le fédéralisme des Philippines serait un fédéralisme « de collaboration » — un système qui a échoué lamentablement en Yougoslavie, mais qui fonctionne si bien ici en Belgique. Afin quel’union de nos différentes communautés soit efficace, l’État unitaire céderait certaines de ses compétences aux autorités gouvernementales locales. La proposition-cadre la plus détaillée propose la division du pays en 14 régions administratives (pour la planification économique et les activités d’information publique du Cabinet), lesquelles seraient consolidées en 10«proto-États » au cours d’une période de transition de 10 ans.

Chacun de ces « proto-États » deviendrait, autant que possible, des entités autonomes sur le plan social et sur le plan économique. Chacun serait doté de sa propre charte, de sa propre capitale et d’assez de compétences en matière d’imposition, de revenus et d’emprunts pour que la décentralisation prenne tout son sens.

À quoi ressemblerait une fédération des Philippines ?

Peu de gens considèrent que le fédéralisme fonctionnera parfaitement dans notre pays.

Parmi la multitude de problèmes pratiques que j’entrevois, deux seront vraiment difficiles à résoudre.

Le premier est que des citoyens dont la langue maternelle n’estpas la même se partageront le même « proto-État ». Nous avons tant de groupes ethniques et linguistiques qu’il serait impossible de donner à chacun d’entre eux toute l’autonomie politique qu’il désirerait.

L’autre problème fondamental est que le développement est extrêmement inégal entre les régions des Philippines. En 2000, par exemple, les revenus individuels dans nos régions administratives les plus riches étaient presque cinq fois plus élevés que dans les régions les plus pauvres. Un gouvernement central philippin aura donc certainement beaucoup de difficulté à assurer une répartition juste du bien commun à l’intérieur de ses unités constituantes et entre celles-ci.

Un autre problème lié au développement inégal est la pauvreté. Il s’agit là d’un problème encore important aux Philippines et qui constitue un frein au développement de la culture civique nécessaire au progrès de la démocratie représentative.

La culture civique est d’ailleurs une condition préalable à la miseen place d’un État fédéral, car les citoyens se retrouveront alors avec des obligations politiques non plus à l’égard d’une seule, mais bien de deux, autorités gouvernementales.

Je continue à croire que seul le fédéralisme nous permettra de développer un sentiment d’appartenance fort tout en conservant notre identité culturelle. Seul le fédéralisme donnera une voix aux intérêts locaux — une voix que les représentants centraux devront écouter. Seul le fédéralisme permettra à nos communautés locales de décider par elles-mêmes du fonctionnement de leur société : de ses objectifs et des intérêts qui y seront privilégiés. Seul le fédéralisme permettra des économies d’échelle en regroupant des petites provinces, villes et cantons.

Dans la pratique, le fédéralisme donnera plus de contrôle aux populations locales — non seulement sur leurs propres ressources, mais aussi sur leurs moyens de subsistance, leurs services de police et l’éducation de leurs enfants.

En un mot, le fédéralisme assure que le gouvernement central devienne le partenaire, et non le seigneur et maître, des autorités gouvernementales locales. De plus, un des effets secondaires non négligeables du fédéralisme est qu’il encourage la compétitivité entre les autorités gouvernementales locales.

Nous félicitons les États-Unis, le Canada, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, la Malaisie et tous les autres pays fédéraux qui constituent des modèles de fédération.

Une « fédération des nations » est-asiatique

Une fédération philippine préparerait également le pays à participer à la « fédération des nations » que deviendraprobablement l’Asie de l’Est lorsque les 10 États de l’Asie du Sud-Est, déjà regroupés dans l’ANASE (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), se joindront à la Chine, au Japon et à la Corée pour former une « union économique est-asiatique ».

La phase initiale de cette formidable union — une zone de libreéchange entre les 10 membres de l’ANASE et la Chine — a été enclenchée l’an dernier et devrait être complétée en 2010. Cette communauté est-asiatique nous permettra de renforcer notre compétitivité globale en développant notre marché intérieur et en maximisant nos économies d’échelle, comme le fédéralisme « de collaboration » l’a fait pour l’Union européenne (UE).

Du côté politique — tout comme l’UE a irrévocablement intégré l’Allemagne dans la communauté européenne — la fédération est-asiatique intégrera et canalisera les énergies des dynamiques populations de la Chine, du Japon et de la Corée. De plus, une fédération est-asiatique constituerait le troisième pilier de l’interdépendance globale — les deux autres étant, bien entendu,l’UE et l’ALÉNA (Accord de libre-échange nord-américain) — ce qui ferait en sorte que le vingt et unième siècle soit pacifique et prospère.

Pas de solution miracle

Je ne m’attends pas à ce que le fédéralisme soit la solution miracle aux complexes problèmes de gouvernance et de développement économique des Philippines. Je crois cependant que ce système nous aidera à résoudre ces problèmes plus efficacement et d’une manière qu’appuieront les populations locales, car celles-ci pourront prendre part au processus décisionnel. Je suis également optimiste face à notre avenir en tant que fédération parce que le peuple des Philippines est un peuple qui s’est toujours adapté, un peuple pour lequel le changement fait partie de la vie nationale.

Je considère que le fédéralisme est la voie de l’avenir. Les peuples nouvellement indépendants s’efforcent en effet toujoursde conserver leur autonomie face aux exigences des États modernes, ainsi que leur unicité face à l’influence homogénéisatrice de la culture populaire internationale disséminée par les nouvelles technologies de communication.

Il y a deux cent cinquante ans, le philosophe politique français Montesquieu, posa la question suivante : « Quelle forme de gouvernement donnera aux peuples le plus de libertés personnelles ? » Dans le système global qui se développe sous nos yeux, il se peut que ce soit dans les fédérations et leurs entités fédérées — qu’un président américain avait nommé « les laboratoires de la démocratie » — que cette vieille question trouve une réponse durable.

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005 www.forumfed.org